Parmi les choses importantes dont on ne parlait jamais lors du déjeuner dominical chez les Willimons, il y avait le sujet embarrassant de mon père.

« Que dois-je dire quand on me demande “où est ton père ?” » demandais-je.

La réponse la plus détaillée de ma mère fut : « Dis simplement que ton père n’habite plus ici. » Soulagement : il y eut au moins un temps où j’avais un père. J’essayais d’extraire de ma mémoire des lambeaux de souvenirs. Je me vis grimpant sur les genoux d’un homme et le regardant remplir sa pipe de tabac. Il y avait aussi le picotement des favoris. Et une chose encore : j’étais dans l’épicerie Skelton avec un homme à la pipe. Il prenait un coca frais du réfrigérateur et me le tendait. Voyant cela, quelqu’un dans le magasin avait demandé : « Un “Coakercoler” pour ton petit fils, hein, Bob ? »

Et l’homme qui m’avait donné la boisson de répondre : « Va au diable. C’est mon fils ! »

En dehors de ça, rien.

Il y avait un humidificateur à tabac avec des pipes sur les étagères de la pièce de séjour. « C’était à papa ? » demandais-je.
« Oui » fut l’unique réponse. Et de sentir le pot couleur ambre fut ma seule confirmation tangible de paternité.

Un jour où j’étais seul, fouillant dans le bureau qu’il m’était interdit d’ouvrir, je trouvais une lettre du directeur de la prison d’Atlanta. « À qui de droit : la conduite en prison de Robert C. Willimon a été exemplaire. » Comment pourrais-je être à la hauteur de la réussite de papa en tant que prisonnier ?

En tant que représentant des élèves de l’école Hughes, je donnais un soir un discours à l’association des parents d’élèves. Après le discours, le rédacteur en chef du Greenville News s’approcha de moi et me dit : « Tu as le bagout des Willimon, aucun doute là-dessus. Qui est ton papa, Charles ou Gene ? »

Je sentis ma gorge se serrer : « Robert était mon père. »

« Sans blague ? Je n’avais aucune idée que Bob ait eu un fils aussi jeune que toi. »

Timothy Jones, Studio Curios.

Il se pencha vers moi et murmura, « Bob pouvait convaincre un prédicateur de se détourner des dix commandements. Ce salaud m’a convaincu de lui prêter dix mille dollars. Envolé. Il n’a jamais remboursé un centime. » Encore une profession, banquier, dont la porte me serait close pour toujours.

« Mais je vais te dire une chose, continua-t-il. Si ton père entrait par cette porte et me disait “Bill, donne-moi dix mille dollars : j’ai une super idée qui va te rendre riche”, je sortirais mon chéquier en un éclair. Dieu tout puissant, quel talent avec les mots avait cet homme ! »

J'entendis la voix du Seigneur, 'entendis la voix du Seigneur, disant : “Qui enverrai-je, et qui marchera pour nous ?” Je répondis : “Me voici, envoie-moi”. Il dit alors : “Va, et dis à ce peuple…” (Is 6:8–9) ».

Les méthodistes révèrent ce passage. Le chant « Me voici, Seigneur », écrit par le jésuite Dan Shutte en 1981 et qui est devenu une sorte d’hymne national des méthodistes, en est tiré. Rares sont les méthodistes qui parviennent à plus de deux strophes dans cet hymne sans se porter volontaires pour aller évangéliser les Zulus ou du moins sans verser quelques grosses larmes. Le refrain va ainsi : « Me voici, Seigneur, est-ce moi Seigneur ? Je T’ai entendu appeler dans la nuit. J’irais Seigneur, si tu me conduis… Je… »

Remarquez la prévalence de la première personne, tandis que la vocation dégénère en volontariat. Pris dans cet air sirupeux, je me demande combien de chanteurs sont vraiment mis au défi par cette rencontre avec un Dieu qui appelle. Combien d’entre eux sont vraiment prêts à prendre le risque d’être sauvés d’une subjectivité trop développée ?

Jamais on n’a observé une telle liberté pour obtenir ce dont on a envie tout en n’ayant pas la moindre notion de ce qui constitue une vie digne d’être désirée.

La vocation – être appelé par Dieu –, est un terme qu’on n’utilise guère plus. La puissance de la vocation, nous dit Hermann Hesse, c’est quand « l’âme est tirée de son sommeil…, et qu’à la place de rêves et pressentiments intérieurs », un appel vient du dehors et une relation externe « s’offre à nous et nous fait sa demande ». L’idée d’une vocation qui ne serait pas un choix personnel semble étrange tant nous avons été éduqués dans cette fiction que nos vies sont nos possessions exclusives à utiliser à notre guise.

« Qui suis-je ? » ou « Pourquoi suis-je ici ? » évoque à l’unisson le credo individualiste prévalent : je suis autogénéré, autonome, ma propriété personnelle, la somme des mes choix avisés et de mes actes héroïques pour me détacher de quiconque serait plus important que moi. Je ne m’incline devant aucune demande à laquelle je n’ai pas librement consenti. Je suis le capitaine de mon destin, maitre de mon âme, auteur de l’histoire qui est moi.

Les Chrétiens affirment cette conviction peu américaine que nos vies sont moins intéressantes que le Dieu qui nous assigne. Pour paraphraser Saint Thomas d’Aquin, nous sommes des êtres contingents. Nous sommes la lune, pas le soleil ; notre lumière est indirecte, reflétant la Lumière du Monde. Le Dieu qui a eu l’idée géniale d’insuffler la vie dans la glaise (Gn 2:7) prête le souffle, mais seulement pour la durée qu’Il veut.

Toutes sortes de mensonges nous cachent la vérité de notre contingence et dépendance. Le mythe de l’invention de soi garantit le marché qui nous donne cinquante différentes sortes de pizzas, quatre cents chaines de télévision et nomme « liberté » le désert qui en résulte. Jamais on n’a observé une telle liberté pour obtenir ce dont on a envie tout en n’ayant pas la moindre notion de ce qui constitue une vie digne d’être désirée. De ce fait, nombreux sont ceux qui sont incapables de choisir d’eux même une vie de qualité.

Saint Augustin prétend que nos prétentions de liberté humaine prométhéenne ne sont que le bruit de nos chaines, un échec à véritablement reconnaitre nos maitres. Dans ce supermarché du désir, sans fin, notre destin est de consommer sans n'être jamais vraiment satisfaits. Je me convaincs d’être libre de maitres imposés de l’extérieur tout en échouant à reconnaitre ma servitude au plus impérieux des seigneurs : moi-même.

La modernité nous impose d’écrire une histoire qui définisse ce que nous sommes, en choisissant en héros parmi un grand nombre de déterminants. Les Chrétiens en revanche, croient que ce qui nous définit fondamentalement est la plupart du temps accidentel, venant de l’extérieur. La question n’est pas « Qu’est-ce que je veux faire de moi-même ? » mais plutôt « Quel Dieu est ce que j’adore et en quoi les volontés de ce Dieu trouvent-elles leur accomplissement en moi ? »

Et maintenant, j’en viens à ma découverte du Dieu qui m’a découvert. Mon voyage de deuxième année en Europe (imaginé comme trois mois de constante bacchanale) fut réquisitionné par Dieu et devint une comédie de vocation. Durant l’été de 1966, une VW coccinelle bleue (achetée à l’usine construite par les nazis à Wolfsburg) nous déposa à Amsterdam. Au Rijksmuseum, tandis que mes camarades exploraient la ville qui n’a point connu le péché, je vins en tête à tête avec des tableaux dont je n’avais jusqu’alors eu connaissance que dans les clichés du cours « Art History 101 » de Constance Armitage. Je musais devant un autoportrait de Rembrandt, mélancolique et si véridique que je dus détourner les yeux. À ma droite, un homme plus âgé étudiait attentivement un Van Ruisdael. Son apparence m’était familière, mais qui aurais-je bien pu connaitre si loin de chez moi ?

Dr Marney ! Avec une barbe grise d’une semaine, mais c’était bien lui – Carlyle Marney. Il y a de cela six mois, Marney (car c’est ainsi qu’il préférait être appelé) était venu au Collège de Wofford pour la « Religious Emphasis Week », cette semaine dans l’année où la religion prenait le pas sur le reste. Il avait parlé d’une voix grave qui semblait à l’oreille être celle de Dieu si Yahvé avait été un Baptiste du Tennessee. Il jurait, même durant les sermons, et faisait des remarques scandaleuses dans le but de ravir un public de jeunes comme moi. Je n’avais rien retenu du contenu de ses sermons, sauf quelque chose sur son cheval au pré, tournant la tête vers Marney quand celui-ci sifflait. Métaphore insondable de Dieu ?

Je m’approchais en hésitant. « Dr Marney ? »

« Qui diable es-tu ? » répondit-il en me regardant de haut en bas.

Je venais de me réveiller pour un examen que je n’avais pas préparé.

« Oh, juste un étudiant de Wofford où vous avez pris la parole le printemps dernier. »

Marney m’évalua sans bouger.

« Vous êtes en Europe pour des prêches ? » demandais-je.

« Je suis ici pour retrouver le Juif, dit-il, frappant ma poitrine de son index. Huit synagogues en cinq jours. Fourrant mon nez propre de Chrétien dans les cendres des circoncis. »

Il y eut une pause embarrassante.

« Et toi ? Pourquoi es-tu ici ? » demanda-t-il.

« Moi ? Je me balade avec quelques gars à travers l’Europe tout en cherchant des filles, juste histoire de passer du bon temps. »

« Tu me prends pour un imbécile, garçon ? J’ai été prédicateur suffisamment longtemps pour savoir quand quelqu’un ment. »

« Dans ce cas je dirais que je ne sais pas pourquoi je suis ici, » bégayais-je.

« Bien ! Peut-être qu’on peut faire quelque chose. Unamuno dit que savoir que l’on ne sait rien est le début du savoir. Je peux t’aider ? »

Il me prit par le bras. « Ces Hollandais m’ont révélé plus de vérité que je ne puis en absorber en une après-midi. Seigneur, j’ai besoin d’un verre. Et toi ? »

Il me mena dans l’escalier jusqu’à la porte principale, m’entraina dehors dans le premier bar que nous trouvâmes.

Il interpella le serveur à travers la pièce sombre et enfumée : « Vous avez du Bourbon ? Pas la peine que ce soit du bon. Ce garçon n’y connait rien et je ne m’attends pas à un bon moût aussi loin de chez moi. Deux. Pur. »

Tout en regardant Marney jouer avec sa pipe, je sentis une excitation monter en moi, comme par le fait d’être enfin emmené dans un endroit dangereux.

« Maintenant que tu as pris un peu d’alcool, dit-il après la première gorgée, es-tu prêt à causer ? Pas de carabistouilles. Qui t’a amené ici ? Quelle est la raison que tu ne veux pas avouer ? »

Marney se mit à tasser dans sa pipe un tabac au parfum doux.

« Heu, je croyais juste être ici pour découvrir l’Europe. Ma première fois, tout ça, tout ça... J’aime vraiment l’histoire de l’art… »

« C’est toi qui as commencé, en faisant irruption alors que je me confrontais avec Abraham », grommela Marney sur un ton accusateur. Puis il se cala dans sa chaise et ferma les yeux comme s’il n’avait rien entendu d’intéressant.

« Quand vous avez prêché à Wofford, je me suis dit, ou alors j’ai fini par admettre que j’avais déjà envisagé, peut-être, de faire une demande de bourse à la fondation Rockefeller pour une année d’essai au séminaire, mais… »

Marney eut un sourire comme s’il avait fini par me comprendre. « Garçon, la vie est plus un dialogue qu’un monologue. » Je venais de me réveiller pour un examen que je n’avais pas préparé.

« C’est juste que c’est vraiment dérangeant cette pensée du séminaire. Ça semble un peu fou », dis-je nerveusement.

« Pourquoi fou ? » demanda Marney, mimant l’indifférence en regardant dans le vague à travers le bar tout en tirant sur sa pipe.

Je commençais un récit sans fil. « J’ai grandi sans père, vous voyez. Mon père nous a quittés quand… »

Marney secoua la tête. « Non. Ton père peut disparaitre, mourir, te renier, mais on a tous un père d’une façon ou d’une autre. Je parie que tu as cherché et que tu en as trouvé un, n’est-ce pas ? De plus, comment diable ne pas avoir de père peut-il expliquer ce que tu fais ici ? Dieu est pour les vivants, pas les morts. »

Timothy Jones, The Quiet Muse, detail

J’étais reconnaissant qu’il y ait une table entre nous. Je dis : « Vous voyez, je lis Freud depuis le collège et je me suis dit “peut-être que ma fixation sur Dieu est juste une façon de compenser l’absence de père durant mon enfance.” C’est peut-être l’assouvissement d’un désir inconscient. »

« Sans doute », répondit Marney avec un sourire narquois.

« Alors, que je pense à Dieu, c’est pas juste une réaction psychologique au fait que mon papa soit allé en prison et tout le reste ? »

« Écoute garçon, dit Marney, laissant de côté sa pipe et se penchant vers moi par-dessus la table comme s’il allait l’empoigner, agacé de devoir expliquer quelque chose d’évident. Dieu va utiliser toute poignée ou manche dont il puisse se saisir ».

Le silence me parut long. Puis je demandais : « Mais, comment faire la distinction entre ce qui est Dieu et ce qui est mon propre contexte familial dysfonctionnel ? »

Dans un épais nuage de fumée, Marney dit : « Mon garçon, Dieu peut se servir de tout contexte perturbé, papa tordu, mère manipulatrice. Lis les écritures, pour l’amour du ciel ! Je te le jure, je n’ai jamais connu un prédicateur de valeur qui n’ait pas eu un problème de mauvais papa ou maman. Dieu peut travailler avec l’un ou l’autre. Estime-toi heureux de n’avoir qu’une seule perte dont Dieu puisse tirer parti. »

« Ouais. Je suis quasi certain que Dieu a quelque chose avec ton nom écrit dessus. Pas la première fois que j’ai entendu ce genre d’histoire. Tu n’as rien de spécial. »

« Y’a les empreintes de Dieu partout là-dessus. T’as le temps d’en prendre un autre avec moi ? » dit-il, en montrant son verre vide.

« Mon ami, cria-t-il au serveur, pour cette tournée, ne gâche pas le bourbon avec de la glace. Mon protégé l’aime sec. Garçon, encore du bourbon ! »

Peu avant l’aube, alors que je m’agitais sur le matelas sale de cette cellule monastique infestée de puces, à huit dollars la nuit pour trois, accompagné par le bruit d’un étudiant vomissant dans les toilettes communes du palier, je dis les mots que Paul avait sûrement prononcés en prière quand Dieu l’avait rendu aveugle : pourquoi moi ? Pourquoi pas quelqu’un d’autre ? Quelle sorte de Dieu appellerait quelqu’un tel que moi ? Mais je n’ai pas envie d’être prédicateur Méthodiste.

Cette nuit à Amsterdam fut la naissance d’une vie imprévue qui ne m’appartient pas, humiliante d’origine, mais au final heureuse, appelée, responsable devant quelqu’un d’autre que moi-même, ayant à répondre à une demande provenant de l’extérieur. Comme le disait Kurt Vonnegut : « Accroche toi ; on va peut-être atterrir très loin d’ici. »

« Un jour durant le lycée, je demandais à une tante de violer le secret familial et de « me parler de papa ». Voici ce qu’elle me raconta : quand mon frère et ma sœur ainés étaient petits, mon père escroqua ou peut-être vola une banque, à moins que ce n’ait été les deux ; difficile de se souvenir précisément. À l’époque, Papa avait la réputation d’avoir plus d’impayés et de droits de rétention contre lui que n’importe qui d’autre dans l’histoire de Greenville. Son entreprise de construction routière, la « Greenville Pickens Speedway » avait fait faillite et une douzaine d’idées géniales avec. Il avait été envoyé au pénitencier fédéral à Atlanta, ou peut-être celui d’Indiana, à un moment ou à un autre. C’est difficile de se souvenir avec exactitude.

Durant toutes ces tribulations, ma mère le soutint, attendant son retour. Papa fut libéré et revint dans au bercail des Willimon. Neuf mois plus tard, et bien que mon père et ma mère aient passé la quarantaine, je suis né. Malheureusement, les ennuis liés à mon père recommencèrent. Une énième condamnation fut la goute d’eau faisant déborder le vase. Un dimanche, la famille se réunit en conseil et décida qu’il serait dans l’intérêt de tous que mon père s’en aille.

Qu’il s’en aille ?

Maman fut consultée et acquiesça, après qu’on lui ait dit que la famille subviendrait à mes besoins et ceux de la fratrie (tous deux plus âgés de dix ans au moins). Papa fut exclu du testament et mon frère Bud, ma sœur Harriet et moi reçûmes le legs de trois-cents acres qui aurait du revenir à mon père. La seule condition exigée par ma mère fut que personne ne parle jamais de mon père car « ce petit garçon ne devrait pas avoir à grandir avec ce fardeau ».

La promesse et la condition furent fut respectée par tous.

Timothy Jones, Wood Box, detail

Tout cela est absurde bien sûr, du Southern Gothic Faulknerien sombre et sublime, digne de Carson McCullers, Toni Morrison, ou même Eudora Welty. Mais on faisait les choses différemment dans ce temps-là. La fiction de dignité familiale devait à tout prix être maintenue. Les adultes, après avoir fait un désastre de tant de choses, se vantaient de leur capacité à ne pas mentionner quelques faits jugés trop déplaisants pour être portés par un enfant. Leur obscurcissement produisit un grand vide dans mon Eden.

J’avais vingt-deux ans, quand, lors d’une fête de famille, un mariage à Raleigh, ma tante Alice entra dans la chambre du motel où nous étions réunis et me demanda : « Voudrais-tu rencontrer ton père ? »

« Je suppose que oui. »

Conduit dans une pièce attenante, je fus accueilli par un homme âgé, fumant une pipe.
Nous nous serrâmes la main. Tout ce que je voyais devant mes yeux était un parent âgé pour qui je n’avais pas plus de sentiment qu’un lointain cousin.

Quel soulagement de savoir que Dieu aime créer ; l’homme ne peut s’inventer lui-même à partir de rien.

« J’ai appris que tu avais bien réussi, dit-il avec une lueur de malice dans les yeux. J’ai appris que tu savais comment gagner un dollar. » J’ai appris que tu étais doué pour départir les gens de leur argent ! Fils, tu me rends fier.

Dans ma première église à Clinton en Caroline du Sud, je fis une visite pastorale à Mademoiselle Agnès, qui avait partagé une chambre avec ma mère au Winthrop College. « Willie, c’est comme si tu étais né hier ! dit-elle après avoir servi un thé glacé. Je me souviens de mes visites à Ruby quand elle était enceinte de toi. Ça a été une année terrible. Cela lui était indifférent de vivre ou mourir. Ses cheveux sont devenus tout blancs durant ces neuf mois. »

La période de ma naissance une « année terrible » ?

« Tu ne peux pas lui demander d’avoir été heureuse de cette grossesse ! Une femme de quarante ans qui a un bébé à l’improviste…, dit-elle avec un petit rire condescendant en m’offrant un cookie. Mais j’ai appris que tu l’avais rendue heureuse. C’est bien. »

C’est dit : me voilà, moi, un accident, le premier fruit après la prison. C’est pour cela que je suis mal à l’aise avec le terme de « planning familial ». Dieu merci, on n’avait pas recours librement à l’avortement en 1946. Dieu soit loué pour les histoires bibliques de grossesses embarrassantes, de Sarah et Hagar jusqu’à Marie.

Si j’avais pu accumuler assez de ressentiment contre mon père, ou la famille qui l’a rejeté, ou leur vaste conspiration du silence, j’aurais pu tester mon obéissance au commandement de Jésus de pardonner à nos ennemis. Je pourrais être la victime courageuse qui serre le poing et surmonte tout. Mais l’attachement trop ténu à mon père inconnu produisit trop peu d’antipathie dont je dusse triompher. Je crois vraiment que mon père a amélioré mon interprétation de la bible. Saint Paul a fait de la prison ainsi que notre Seigneur.

Vous pouvez apprendre le grec ancien, mais si votre père n’a pas été en taule, dis-je aux séminaristes avec un soupçon de vantardise, de grands passages du Nouveau Testament vous seront incompréhensibles.

« C’est Dieu qui nous a fait, et non pas nous » (Ps 100:3). Encore un verset qui donne des points au catéchisme.

Quel soulagement de savoir que Dieu aime créer ; l’homme ne peut s’inventer lui-même à partir de rien. Le fait que nous ne soyons pas autocréés implique que nous appartenons à Dieu, pour être appelés comme il le désire. Dans son livre Being Church (2012, Être l’Église) John Alexander nous rappelle que l’appel ou la vocation font référence dans le Nouveau Testament au fait d’être disciple plutôt qu’à une occupation. Nous pouvons être appelés à la « vie éternelle » (1 Tm 6:12) ou dans une fraternité avec le Christ (1 Co 1:9) ou des ténèbres à la lumière (1 P 2:9) dans une juste relation avec Dieu (Rm 8:30), mais pas à une carrière. Paul fabriquait des tentes (Ac 18:3) mais à aucun moment Paul n’a été « appelé » à fabriquer des tentes. La fabrication des tentes mettait du pain dans les assiettes, une justification suffisante pour que Paul y fasse de son mieux.

Les humains se font des carrières ; la vocation, c’est ce que Dieu fait.

Timothy Jones, Tradition, detail

Le « mythologiste » Joseph Campbell définit de façon célèbre la vocation comme étant de « suivre sa félicité absolue. » Le théologien Frederick Buechner dit de la même manière que la vocation est « l’endroit où votre joie profonde et la faim profonde du monde se rencontrent. » Mais la félicité est rendue suspecte par Jésus Christ – qui est venu jeter un feu sur la terre (Lc 12:49), dressant le père contre son fils (Lc 12:53), apportant non la paix, mais le glaive (Mt 10:34). Jésus appelle et c’est pour une vocation incendiaire en mission qui, parfois, détruit la félicité. Demandez à Paul.

« J’aime travailler avec les gens, c’est pourquoi… » ou « J’ai beaucoup de facilité d’expression à l’écrit comme à l’oral, alors naturellement … » Ce n’est pas là le chemin d’une vocation. Quid de soigner les malades ? Non ? Ça n’est pas attractif ? Et travailler dans la publicité ?

La vocation n’est pas suscitée par votre paquetage de besoins et de désirs. La vocation c’est ce que Dieu veut de vous et au moyen duquel votre vie est transformée en une conséquence de la rédemption divine du monde. Pas la peine de chercher plus loin que les disciples de Jésus – des péquenots moroses remarquablement médiocres, dépourvus de talent –, pour voir que ce talent inné ou ce désir ardent a moins à voir avec la vocation qu’avec la manière dont Dieu rachète des vies en leur assignant quelque chose à faire, pour Lui.

Sans le Christ qui nous appelle, il y a juste la gentille petite voix à l’intérieur. Mais qui donc, écoutant sa propre subjectivité, va risquer quelque chose de fou et coûteux comme ce qui est systématiquement demandé par Dieu ?

« Marie, comment as-tu pu décider, juste en étant à l’écoute de ta vie, de tomber enceinte en dehors du mariage, d’avoir ton âme transpercée par une épée et d’enfanter le fils crucifié de Dieu ? »

Vous voyez un peu ce que je veux dire ?

La vocation n’est pas un penchant intérieur attendant d’être mis à jour en fouillant dans les tréfonds de notre ego. Comme Jésus le dit de façon concise, « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais moi je vous ai choisis, et je vous ai établis, afin que vous alliez, et que vous portiez du fruit » (Jn 15:16).

Ma question d’adolescent durant cette longue nuit à Amsterdam, « quelle sorte de Dieu choisirait quelqu’un comme moi ? », trouve sa réponse dans les écritures. Le Dieu qui a choisi Israël et l’église, choisit des gens comme moi.

La vocation n’est pas suscitée par votre paquetage de besoins et de désirs. La vocation c’est ce que Dieu veut de vous.

Nous pouvons tous, dans les plans de Dieu, être disciples d’une manière ou d’une autre. Chacun d’entre vous peut trouver une vocation – cette façon bien particulière qu’a Dieu de se servir de vous, créature de Dieu, pour participer au salut divin du monde. L’un des aspects de ma vie pastorale me donnant le plus de bonheur est de contempler toutes les façons dont Dieu appelle – que ce soit en écrivant des lettres aux prisonniers, en donnant du temps pour le conseil économique de l’église, en vidant les bassins des alités, en élevant des enfants aimables, en préparant une bonne table pour ceux qui ont faim, en étant un professeur d’école.

Le mercredi, lors d’un petit déjeuner en prière à Northside UMC (Dieu, et un friand à la saucisse à une heure impie), j’ai pieusement demandé à l’assemblée laïque de « prier pour Mary. Johnny a été arrêté la nuit dernière pour conduite en état d’ivresse. Je vais voir ce que je peux faire pour le faire sortir. Mary a bien du souci avec ce garçon. »

« Que savez-vous de l’alcoolisme ? » dit un des hommes, peu impressionné par mes services de pasteur.

« Où allez-vous trouver l’argent pour la caution ? demanda un autre. On vient avec vous. Retirez ça de votre liste de prières. On peut s’en occuper. »

Nous descendîmes tous les trois dans les entrailles de la prison. Nous découvrîmes un jeune garçon, effrayé, blotti en sanglots dans un coin de sa cellule.

« Mon garçon, depuis combien de temps est-ce que tu as un problème avec l’alcool ? » demanda l'un des hommes à travers les barreaux.

« Euh, je ne dirais pas que j’ai “un problème” », répondit Johnny.

« Laisse-moi reformuler. Depuis combien de temps est-ce que tu mens sur ton problème ? Mon garçon, j’ai payé cher pour apprendre pas mal de choses sur l’alcool. J’ai été accro depuis mon temps dans l’armée. Je peux te montrer comment t’en tirer. »

« On va te sortir d’ici », dit un autre, avocat de métier. « Et tu rentres à la maison avec moi. Nos enfants sont partis. Ta mère a assez à faire comme ça. J’aimerais bien avoir quelqu’un avec qui regarder Clemson football. »

Un Dieu vocationnel qui roule un peu des mécaniques.

C’était la nuit de Noël 1981. L’Église Méthodiste unifiée de Northside avait eu des années tumultueuses avant mon arrivée en tant que nouveau pasteur. Les choses allaient si mal que l’année précédente ils n’avaient trouvé ni les fonds ni l’enthousiasme pour une veillée de Noël. La congrégation démoralisée avait grandement besoin de retrouver de la confiance. Même si je devais à moi seul mouler les bougies, faire pousser des poinsettias et chanter « Sainte Nuit » en voix de tête, eh bien, j’en faisais le serment devant Dieu, mon premier Noël à Northside n’aurait rien à envier en émotion à une féérie illuminée à Yuletide.

Alors que je finalisais mon sermon pour la veillée, mon frère appela.

« Papa vient de mourir ».

Le père, à peine connu, avait choisi cette nuit – la nuit la plus importante dans ma nouvelle église –, pour faire sa sortie, définitive cette fois-ci. Comme nous conduisions vers l’église, je me sentis honteux de mon manque de réaction. J’essayais d’éprouver du chagrin dans cette tragédie, mais ma peine n’était pas plus grande que celle que j’aurais pu ressentir pour un lointain cousin. On se dépêcha d’entrer dans l’église. Je passais mon aube, j’en serrais le cordon, je donnais l’ordre d’allumer les cierges et rassemblais la chorale pour l’introït, « Ô peuple fidèles », alors que mon inclination aurait été pour « Dans le sombre milieu de l’hiver ».

C’est ça l’Église. L’Église nous oblige à nous engager et chanter même quand on n’est pas d’humeur à chanter, qu’on ne se sent pas fidèle et que « triomphants, joyeux » ne nous caractérise pas, mais alors pas du tout. L’Église vous appelle au culte divin sans attendre que vous ressentiez un véritable élan pour le culte. Et il arrive souvent qu’on ne se sente pas l’inclination d’être pasteur et qu’on soit néanmoins requis pour des fonctions pastorales. Il faut alors tenir son rôle. On peut être accablé de douleur, on peut être sens dessus dessous émotionnellement et théologiquement. Bien que vous soyez supposé être expert dans l’aide aux affligés, il se peut que vous ne sachiez pas afficher publiquement votre propre deuil. En tant que pasteur, vos problèmes personnels passent après le service des autres. Vous êtes le seul pasteur qu’ils aient et Noël n’arrive qu’une fois par an. Alors vous nouez le cordon autour de votre taille et priez : « Seigneur, toi qui m’a mis dans cette situation, donne-moi la détermination sans faille de traverser ce moment difficile. » Vous y allez et agissez comme leur pasteur même si vous n’en avez pas envie.

Alors vous nouez le cordon autour de votre taille et priez : « Seigneur, toi qui m’as mis dans cette situation, donne-moi la détermination sans faille de traverser ce moment difficile. »

Durant cette veillée de Noël, dans une Eglise de Northside attristée, et dans bien d’autres occasions et d’autres églises, j’ai travaillé l’art du refoulement pastoral au service de ma vocation. Je me suis relevé et j’ai joué le rôle du prédicateur. Ne m’accusez pas de déni ou de duperie – cette nuit-là j’étais presque reconnaissant d’avoir une motivation pour prier qui soit autre que moi-même, heureux que le baptême m’ait donné en église une famille plus déboussolée que la mienne, heureux qu’une vierge sur le point d’enfanter ait plus d’intérêt qu’un fils incapable de pleurer le deuil d’une paternité ratée.

Je n’étais pas la victime malchanceuse d’une paternité mal réfléchie. J’avais le privilège d’avoir été appelé, contraint par ma vocation à garder la tête haute, à prendre une grande inspiration et faire mon devoir : proclamer les versets de la Bible laissant voir la lumière au bout du tunnel. Il n’y avait que moi pour pouvoir leur dire les paroles divines. Ils ne pouvaient se les dire à eux-mêmes. Quelqu’un doit annoncer la nouvelle, la bonne nouvelle pour tous ceux qui habitent le pays des ténèbres, que ce soit à l’Est d’Eden ou bien au Nord de Greenville. Même si nous avons « préféré les ténèbres à la lumière » (Jn 3:19), Dieu s’incarne malgré tout : « Et le verbe s’est fait chair et a habité parmi nous… »

Dans chacune de nos histoires, il y a du regret et des choses inachevées. Le monde, aussi bon soit-il, n’est jamais suffisant. Pas assez de temps, pas assez d’espace pour se racheter complètement ou réparer ses fautes totalement. Saint Thomas d’Aquin le dit : il y a une limitation que le Dieu Tout Puissant partage avec nous, êtres finis. Même Dieu ne peut pas faire que notre passé n’ait pas existé. On ne revient pas sur nos jours perdus, on ne répare pas quelque chose par la simple incantation d’un verset de la Bible, on ne rattrape pas un mot malheureux.

On ne peut pas. C’est dans ces moments-là que vous rendez grâce : le Verbe, le Logos éternel, s’est fait chair, notre chair et est venu habiter parmi nous. Dieu a refusé de n’être qu’Esprit. Le Verbe s’immisce par des paroles que nous ne pouvons nous dire à nous même, la Lumière brille dans nos ténèbres. Dieu a tant aimé le monde, le monde dans tout son déséquilibre et regret. Merveilleuse histoire, il n’y a que nous pour la chanter. Nous avançons malgré tout. Nous chantons. Fidèles…venez en ces lieux ! Accourez, les infidèles. Adorons-le quoi qu’il en soit.

Et prodige au-dessus de tous les prodiges, dans une petite église découragée dont nul n’a jamais entendu parler, à Greenville, en Caroline du Sud, sur une route appelée, ô ironie, Summit Drive (route du sommet), avec un prédicateur inepte émotionnellement et n’ayant même pas la décence de pleurer son défunt voleur de père, Dieu avec Nous, l’Alpha et l’Omega pénètrent notre finitude, s’incarnent dans nos histoires gâchées.

Une étrange naissance, un père absent, Dieu vient à ceux aux lèvres impures qui ne pouvaient venir à Dieu. Vas-y, Seigneur, vis dangereusement : Envoie-moi.


Traduit de l'anglais par Pierre Kehoe