Ce n’est pas un hasard si une discussion s’est élevée dans notre revue Die Wegwarte au sujet du compromis et de nos zones d’ombre, dont il faudrait bien s’accommoder puisqu’elles sont là, toujours et partout. La question fondamentale et vitale que pose cette discussion est celle du mal et de la mort. Cette question ne cesse de préoccuper toutes les personnes sérieuses. Le mal et la mort pèsent si lourd que le bien et la vie risquent en permanence de capituler devant eux. Dans le mouvement plus vaste avec lequel les lecteurs de la revue Die Wegwarte sont plus ou moins en relation, un certain relâchement de la volonté, une tendance à éviter les prises de positions tranchées que l’on trouve en particulier chez Heinrich Euler et ses amis gagnent de plus en plus de terrain.
Ce grand mouvement avait été galvanisé au départ par la venue de la lumière et avait pris position contre tout compromis avec les ténèbres qui règnent aujourd’hui. Une chose était claire : il ne doit pas y avoir de compromis avec le mal. Le terme de « compromis » vient du vocabulaire juridique et signifie un accord réciproque entre deux partis en conflit. Évidemment, dans le contexte du droit, le compromis est légitime, par exemple quand deux adversaires se disputant le même objet parviennent à un accord ; le tribunal d’arbitrage les met en demeure de trouver un compromis.
Mais dans la question qui nous intéresse, il s’agit de savoir si on peut remplacer cette définition de la justice du point de vue juridique par une justice meilleure, celle du Sermon sur la Montagne, celle du cœur disposé à tout donner. En cas de litige, celui qui a choisi le chemin de la vie et de l’amour est prêt à tout donner, à tout céder à son adversaire, au lieu de chercher un compromis. Il ne s’agit pas là d’exiger de nous de vains efforts, mais de nous assurer que dans de telles situations, nous aurons la force, les ressources, la joie et l’amour nécessaires.
Le message de la vie nouvelle, l’annonce du Royaume, ce que dit Jésus, tout cela peut se résumer ainsi : Ceux qui apportent la joie rejettent le meurtre. Ceux qui aiment, ne peuvent haïr quiconque. La vérité ne fait aucun compromis avec le mensonge. La pureté du cœur ne fait pas de concessions. Le Père de Jésus, qui donne tout, ne conclut pas d’entente avec Mamon, surtout pas dans l’âme de ceux qui lui appartiennent. La joie de vivre et l’amour pour tous ne tolèrent aucun compromis avec la mort, ne font pas de concession à l’indifférence ou à l’injustice et à la violence. Le choix de l’amour nous conduit vers tous les humains et toutes les choses, il renverse toutes les situations. Tel est le cœur de Jésus.
La vérité ne fait aucun compromis avec le mensonge.
Tout mouvement tirant son origine de Dieu et de la vie qu’il donne enseigne cette voie. Laisser mourir la force de ce mouvement, c’est quitter cette voie. Abandonner la lutte contre la mort, ne pas poursuivre le combat pour la vie et se livrer sans résistance à l’ombre de la mort, c’est se condamner à une mort définitive. Il s’agit ni plus ni moins de la mort naturelle qui guette tout mouvement. On passe à l’ennemi, on s’embourgeoise, on déserte le combat auquel Jésus nous a appelés.
Il est des signes qui montrent à quel point on s’est éloigné de la voie : vouloir vivre à la fois sur le fondement de la loi et de la grâce ; qualifier la volonté de vivre la non-violence ici et maintenant de d’illusion, d’utopie et de folie alors que Jésus a vécu ainsi ; penser devoir combattre l’intransigeance et croire par-là échapper au légalisme et à l’illuminisme ; dire oui sans réserve à la vie terrestre, se délecter, pour ainsi dire, de l’obscurité, du mal et de la méchanceté en s'efforçant de prouver qu’on ne s’en débarrassera jamais et qu'il importe peu, finalement que l’on fasse plus ou moins de compromis.
Max Dressler insiste sur le fait que l’essentiel de la vie nouvelle est que seule l’expérience de l’amour et du pardon des péchés peut apporter la guérison et que dans ce contexte, le légalisme n’a plus lieu d’être. On ne saurait trop insister là-dessus. Mais on est surpris de constater que la seule conséquence pratique possible - à savoir que celui à qui beaucoup a été pardonné, aime beaucoup - ne soit pas tirée de l’expérience de cet amour. Comment pouvons-nous aimer Dieu que nous ne voyons pas si nous n’aimons pas notre frère ou notre sœur que nous voyons ?
Oui, il existe une voie, celle de l’amour qui vient du pardon et dont la caractéristique essentielle est le pardon. Mais cette voie, c’est une vie de disciple qui ne fait pas de compromis avec le manque d’amour de notre génération. Cela ne signifie pas que celui ou celle qui a été saisi par l’amour ne fasse pas de compromis. Cela signifie plutôt que grâce à l’amour qui s’est emparé de lui, il ne peut choisir de faire des compromis. S’il lui arrive de faire le mal, c’est à cause de sa méchanceté ou de sa faiblesse. Mais si l’amour reprend en lui le dessus et l’embrase à nouveau, il pourra retrouver le but suprême, et vivre la parole de Jésus qui ne signifie rien d’autre que la puissance de l’amour absolu.
La première épître de Jean exprime ce fait sans ambiguïté : « Celui qui prétend être sans péché est un menteur. Ceci nous est dit afin que nous ne péchions point. Mais si nous péchons, nous avons un défenseur auprès du Père, qui enlève le péché du monde. Par conséquent, celui qui demeure en lui cesse de pécher et celui qui continue à pécher ne l’a jamais connu. » « Nous savons que nous appartenons à Dieu alors que le monde entier est sous la coupe du mal. »
Celui qui milite en faveur du péché, s’est écarté de ce qu’il a vu et compris concernant Jésus. En réalité, il ne l’a pas vraiment vu ni reconnu lorsqu’il parlait. Il ne faut pas croire qu’il n’y ait pas de différence entre avoir abandonné et même oublié le mal que l’on a commis, le savoir derrière nous, et l’imaginer devant nous - et vouloir le commettre. Pour l’apôtre Paul, en tout cas, il était important de souligner qu’il avait tout laissé derrière lui pour courir vers le but, n’ayant plus que ce but à l’esprit. Il savait qu’il n’était pas sans péché, et il le disait très ouvertement. Mais le pardon que donne le Christ libère du mal et du mauvais. L’apôtre Paul était un combattant équipé d’une armure complète pour lutter contre tout ce qui est mauvais et même contre la mort.
Mais le pardon que donne le Christ libère du mal et du mauvais.
L’amour sans compromis, il faut le souligner, n'est pas synonyme de mollesse, de faiblesse ou de refus du combat. Au contraire, celui qui veut absolument la paix doit lutter contre toutes les puissances spirituelles qui s’opposent à la paix et à l’amour. Mais ce combat exclut qu’on inflige du mal ou qu’on tue, car nul n’est autorisé à juger son prochain et à déclarer qu’il est définitivement méchant, définitivement rejeté et qu’il mérite la mort. La lutte spirituelle nécessaire contre tout ce qui, en nous-même et chez les autres, s’avère opposé à la vie, destructeur, nuisible à la communauté et contre Dieu n’en est que plus rude.
L’être humain, lorsqu’il est imprégné de vie et d’amour, est un battant. Il n’est jamais dur vis-à-vis de son prochain ; mais, quand la passion de l’amour qui le brûle le pousse à lutter, tel un volcan, contre le mal qu’il découvre en lui-même, chez les autres et dans la société, on risque d’interpréter cela comme de la dureté. Sa lutte est à la fois une affaire privée qui ne peut être menée que dans l’intimité de sa relation personnelle avec Dieu, et une affaire publique qui doit s’exprimer face à toutes les questions de société par une opposition résolue à tout ce qui, dans les relations humaines est marqué par le mal.
On jugera à tort l’attitude d’un tel champion de l’amour moralisante ou même légaliste ; son éthique, c’est-à-dire son comportement vis-à-vis des autres, des œuvres et des institutions humaines est clairement définie. Elle correspond à l’objectif du Royaume de Dieu, à ce qui caractérise le Fils de l’Homme et les concitoyens du Royaume, à la vérité de l’amour. Elle correspond à la volonté du cœur de Dieu. Sa vie est une vie d’amour, son comportement est celui du monde à venir, dans la perfection de Dieu. C’est ainsi qu’il faut vivre, car il n’y a pas d’autre vie possible.
Nous en arrivons au vieux thème de la perfection et de de la possibilité d'une existence sans péché. Il est certain que, dans la situation présente qui est la nôtre, on ne peut vivre sans péché. Mais l’insistance actuelle sur la nécessité du mal et sur l’emprise universelle du péché revient pratiquement à justifier l’idée de se rendre coupable. La paix universelle annoncée par les prophètes, l’abolition de l’Etat annoncée par le livre de l’Apocalypse, le renversement des structures de la société opéré dans la vie fraternelle de l’Eglise, la mise en commun des ressources, qui doit être et a toujours été l’expression évidente de l’amour véritable, tout cela est rejeté et porté en dérision. Cela signifie que, dans ces domaines si importants, on ne veut plus prendre position contre le mal. On évite d’être résolument pour ou contre comme Jésus l’a été en son temps : « Dieu ou Mamon ! »
Aujourd’hui, on se détourne de la voie de Jésus et on se complaît dans des paradoxes inconsistants. On ne sait dire que « oui et non » et « non et oui » tout à la fois, partout et sur tous les sujets.
On se détourne de la clarté avec laquelle il nous interpelle en disant : que votre oui soit oui et que votre non soit non, il n’y a rien entre les deux, et on ne dit pas non quand on pense oui ou oui quand il faudrait dire non. Aujourd’hui, on se détourne de la voie de Jésus et on se complaît dans des paradoxes inconsistants. On ne sait dire que « oui et non » et« non et oui » tout à la fois, partout et sur tous les sujets. Il faut combattre cette tendance.
L’un des chefs de file de ce mouvement moribond, de ce mouvement de jeunesse autrefois plein de fougue, qui a choisi de diluer les convictions que Dieu lui a confiées et de les réduire à des paradoxes intellectuels nous a crié, dans un rassemblement de jeunes : « Vous ne voulez tout de même pas entrer en campagne contre le mal ? » Si, c’est bien de cela qu’il s’agit. C’est pour cela que Jésus est venu dans le monde. Et il nous a appelés et nous a envoyés afin que nous aussi nous reprenions cette campagne et la poursuivions contre tout ce qui est mauvais dans tous les domaines et en toutes choses. Il est venu détruire les œuvres du diable. « Dieu est lumière, et il n’y a point de ténèbres en lui ! ».
Extrait du livre SEL ET LUMIÈRE par Eberhard Arnold. Ce livre paraîtra chez les Editions Plough en 2017.