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J'étais en chemin de fer, le jour de l'an 189_ c'était un jour terne et froid ; un de ces jours d'hiver où il semble que le ciel et la terre se confondent dans une grisaille mélancolique et désespérante. Le soleil paresseux s'était à peine levé, puis, jugeant que son intervention n'était pas utile à grand-chose, il s'apprêtait à se recoucher, sans que personne n'y prît garde, tant la différence entre le jour et la nuit était peu sensible.
Je voyageais seul, ce qui est toujours ennuyeux par un jour de fête. Pour comble de malheur, arrivé à la station de N.... où je devais changer de train, j'appris que la correspondance venait de partir : j'en avais pour deux heures à attendre le train suivant.
Deux heures dans une gare, où il n'y avait rien à voir, rien à faire ! Mettez-vous à ma place, gens heureux qui, en ce beau jour de l'an, mangez des bonbons autour du feu, et pour qui les heures passent, légères et rapides, dans les joies de la famille !
Comme je m'ennuyais ferme dans la salle d'attente des premières, malgré le feu clair qui brillait dans la cheminée et faisait son possible pour me réjouir, le chef de gare entra et vint s'asseoir près de moi. Je le regardai sa figure était avenante, pleine de bonne humeur « Étrange chef de gare, » pensai-je.
—Monsieur, me dit-il, le temps vous parait long sans doute à attendre le train ?
—Long ? C'est-à-dire qu'il est interminable ! Il n'y a qu'à moi, d'ailleurs, que ces choses arrivent : voyager un jour de l'an et manquer le train encore !
—Bah.... bah, vous n'en mourrez pas ! Et si vous voulez, puisque nous n'avons rien de mieux à faire, je vais vous raconter une histoire.
—Une histoire vraie ?
—Vraie, Je vous l'affirme, puisque c'est ici qu'elle s'est passée.
—Allez-y, dis-je joyeusement, tout en félicitant à part moi la Compagnie d'avoir à son service un chef de gare d'une espèce pareille.
II
—C'était, il y a deux ans, au jour de l'an. La Compagnie avait organisé, je ne sais plus pourquoi, un train de plaisir pour Z.... Le train était bondé quand il arriva ici. Cependant, nous avions des voyageurs à faire partir par ce train-là, et je donnai l'ordre aux employés de les caser n'importe où ; l'essentiel était qu'ils partissent et qu'il n'y eût pas de retard.
J'allais siffler pour le départ, lorsqu'un homme d'équipe arrive essoufflé :
—Monsieur, il y a un voyageur de première qui est presque fou : il veut absolument vous parler, et je crois que vous ferez bien d'aller y voir.
J'allai vers le compartiment indiqué. Le voyageur en question passait la tête par la portière et me regardait venir, rouge de colère :
—C'est une indignité, me cria-t-il. Je vais me plaindre à la Compagnie !
—Et de quoi donc ? lui demandai-je.
—De quoi ? j'ai payé pour voyager en première avec tous les conforts et les agréments de cette classe ; et vos employés font, par votre ordre, entrer dans mon compartiment quatre misérables gamines qui sont sales, ont des confitures plein les mains, et vont certainement faire le diable à quatre quand je serai seul avec elles. Je ne souffrirai pas cela, monsieur !
Je regardai les « quatre misérables gamines. » C'étaient des petites filles, dont l'aînée avait dix ans à peine, et la plus jeune deux ou trois. Par quelles circonstances ces enfants étaient-elles là et voyageaient-elles toutes seules ? Je n'eus pas le temps d'approfondir la question ; mais j'ouvris la portière, et prenant la plus petite par la main, je leur dis :
—Allons, mes enfants, venez, ne dérangeons pas ce monsieur plus longtemps. Je vais vous caser ailleurs.
Le vieux monsieur se rassit et nous le laissâmes. J'ouvris la portière d'un compartiment où se trouvaient une jeune femme et son mari.
—Seriez-vous fâchée, madame, demandai-je, si ces enfants voyageaient avec vous ? Je ne sais vraiment où les placer.
—Entrez, mes petites, dit la bonne dame avec empressement. Soyez tranquille, monsieur, nous les ferons descendre à destination, et nous veillerons sur elles.
Je la remerciai et me hâtai de donner mon coup de sifflet.
III
Au cours de ce même hiver, je vis entrer dans mon bureau un voyageur qui m'interpella brusquement :
—Ne me reconnaissez-vous pas, monsieur ? me demanda-t-il.
Je fis appel à tous mes souvenirs ; mais cette physionomie m'était absolument inconnue.
—Excusez-moi, monsieur, répondis-je ; je vois tant de gens ici chaque jour qu'il m'est difficile de me rappeler :
—Mais vous devez avoir gardé souvenir de moi, répéta-t-il avec insistance.
Je continuai à fouiller dans ma pauvre cervelle afin de découvrir lequel de mes bienfaiteurs ou de mes protecteurs je pourrais avoir devant les yeux.
—Hélas ! monsieur, je suis obligé de confesser que je n'ai pas l'honneur de vous reconnaître.
—Quoi ! ne vous rappelez-vous pas ce misérable voyageur de première classe qui vous a injurié parce qu'on lui avait donné quatre petits enfants pour compagnons de route ? Ah ! monsieur, si vous avez oublié, moi, je me souviens ! Comment ai-je pu être si brutal, si absurdement inhumain ? Nuit et jour, la vision de ces petits abandonnés me hante....
En parlant ainsi, mon interlocuteur, que j'avais enfin reconnu, paraissait profondément ému ; sa voix tremblait, ses yeux devenaient brillants.
—Je suis venu, monsieur le chef de gare, pour vous prier de m'aider à réparer ma sottise, ou plutôt ma méchanceté. Avez-vous eu des nouvelles de ces enfants ?
—Non, monsieur, répondis-je. Ils ont dû arriver sains et saufs à leur destination, car autrement je l'aurais su.
—Et savez-vous leur adresse ?
—Non, j'ignore absolument qui ils sont, et je ne me rappelle même pas l'endroit où ils allaient.
—Ah ! s'écria le voyageur, toujours plus ému, trop tard ! C'est toujours comme cela.... Monsieur le chef de gare, je vous demande pardon pour ma brutalité de l'autre hiver.
—Oh ! répondis-je, n'en parlons plus, ça va bien.
—Non, non, il faut que j'aie votre pardon. Donnez-moi votre main, là. Je me suis conduit indignement, voyez-vous, et je n'aurai de repos que lorsque j'aurai réparé ma faute. Mais je vois bien qu'il est trop tard !
IV
Juste à ce moment, un homme d'équipe entra dans mon bureau.
—Venez vite, monsieur ! une femme morte dans le train !
Nous nous empressâmes, le voyageur et moi. Dans un compartiment de troisième, une pauvre femme, toute blanche et raide, était étendue sur la banquette. Ses quatre petits enfants l'entouraient en pleurant :
—Maman est morte, maman est morte ! sanglotait l'aînée.
Mon voyageur se précipita dans le compartiment. Il prit le pouls de la mère :
—Grâce à Dieu, elle n'est pas morte, dit-il au bout d'un instant. C'est la fatigue, l'inanition.... Emportons-la, monsieur le chef.... Venez, mes enfants ! Dieu merci, voici une occasion de réparer ma faute !
Ce disant, il prenait la jeune femme par les épaules, tandis que je lui prenais les pieds.... Le fardeau n'était pas lourd.... Nous la portâmes dans la salle d'attente des premières, suivis des quatre petits.
—Tenez, vous, dit l'étranger à l'un de mes employés, voilà de l'argent, allez au buffet, apportez du café, du lait, des biscuits, du poulet, du bouillon.... de tout.... pour ces petits et pour leur mère ! Allez, dépêchez-vous ! ... Merci, mon Dieu! répétait-il tout bas de temps en temps. Je puis au moins réparer ma faute.
La pauvre femme ouvrit les yeux :
—Qu'est-ce qui est arrivé ? demanda-t-elle faiblement.
—Ça va bien, ça va bien, madame, ne vous dérangez pas ; dormez tranquille. Vos enfants sont là, tous contents.
En effet, les quatre petits dévoraient les bonnes choses qu'on leur avait apportées du buffet. Le vieux monsieur prit dans sa main maladroite une tasse pleine de lait et voulut l'approcher lui-même des lèvres de la pauvre femme ; il répétait sans cesse tout bas : « Merci, mon Dieu, merci ! »
Bientôt la mère fut réconfortée comme les enfants. Elle n'était pas malade, mais le froid l'avait saisie, et la faim aidant, elle s'était trouvée mal.
Le vieux monsieur, avec beaucoup de délicatesse, lui fit raconter son histoire. Elle était la femme d'un pauvre mineur qui était allé à M.... pour chercher du travail. Il en avait trouvé, et il avait envoyé de là-bas un mandat-poste à sa femme pour qu'elle vînt le rejoindre avec les enfants. Le mandat-poste avait juste suffi à payer les dettes criardes et les billets de chemin de fer : il lui était resté quelques sous pour acheter du pain qu'elle avait donné aux enfants avant de partir. Elle n'avait rien pris depuis la veille :
—Mais ce ne sera rien, dit-elle courageusement, je vais rejoindre Louis tout à l'heure, et nous serons heureux, puisque mon Louis a du travail !
Le voyageur ne dissimulait même plus ses larmes.
—Pauvre madame Louis, disait-il. Soyez tranquille, on prendra soin de vous. Je vais télégraphier à votre mari pour lui expliquer votre retard, et dans quelques heures vous l'aurez rejoint. Ayez bon courage, Dieu ne vous abandonnera pas !
C'était au tour de Mme Louis de remercier Dieu.
Enfin l'heure du départ arriva pour elle et ses enfants. Le voyageur la mit dans son compartiment ; il entassa des friandises sur les genoux des quatre petits, et tirant quelques pièces d'or de sa poche il les mit dans la main de la bonne femme.
—Prenez, prenez, madame, vous en aurez besoin, en arrivant là-bas. Un de ces jours, j'irai vous voir.
Et comme la pauvre femme se confondait en remerciements :
—Remerciez Dieu, madame Louis. Moi, je ne suis rien.... moins que rien....
Le train partit.
—Pour que mon histoire fût vraiment romanesque, ajouta le chef de gare, il faudrait que les quatre enfants fussent les mêmes dans les deux occasions. Il n'en est rien. Je n'ai jamais entendu parler des autres. Ceux-ci, avec leur mère, n'avaient rien de commun avec les premiers.
—Qu'est-ce que cela fait ? lui répondis-je. Votre histoire est très belle, je vous remercie de me l'avoir racontée. Grâce à vous, mes deux heures d'attente ont passé sans que je m'en aperçoive. Je vais écrire ce récit et je vous l'enverrai. Puisse-t-il produire dans les cœurs égoïstes un changement pareil à celui qui s'est produit chez votre vieux voyageur !
Ruben Saillens (1855-1942), chantre, auteur et pasteur protestant, est une des principales figures du protestantisme évangélique français.
AHOUANSE GUEGUE Isaac
Je vous félicite pour cette publication