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CheckoutJe ne connais pas de figure plus repoussante que celle de Balaam ! Pour Caïn, pour Saül, pour Judas, même, on ne peut se défendre de quelque pitié; pour Balaam je n'en ressens aucune! Eux, ils ont été entraînés au mal sans y entraîner personne; lui, froidement, systématiquement, par cupidité et basse vengeance, il y a plongé tout un peuple! Balaam, c'est le séducteur le plus odieux et le plus habile que la Bible connaisse. Il y a même dans son œuvre quelque chose de tellement infernal que si Jésus, en parlant de Judas, a dit à ses disciples : « L'un de vous est un démon, » on est tenté d'enchérir sur cette déclaration pour Balaam, en affirmant qu'il a été le démon lui-même.
Vous savez, en effet, qu'impuissant à maudire Israël pour le livrer aux armées de Balak, il conseilla à ce roi de le corrompre en l'invitant à des fêtes païennes. Le moyen ne réussit que trop, et ce que les armées n'auraient pu faire, les filles de Moab surent très bien l'accomplir. Sans une intervention immédiate de Dieu, c'en était fait de ce peuple! Il aurait infailliblement péri, tout près de la terre promise, dans les pièges des plaisirs et de l'immoralité, après avoir secoué le joug écrasant de l'Égypte, échappé à Pharaon en traversant la mer Rouge, vaincu Hamalec, surmonté mille obstacles, et vécu de miracles dans le désert pendant quarante ans.
Cette infâme tactique du vieux Balaam, Satan l'emploie invariablement contre ceux que la violence n'a pas pu vaincre. Corneille nous l'a admirablement révélée dans ce vers de son Polyeucte:
Ce qu'il ne peut de force, il l'entreprend de ruse, et c'est cette entreprise rusée et perfide à laquelle l'ennemi du peuple de Dieu eut recours pour avoir raison de l'église, qui va nous occuper.
La ville de Pergame, située à vingt-cinq lieues environ de celle de Smyrne, était l'un des principaux foyers du paganisme grec. Le culte d'Esculape y attirait presque autant de monde qu'à Éphèse celui de Diane. Siège d'un tribunal romain, Pergame était aussi, en cette qualité, un centre de persécution pour les églises de la contrée.
C'est probablement cette double circonstance qui lui vaut de la part du Seigneur le titre de « trône de Satan. »
Quant à l'église de cette ville, son histoire ne nous a malheureusement pas été conservée. On ne sait d'elle que ce que nous apprend cette petite lettre : elle vient d'être persécutée; mais ni menaces, ni souffrances, ni la mort d'Antipas, probablement l'un de ses principaux membres, n'ont pu triompher de sa fidélité.
L'éloge que Jésus adresse à Pergame est assurément un bel éloge, toujours digne d'envie. Il faut toutefois remarquer qu'il concerne bien plus le passé que l'état présent de cette église. Les persécutions paraissent avoir pris fin. Satan n'a pu intimider les chrétiens de la ville; la violence ne lui a pas réussi. De ses malédictions Dieu a tiré la bénédiction. Mais est-il pour cela découragé et près d'abandonner toute poursuite? Pour le croire il faudrait le bien peu connaître! Il n'a brisé que l'une de ses armes; la plus redoutable est intacte; ce qu'il n'a pu tuer sous la hache des licteurs romains, il va tenter de le faire périr par le poison des séducteurs. A l'église de Pergame il a jusqu'ici opposé le monde haineux, le monde menaçant, le monde armé comme un bourreau; mais voyez la métamorphose : ce même monde tout à coup désarmé, voyez-le reparaître sous les traits d'une femme charmante, au sourire enchanteur, à la parole flatteuse, et qui, avec un mélange de fine moquerie et de douceur insinuante, reproche à l'église sa rigidité et son fanatisme. Viens, lui dit-elle, ne vois plus en moi une ennemie. Pourquoi cette défiance et cette réserve?
Cesse de te tenir à l'écart, et si tu veux que je fasse tant de pas vers toi, consens au moins à en faire quelques-uns vers moi!
L'église hésite; mais les faux enseignants ne manquent pas pour dissiper ses scrupules. Ils lui représentent qu'une excessive sévérité irait à contre-fin de son but; que certaines concessions de forme sont nécessaires à qui ne veut pas effaroucher les âmes inconverties; qu'au lieu d'attirer, des principes trop absolus repoussent; qu'il faut se faire tout à tous, se montrer un peu large, user d'un divin stratagème (c'est un mot qu'on emploiera au IVe siècle), en répondant aux avances, c'est-à-dire aux invitations du monde, pour qu'il cède ensuite à celles de Dieu. « Si l'idole n'est rien, pourquoi ne pas assister aux repas des idoles? Le chrétien ne peut s'y faire aucun mal, s'il s'y rend dans une bonne intention. » Que d'arguties! Ce sont les nicolaïtes qui les inventent, ces nicolaïtes qui, repoussés d'Éphèse, se sont, à Pergame, enhardis au point d'ériger en théorie des innovations timidement tentées ailleurs! C'est-à-dire qu'on ne se cache plus de ce qu'on osait à peine avouer. On a jeté le masque; les sophismes de commande ont cautérisé la conscience et perverti le sens moral. Ah, malheur à vous, chrétiens de Pergame, si vous prêtez une oreille complaisante à de telles subtilités! Malheur, si vous ne demeurez pas fidèles à la rigueur des déclarations scripturaires! Malheur, si, comme Eve, vous discutez avec le serpent! Ces enseignants de l'erreur, ces Balaams chrétiens, séduisant votre âme mal affermie, vous entraîneront dans les banquets des païens. Dieu ne vous y suivra pas, et, comme la pente est glissante, on vous mènera plus loin. À l'aide de perfides doctrines vos guides vous diront que, le corps n'étant rien, l'âme seule importante et tellement au-dessus de lui que les souillures de la chair ne sauraient l'atteindre, on peut faiblir dans son corps tout en restant pur dans son âme, et participer aux fêtes honteuses des païens sans perdre la communion d'esprit avec Dieu. Alors, à moitié gagnés, vous verrez tout à coup apparaître les filles de Moab, qui triompheront aisément de vos dernières répugnances, quand ni les armes, ni les mépris du monde n'avaient pu vous abattre!
Voilà le mal qui menace l'église de Pergame, et qui l'atteint déjà! Voilà aussi le mal qui, dès le IVe siècle, au lendemain des grandes persécutions, va mettre en grand péril l'Église chrétienne; car, elle aussi, comme Pergame, demeurée ferme contre la force brutale, elle ne cédera que trop aux séductions de la mondanité.
II
Vous vous rappelez avec quelle constance héroïque et quelle inaltérable charité l'Église a souffert le martyre sous dix empereurs. Elle n'a pas renié le nom de Christ, elle a gardé la foi. L'impuissance de la violence est manifeste. Selon la belle image d'un Père, plus la vigne de Dieu a été taillée par le fer de ses ennemis, plus elle a poussé de jets, étendu ses branches, et porté de fruits à la gloire de son maître; et, comme le caractère propre de l'Église c'est de vaincre quand on la frappe et de croître en force quand on veut l'affaiblir, si elle eût persévéré dans la voie de la foi et du sacrifice, elle aurait vaincu le monde à la manière de son Chef, converti en grand nombre les peuples barbares, et épargné, peut-être, à la société du Ve et du VIe siècle l'épouvantable cataclysme de leurs invasions.
Mais, dès le milieu du IIIe siècle, on peut déjà constater dans l'Église une certaine lassitude, l'effroi charnel de la souffrance, un ralentissement de l'évangélisation individuelle, la soif du repos avant la fin du travail, et de la gloire avant l'entrée dans les cieux.
Aussi Satan sait-il profiter habilement de ce relâchement spirituel. Pour l'Église, comme pour Israël et pour Pergame, il change subitement de plan d'attaque. Il tentera l'Église par l'appât du pouvoir et d'une alliance avec le monde! À la violence il substituera la ruse. Pour l'Église, aussi, tout à coup le monde se désarme; le monde lui sourit, le monde lui tend les bras! Le monde, sous la figure d'un grand empereur, lui offre sa protection, son amitié, sa main! Alors l'Église se trouble, elle perd la tête, enivrée qu'elle est par cet encens inconnu. Dans cette union elle voit le moyen de consommer, d'un seul coup et sans souffrances, ce triomphe sur le monde qui lui coûte tant de peines et tant de sang. En ayant les souverains, n'aura-t-elle pas les peuples, et dans les portes du ciel, quelque peu élargies, ne verra-t-elle pas les foules accourir avec empressement?
Imprudente Église, oublierais-tu à ce point les préceptes et la vie de ton divin Maître? Ne sais-tu pas qu'à son exemple c'est en mourant, comme le grain dans la terre, que tu porteras beaucoup de fruits? Ne prévois-tu pas que si tu enfreins ces lois fondamentales de ton développement, appauvrie spirituellement autant qu'enrichie en nombre avant d'avoir pu régénérer ces nations que tu convoites, tu en seras si bien pervertie toi-même que tu auras amassé, pour toute récolte, autant de vices que d'adhérents nouveaux?
Mais l'Église, ambitieuse et impatiente, oublie que sur la terre elle doit être toujours militante, au ciel, seulement, triomphante – sur la terre dans l'angoisse, au ciel, seulement, dans le calme; sur la terre méconnue et méprisée, au ciel, seulement, glorifiée et vengée; sur la terre dans le chemin de la foi, au ciel, seulement, dans le pays de la vue! Elle calcule; elle devient habile; elle accepte ce honteux mariage avec un prince qui n'est pas converti de cœur; un prince qui ne voit dans la religion qu'un instrument de pouvoir; un prince qu'elle n'ose soumettre ni au catéchuménat ni au baptême; un prince qui, devenu époux et chef de l'Eglise, une sorte de patriarche chrétien, président du concile œcuménique de Nicée, n'en restera pas moins, jusqu'à sa mort, souverain pontife du paganisme: un prince qui fera frapper ses monnaies tantôt avec l'anagramme de Christ, tantôt avec le nom de Jupiter, de Mars ou d'Hercule; un prince qui se souillera du sang d'un jeune neveu, Licinius, d'un fils, Crispus, et d'une épouse, Fausta, étouffée, sur son ordre, dans un bain bouillant: en un mot, un prince qui, sous certains dehors chrétiens, conservera les vices et toute la nature du païen !
Voilà le mariage adultère que l'Église contracte au commencement du IVe siècle! La fille de Moab, revêtue de la pourpre impériale, a convié l'Église à ses danses, et l'Église, séduite, est allée se souiller avec elle aux pieds des statues des faux dieux! Ce que je dis là n'est presque pas une image, mais une honteuse réalité. La conséquence de cet événement fut, en effet, une union contre nature de l'Église chrétienne avec le paganisme, et l'entrée de l'idolâtrie dans l'Église plutôt que la victoire de l'Église sur l'idolâtrie.
C'était, du reste, chose facile à prévoir! Les faveurs inouïes, les profusions corruptrices, accordées par Constantin à sa protégée, devaient infailliblement attirer dans son sein un nombre infini d'ambitieux. Ce fut une véritable curée! On se fit chrétien pour capter la bienveillance de l'empereur! Introduit dans le palais de Byzance, le christianisme ne devenait-il pas la religion de l'État et la religion à la mode? Pour être bon courtisan ne fallait-il pas l'embrasser et, comme on avait soutenu le paganisme pour avoir les dépouilles des chrétiens, ne devait-on pas, désormais, envahir l'Église pour partager celles des anciens temples?
Cependant, les récompenses impériales n'ayant pas d'attraits pour les âmes honnêtes, on ne tarda pas à doubler les promesses de salutaires menaces. De par la loi, bientôt il fallut devenir chrétien! Les édits imposèrent l'Évangile à l'armée d'abord, à la nation ensuite, et, comme on résistait encore, la violence suivit de près. En moins d'un siècle les rôles furent renversés! De persécutée qu'elle était autrefois, l'Église devint persécutrice; elle contraignit à croire! Saint Augustin lui-même, c'est douloureux à dire, gagné à l'intolérance, fit la théorie complète de la persécution. Alors le flot des païens acheva de remplir l'Église. On eut ce qu'on voulait. On eut le nombre, on eut les masses: des populations entières se firent baptiser.
Mais plus question des anciennes conditions d'entrée dans l'Église! Plus de catéchuménat, plus d'épreuve sérieuse, plus de discipline! N'y aurait-il pas eu de la cruauté à maintenir la porte étroite devant ces masses que les édits impériaux poussaient dans l'Église, comme des chiens un troupeau dans le bercail? Ne fallait-il pas les soustraire aux peines prononcées? Tous entrèrent donc pêle-mêle et sans conditions! Puis il fallut songer à retenir ces populations mobiles qu'un rien eût rejetées dans le paganisme. De là les concessions, les accommodements avec l'idolâtrie et ce qu'on a bien nommé la paganisation du christianisme. On se borna à jeter, à la hâte, comme un peu d'eau bénite sur la religion ancienne, à cette condition on se l'assimila. Les païens avaient aimé les splendeurs des temples, on leur bâtit de somptueuses basiliques. La simplicité du culte primitif ne pouvait rivaliser avec les pompes du leur, on y substitua des cérémonies étranges et des rites nouveaux. Ils avaient adoré des demi-dieux, on leur permit d'invoquer les martyrsfootnote. Chaque ville eut son saint pour patron, comme jadis une divinité protectrice. À la Diane d'Éphèse, à la Cybèle de Phrygie ou opposa la Vierge Marie! Bref, toutes les superstitions païennes, badigeonnées d'un léger vernis chrétien, passèrent dans l'Église pour y former le catholicisme, et, malgré tant de concessions, le cœur païen reparaissant encore, on vit des chrétiens s'attabler aux repas impurs des idoles, ou se prosterner devant la statue de l'empereur, et d'autres, plus tard, si l'on en croit le témoignage du pape Léon, adorer le soleil levant.
Quant à la vie de ces chrétiens de fabrique, je ne la décrirai pas. La biographie de saint Jérôme par Amédée Thierry, un remarquable livre de feu M. le professeur Roget auquel je fais de nombreux emprunts, De Constantin à Grégoire le Grand, et même l'ouvrage, si favorablement prévenu, de M. de Broglie, L'Église et l'empire romain au IVe siècle, pourront vous les faire connaître. Étrange aveuglement, il n'y a pas jusqu'à des historiens protestants qui n'aient appelé cette époque « le triomphe de l'Église! » Beau triomphe, vraiment, si l'on juge l'arbre à ses fruits! Les plus enthousiastes admirateurs de l'œuvre de Constantin ne sont-ils pas forcés de reconnaître que les mœurs chrétiennes de ce temps devinrent rapidement telles, que le tableau que nous en font les Pères ressemble frappement à celui que les auteurs païens nous avaient laissé des leurs? C'est tout dire! L'Église s'est établie dans la demeure même de Satan; la cour des empereurs est devenue son siège; peut-on s'étonner qu'elle s'y soit corrompue au point qu'Augustin dut s'écrier un jour : « Est-ce donc parce que les empereurs sont devenus chrétiens, que le diable l'est aussi devenu? »
Le sel de la terre ne fit cependant pas complètement défaut à l'Église : Athanase, l'un des plus nobles champions de la vérité chrétienne, Hilaire de Poitiers, saint Basile, saint Augustin, saint Chrysostome, Vigilance et d'autres élevèrent leurs énergiques et éloquentes protestations. Nouveaux Jean-Baptistes, les solitaires de la Thébaïde rentrèrent fréquemment dans les villes pour y prêcher la repentance et la conversion. Par une heureuse inspiration, le peuple en fit maintes fois des évêques. Mais ni les prédications ni les vertus de cette minorité fidèle ne réussirent à opposer une digue victorieuse à ce débordement d'impuretés païennes. Pour sauver l'Évangile, il fallait l'intervention de Dieu.
Cette intervention fut terrible! Pour le crime de Bahal Peor vingt-sept mille Hébreux avaient péri dans les plaines de Moab! Pour un commencement d'alliance avec le monde l'église de Pergame avait été menacée de l'épée de Jésus-Christ : « Si tu ne te repens, je viendrai à toi promptement et je combattrai par l'épée de ma bouche. »
On ignore si Pergame se repentit de sa faute; mais ce qu'on n'ignore pas, c'est que l'Église du IVe siècle ne se repentit pas de la sienne. Elle en eut pourtant l'occasion. Au lieu de regarder le règne de Julien l'Apostat (361) comme un immense malheur pour elle, que n'y vit-elle une dispensation de Dieu à son intention? Avertie de son erreur par les suites de son alliance avec Constantin, que ne fut-elle heureuse de recouvrer alors, avec sa pauvreté première, son indépendance et sa dignité? L'insensée ! Non-seulement elle exécra Julien, mais elle se hâta de se livrer encore à son successeur! Elle convola en secondes noces avec lui! Cette fois, plus d'excuse pour son infidélité, et plus de retard pour son châtiment! Les barbares furent lâchés sur l'empire! Comme des vagues furibondes, deux siècles durant ils s'y précipitèrent les uns après les autres et les uns sur les autres, renversant tout détruisant tout, mais aussi purifiantfootnote cet air empesté, et préparant un meilleur avenir à notre vieux monde, sans réussir, néanmoins, à réparer toutes les conséquences de cette funeste union!
III
Telle est, en abrégé, l'histoire de cette tentation à laquelle succomba l'Église! Eh bien, cette tentation se reproduit sans cesse pour elle et pour ses membres. Jamais elle n'a tant lieu de redouter Satan que lorsqu'il renonce à ses menaces, et le moment qui doit redoubler sa vigilance est celui où le monde vient à elle, en nombre sinon en masse, poussé par la frayeur, l'intérêt ou l'esprit d'imitation!
Quand l'Église primitive courut-elle à sa perte? Est-ce alors que le sang des martyrs en était l'inépuisable semence, ou quand, renonçant à élever le monde jusqu'à elle, elle consentit à s'abaisser jusqu'à lui? Quand la noble église réformée de France inspira-t-elle les plus vives espérances à Satan? Est-ce durant cette longue et sublime passion qui lui donnait autant de héros que de membres et autant de membres que de martyrs? Est-ce au jour de la Saint-Barthélemy ou à celui de la révocation de l'édit de Nantes? N'est-ce pas plutôt alors que, tentée à son tour par l'appât du repos et des victoires faciles, elle oublia son passé jusqu'à subir avec empressement, plus que cela, jusqu'à accepter avec enthousiasme, et comme de la main d'un libérateur, cette loi fatale de germinal an X qui lui offrait l'argent impérial en échange de sa liberté et de son antique organisation? N'est-ce pas lorsque, à la suite de ce mariage avec Bonaparte, on vit à Notre-Dame, en 1804, à la messe pontificale, à cette messe pour laquelle les vieux huguenots, par centaines de mille, avaient enduré la torture, les galères, l'expatriation, la misère ou la mort, figurer, à côté du clergé romain et consacrant par leur présence ces cérémonies moitié païennes, vingt-sept pasteurs protestants, présidents de consistoires, officiellement délégués par l'église réformée de France pour la représenter au couronnement de ce nouveau Cyrus?
Et nos églises libres, est-ce la phase de l'impopularité qui est pour elles la plus redoutable, le moment où le seul mot de dissidents en éloigne non-seulement le monde, mais aussi beaucoup de bons chrétiens? Non, non, le moment redoutable serait celui où, l'opinion venant à changer – elle a de tels caprices! – nos églises deviendraient à la mode, comme en Amérique, par exemple, en sorte qu'il fût de bon ton de s'y rattacher !
Ah, craignons tous pour nous-mêmes bien plus l'épreuve de Pergame que celle de Smyrne, la séduction que les souffrances, et les sourires du monde que ses violences ou son dédain!
Jeunes filles, décidées à servir notre divin Maître, fortifiez-vous de toute la puissance de Dieu! Prenez toutes les armes qu'il vous offre, afin que vous puissiez résister et vaincre dans le mauvais jour, vous rappelant que ce mauvais jour ce sera celui d'une attaque ouverte, mais bien, plus encore de quelque invitation mondaine ou d'une proposition de mariage avec un jeune homme bien disposé... à la façon de Constantin!
Et vous, jeunes hommes fidèles, qui essuyez bravement les petites persécutions d'atelier, de camp, de bureau ou d'université, prenez garde, je vous en supplie, que l'ennemi ne triomphe de vous par un entraînement insensible, si, dans une funeste satisfaction de vous-mêmes, vous mettez bas les armes pour vous livrer au repos!
Combien de fois, en effet, d'intrépides martyrs de l'Église primitive n'affligèrent-ils pas leurs frères par de honteuses chutes, après avoir subi, sans faiblir, les plus atroces tourments? Et que de fois aussi, il m'en souvient, Matamoros n'a-t-il pas regretté sa prison d'Espagne, lorsque, soit à Genève, soit à Lausanne, entouré, fêté, adulé par d'imprudents admirateurs, il sentait les vapeurs de leur funeste encens lui monter au cerveau!
Ah, le monde ne s'avoue pas si vite ni si aisément vaincu! Il en veut trop à ceux qui le condamnent en le quittant, pour ne pas épuiser contre eux tous ses moyens d'attaque. Ses ressources sont si variées. Il n'est pas de costume qu'il ne revête, pas de transition habile qu'il ne ménage, pas de rôle hypocrite qu'il ne sache jouer. Immoral à Pergame, ici il a du décorum, et, sous la figure d'un aimable guide, au parler correct, il viendra vous ouvrir un chemin très peu compromettant. Ce chemin c'est à peine s'il se distingue de la voie étroite. Si faible est l'intervalle, qu'on peut aisément avoir un pied sur l'un et un pied sur l'autre. Tout se concilie à merveille, les plaisirs et la piété, le théâtre, par exemple, et le service de Dieu! Puis, peu à peu, et sans qu'on s'en doute, grâce à l'enivrement des fêtes et au charme d'une société distinguée, grâce, aussi, aux théories si larges, si élevées, si supérieures de modernes nicolaïtes, on incline plus fortement à gauche, on s'avance, on s'éloigne; un impitoyable enchaînement de devoirs de position et de hautes convenances exige qu'après un pas on en fasse un autre, et puis un autre, tant et si bien que de concession en concession on descend la pente jusqu'à se trouver tout à coup, sinon toujours au fond d'un abîme, du moins bien loin du point de départ et du peuple de Dieu!
Ah! insensé mille fois, celui qui ne préfère à tous ces biens trompeurs, qu'ils s'appellent plaisirs, argent, luxe ou gloire humaine, cette « manne cachée, » et ce « nom nouveau, » que le Seigneur nous offre! Oui, c'est là ce qu'il faut à notre âme. J'ai faim de cette manne-là, j'ai besoin de paix, de joie, d'espérance et de force. Il me faut le pardon de mon Dieu. Il faut que son Esprit dise à mon esprit qu'il est redevenu mon Père, et qu'en Christ je suis son bienheureux enfant. J'ai besoin de me sentir aimé, et j'ai besoin d'aimer moi-même. J'ai besoin de me dévouer; j'ai besoin de remplir ma vie de ce dont Christ a rempli la sienne. J'ai besoin de compatir comme lui, et de sauver comme lui. Voilà le pain qu'il faut à notre âme! Tout autre la trompe et la laisse plus affamée. Eh bien, ce pain, Dieu nous l'offre, Dieu nous le donne: c'est là la manne qui découle de: sa croix.
Saintes douceurs du ciel, adorables idées,
Vous remplissez un cœur qui vous peut recevoir;
De vos sacrés attraits les âmes possédées
Ne conçoivent plus rien qui les puisse émouvoir.
Vous promettez beaucoup et donnez davantage!
Oh oui, davantage, car le Seigneur accorde mieux que ses dons; avec les dons, le donateur se donne encore lui-même! Cette manne, c'est lui ! C'est lui, caché dans mon âme, lui qui s'y révèle, lui qui l'alimente, lui qui la remplit! Acceptez cette manne, nourrissez-vous de cette manne; alors, à toutes les avances des filles de Moab, vous répondrez sans cesse :
Monde, ce qui t'enchante,
Biens, honneurs, volupté,
N'est plus ce qui me tente
Tout n'est que vanité !
Mon trésor, mon partage,
Mon tout, c'est Jésus-Christ,
Qui me donne pour gage
Le sceau de son Esprit. Amen.
Adapté du livre Les sept églises d'Asie, de Gustave Tophel, 1878.
Note
- A dire vrai, le commencement de l'invocation des martyrs est plus ancien; mais l'union avec l'État aggrava énormément et généralisa le mal.
- J'attribue cette œuvre d'assainissement moral au châtiment en lui-même, beaucoup plus qu'aux barbares dont Dieu s'est servi pour l'infliger. Ceux-ci étaient, en effet, bien éloignés de cette pureté relative qu'on leur a souvent prêtée.