La question n’est pas tant de savoir ce que le christianisme a à donner à l’âme individuelle, mais quelle est sa tâche, ce qu’il a à dire, et à faire dans le contexte mondial actuel ?
On ne peut guère offrir comme solution de refuser d’être payé avec de l’argent ayant un lien quelconque avec la guerre ; impossible de refuser de l’argent pollué de quelque façon que ce soit par l’industrie de l’armement ou par l’exploitation des travailleurs. Si l’on était cohérent dans ce domaine, il faudrait dire : « Sortez du monde », comme le dit Paul ! (1 Cor 5 :10) Il est tout simplement impossible de recevoir de l’argent qui serait parfaitement pur. Paul dit : « Éloigne de toi le mal qui est et qui demeure en toi. Mais je ne dis pas cela de ceux qui sont à l’extérieur, car alors vous devriez quitter le monde. » Séparez-vous radicalement de ce qui est mal ! Ce qui ne saurait signifier qu’il soit interdit d’entretenir des relations avec les gens qui vivent dans cette autre atmosphère – bien au contraire : nous avons été envoyés sur terre pour y vivre. Alors, Paul nous met-il au défi de résoudre ce compromis séculaire ? Comment s’en sortir ?
La question fondamentale n’est pas vraiment de savoir si l’on doit vivre en communauté ou dans une habitation individuelle, mais – et il me semble que cela n’a pas encore été vraiment compris par les chrétiens – l’autre question est un problème beaucoup plus profond : dans quelle mesure le chemin du Christ peut-il être incarné dans la vie d’aujourd’hui, et dans quelle mesure est-il nécessaire de combiner cette manière de vivre avec d’autres ? Dans quelle mesure la vie pure du Christ peut-elle être reflétée dans la vie d’aujourd'hui, dans la société d’aujourd'hui, sans avoir à être mélangée à d’autres modes de vie ? Et dois-je en déduire la conséquence : maintenant, je vais me compromettre avec toutes sortes de vie ? (…)
Jésus n’estime pas une personne coupable d’exister dans la réalité spatiale de cette terre ; il ne dit pas que nous sommes coupables si nous mangeons quelque-chose d’une origine pas tout à fait irréprochable. Il rejette expressément cette idée. Il dit que les pharisiens se caractérisent en ce qu’ils appellent mauvaises les choses qu’ils prennent dans leur bouche. Ils entendent par là toute nourriture et alimentation nécessaires. Jésus veut dire par là : ce n’est pas l’origine de ce que je mange, consomme et les nécessités de ma vie qui m’incombent ou relèvent de ma responsabilité, mais ce qui sort de ma bouche – c’est mon fardeau, ma responsabilité. Cela inclut non seulement ce que je dis, les mots qui passent à travers mes lèvres, mais aussi toute expression de mon être et de mon attitude face à la vie.
Il veut dire aussi : vous n’êtes pas coupable à cause de votre connexion avec les voies de ce monde en recevant ses dons et bénéficiant de ses réalisations ; par contre, vous êtes responsable de votre rapport avec le monde extérieur, où vous faites ressortir et exprimez ce que vous vivez parmi vous. Cette façon de penser est beaucoup plus naïve et enfantine que la pensée sociale d’aujourd'hui. Jésus accepte la nourriture du profiteur et du prêteur ; car il sait que tout ce que l’homme utilise est taché du sang des êtres opprimés et exploités, et qu’il le prend sur lui ; mais il ne porte aucun témoignage, n’exprime rien qui, en soi, augmente ou aggrave cette injustice. L’activité de Jésus est pure….
Jésus accepte tout ce qui est pollué ; ce qu’il accepte au quotidien au cours de son commerce avec le monde est souillé, mais cela ne fait pas de lui un coupable ; mais ce qu’il donne, ce qu’il accomplit dans son activité vivante – c’est tout le contraire.
Le signe le plus clair c’est la croix. Sur la croix, il prend tout ce qui lui est fait par l’effusion sordide de sang ; il accepte aussi le fiel – jusqu’à la dernière minute – qui, selon les savants de l’époque, était une boisson odieuse et enivrante – un léger « rafraîchissement » pour le condamné. Il l’accepte, tout comme il buvait le vin pendant les noces, comme il mangeait aussi la viande de l’agneau et le poisson.
Le signe le plus clair c’est la croix.
Paul dit : Mangez ce qui est mis devant vous sans enquêter sur son origine, même ces aliments sont liés aux coutumes odieuses de l’idolâtrie, tant que vous n’avez pas pris part à l’idolâtrie. C’est une conception tout à fait unique des choses. Le seul acte exigé par Jésus, c’est la transformation complète de l’activité de l’homme. D’autre part, dans la souffrance passive à laquelle est soumise toute vie humaine, tout est pris tel quel. Il ne serait donc pas pensable que Jésus mène une grève de la faim en prison. Ce n’est pas sa façon de faire. Si quelqu’un est jeté en prison et que les puissances militaires donnent au prisonnier sa nourriture quotidienne, qu’il l’accepte comme un enfant. Mais si le pouvoir militaire exige de lui un service ou un travail dans cette prison, d’utilité directe ou indirecte aux militaires, alors il refusera ce travail.
Voici donc une division assez claire dans la vie. Elle peut s’exprimer de cette façon : Endurez le mal, ne faites pas le mal ; et si vous êtes impliqué dans la souffrance du mal, alors c’est votre tâche d’agir contre ce mal jusqu’à la fin, comme Jésus l’a fait lorsqu’il a prié : « Pardonnez-les, car ils ne savent pas ce qu’ils font. » Nous trouvons donc ici en Jésus un point de vue éthique bien résigné, aucune conscience sociale allant dans le sens de la sainteté. Ce n’est pas en Jésus – il laisse cela aux pharisiens. Il différencie très nettement entre les pharisiens, qui ont cette attitude, et les gens de son propre Esprit, qui ont une attitude différente. C’est pour cette raison qu’il ne dit pas dans le Sermon sur la montagne quelque chose comme ceci : celui qui se tient impeccablement construit sa maison sur le rocher, mais : celui qui est actif en mon nom, c’est celui qui entend mes paroles et les accomplit...
Il ne s’agit pas de se purifier de ce que l’on a vécu de manière passive, mais purifier sa vie active, afin que la vie de travail, de faire, d’agir, de parler, ne participe pas aux choses que Jésus doit rejeter du cœur de Dieu.
Les bonnes œuvres sont importantes pour Jésus, mais il n’est pas important de savoir si l’on prend et accepte les mauvaises œuvres du reste du monde.
Ce sont des questions difficiles. L’ascétisme indien prend pour point de vue que c’est dans la passivité qu’on purifie sa vie ; c’est la voie orientale de la sainteté. Mais ce n’est pas le cas de Jésus. Quant à ce que nous subissons passivement, Jésus considère que nous sommes constamment mis en contact avec le mal, parce que tout l’environnement est tout à fait mauvais.
Jean témoigne que le monde entier est rempli du mal, sous l’influence de Satan, du diable. Nous venons de Dieu et allons dans le monde, et puisque le monde entier est rempli du mal, chaque souffle que nous respirons contient le mal en lui. Chaque livre que nous lisons nous apporte cette inhalation de gaz toxiques ; aussi chaque discussion, tout ce que nous ramassons est empoisonné – il n’y a aucun doute là-dessus. Si nous disions : nous n’accepterons plus rien d’empoisonné, nous ne pourrions plus respirer, entendre, voir, goûter ou sentir ! Nous ne pourrions littéralement pas exister.
C’est ce qu’on disait aux saints bouddhistes : « vous pensez qu’il est important de filtrer chaque liquide au travers d’un fin tamis pour ne pas avaler en même temps les organismes les plus petits. Or, prenez un microscope et vous constaterez que même l’eau la plus claire contient encore des êtres vivants.
Il est vrai cependant que beaucoup de chrétiens croient au Nirvana bouddhiste. Tout le mouvement pour la réforme de la vie est purement oriental. Mais quand Jésus dit qu’il prend sur lui les péchés du monde – comment le comprendre ? Comment a-t-il fait cela ? Voici : à chaque respiration, à chaque mot, à chaque morceau de nourriture, à chaque sicle d’argent qu’il retire de la bouche du poisson, il prend sur lui les péchés du monde. Mais, c’est ce que nous faisons tous, tous !
Pourquoi, alors, qu’a-t-il de si spécial ? C’est que personne ne peut l’accuser d’une seule action ou parole injustes, parce que ses efforts et ses objectifs étaient absolument purs, puisqu’il n’était lui-même en rien souillé par une action ou parole mauvaises. Pour cette raison, sa prise en charge des péchés du monde était unique. Un aspect du discipulat de Jésus nous interdit toute arrogance de sainteté, et nous pousse à admettre, comme le dit Paul : Nous buvons le mal à chaque gorgée, nous le respirons à chaque respiration, nous le mâchons à chaque bouchée. « Cela ne vous pollue pas ! Laissez ce soin au Pharisiens – ce discours sur la souillure prétendument subie de cette façon. Néanmoins, veillez à ce que vous donnez. Vous devez être clair sur la nature de votre travail, de votre tâche. Je vous mets au défi de le faire. »
Le travail est terminé.
C’est pourquoi Jésus dit : comme le Père m’a envoyé, ainsi je vous envoie ! C’est accompli. Le travail est terminé. L’important, c’est le travail ! Quand on y pense, on se pose des questions sur la chrétienté en général.
Ne résistez pas au mal ! Cédez au mal peut-être, mais ne le commettez pas ! Ne le faites pas ! C’est cela le problème.
Dans la parabole de Jésus où il évoque ce champ où (l’ivraie), les mauvaises herbes ne doivent pas être arrachées, le champ symbolise le monde ; l’Inquisition violente entraine l’extermination du peuple maléfique du bolchevisme. L’extermination des méchants du monde n’air rien de chrétien. On doit laisser cela à un gouvernement non-chrétien. Ceux qui sont appelés par le Christ n’ont rien à voir avec cela…
Voici donc la tâche du christianisme aujourd’hui : ne pas résister au mal, mais l’endurer ; ne pas faire le mal, ne rien créer de mal ; de ne pas pratiquer l’injustice, mais de faire le bien ; d’effectuer le travail pur de l’amour parfait, pendant nos tâches quotidienne, du soir au matin et du matin au soir. Vivre cela dans un esprit de justice, de paix et de joie dans l’Esprit Saint, et adopter le même esprit par rapport au mal, l’endurant comme Jésus Christ l’a enduré jusqu’à la fin. …
Extrait d’une réunion de membres, printemps, 1933