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CheckoutJésus nous dit, dans le Sermon sur la Montagne : « Ne vous mettez pas en souci du lendemain ; demain aura soin de ce qui le regarde ».
Les soucis! qui donc d'entre nous en est exempt? C'est un essaim de préoccupations, d'idées noires qui bourdonne et tourbillonne dans notre tête, qui nous poursuit et nous harcèle et que nous ne parvenons pas à chasser.
Et pourtant, le Christ nous dit : « Ne vous mettez pas en souci ». Conseil très juste, maxime profonde. Mais vous regimbez contre le Maître de prime abord : C'est anti-humain, anti-psychologique, objectez-vous. Nous ne pouvons pas, à notre gré, nous délivrer de l'inquiétude, de l'angoisse des jours futurs. Ce serait d'ailleurs contraire à la sagesse la plus élémentaire, à la prévoyance la plus raisonnable. La vie du jour n'est rien dans le présent qui fuit. Elle ne trouve sa raison d'être que dans la préparation incessante de l'avenir.
Remarquez-le : le Christianisme ne vient pas s'inscrire ici en faux contre certaines inévitables prévisions d'avenir. Ce qu'il veut nous enseigner, c'est à décongestionner, dirai-je, cet avenir de soucis imaginaires, fantastiques, absurdes, puisque nous sommes dans l'incapacité de savoir ce que demain nous apportera. Le Christ donc exige de nous que nous désencombrions la vie des montagnes inutiles d'appréhensions injustifiables dont nous barrons notre horizon, sur lesquelles nous fatiguons nos yeux impuissants, en nous demandant sans cesse, avec une obstination à laquelle nous ne pourrons jamais fournir de réponse, ce qu'elles peuvent bien contenir de malheurs en puissance, ou de catastrophes en germe.
Que de fois, d'ailleurs, la réalité vous a prouvé le mal fondé de ces appréhensions chimériques, quand vous êtes arrivés tout près de l'obstacle tant redouté! Vous aviez cru à une montagne de roc infranchissable, contre laquelle, sûrement, vous deviez vous briser... et voici, ce n'était qu'un nuage! un nuage transparent, s'ouvrant paisiblement devant vous, s'évanouissant dans un rayon de soleil. Vous aviez cru la paroi abrupte, vous n'aviez pas pu distinguer, à distance, la sente libératrice qui la franchit toujours.
Pourquoi s'inquiéter des événements insondables de demain, des états d'âme qu'il nous faudra revêtir dans des circonstances que nous ignorons? Autant s'entêter à vouloir percer du regard les blocs d'une muraille : demain aura soin de ce qui le regarde, dit Jésus. Ne vous mettez pas en souci.
En second lieu, ce que Jésus s'applique à nous enseigner, c'est qu'il faut avoir confiance en la Providence, en la sagesse suprême : elle demande que nous escomptions son aide, que nous comptions, en temps voulu, sur son intervention. Le Christ défend l'accumulation des soucis comme il défend les accumulations inutiles et dangereuses de trésors ou de pain quotidien. Tout son enseignement vise à ceci : ne pas laisser l'existence du corps prendre la prédominance sur celle de l'âme : la vie n'est-elle pas plus que la nourriture? s'écrie-t-il avec une sorte d'appel au bon sens. Et nous en convenons tous : il ne faut pas laisser les questions matérielles accaparer tout le domaine spirituel de notre activité et de nos facultés.
Notre règle de conduite, s'exhalant en prière, doit être celle-ci : demander l'aide d'En-Haut pour féconder les efforts de notre travail journalier. À quoi bon des entassements de provisions, des thésaurisations exagérées, dépassant nos besoins immédiats ? C'est un manque de confiance en Dieu et de collaboration avec le ciel, alors que nous répétons chaque matin : « Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien ». Que feriez-vous, dit en substance le Maître, de ces surabondances de réserves dans un monde où votre âme peut vous être redemandée cette nuit même, où les vers et la rouille dévorent, où les larrons percent et dérobent ? Votre prétendue sagesse avisée ne ferait que vous créer des inquiétudes inutiles en accusant davantage votre manque de foi.
Vous représentez-vous un homme qui, non content de porter sans cesse avec lui, de peur d'en manquer, tout le pain et l'or nécessaires à des années de subsistance, se contraindrait, en outre, à charger sur ses épaules l'énorme fardeau des soucis et des peines dont le Père céleste aurait fait la répartition sur la durée de toute son existence ? Ce serait un misérable insensé qui succomberait sous la charge de son corps et de son âme. Comprenons la vie autrement : À chaque jour le morceau de pain quotidien ; à chaque jour l'énergie qu'il nous faudra fournir!
Divisons nos peines, comme nous divisons notre travail! Et pensons souvent à cette remarque consolante qu'on sort toujours, tant bien que mal, de l'heure présente ; or, puisque nous triomphons à chaque minute de l'avenir, nous triomphons finalement de tous les demains redoutés ; car tous les demains, à leur tour, deviendront des « aujourd'hui ».
D'ailleurs, un peu d'observation des choses de la nature et des grandes entreprises humaines nous prouve qu'il y a là une véritable méthode de sagesse, suivie, à la fois, par les hommes et par Dieu. C'est la seule méthode logique, la seule qui permette la continuité pour le travail à longue haleine et l'effort à longue portée.
Dans la nature, on ne voit pas pousser les arbres, ni grandir les êtres ; et pourtant, la croissance se poursuit sans arrêt. C'est qu'il n'y a pas d'impatience, pas de précipitation désordonnée. Cent fois le Créateur fait lever son soleil sur nos têtes ; cent fois, il répète l'aurore et conduit l'astre formidable dans sa prodigieuse orbite pour transformer un brin d'herbe en épi ; et quand il développe le calice des fleurs printanières, Dieu prend son temps pour amener à maturité les fruits des moissons d'automne.
L'ouvrier agit de même. On est souvent étonné de ne pas voir plus d'activité fiévreuse sur le chantier de certains travaux gigantesques. On s'y hâte lentement, suivant le proverbe antique. Et pourtant on a l'assurance que tout sera parachevé dans le délai voulu. C'est que celui qui pose le bloc de fondation ne s'inquiète pas des moyens qu'il emploiera quand viendra l'heure de sceller la pierre du fronton.
Cette application entière, exclusive, à la besogne du jour est aussi la meilleure garantie du succès, le gage d'une continuation harmonieuse de l'ensemble. Et ces exemples viennent répondre à l'objection qu'on serait tenté de formuler contre l'idéal indiqué par le Christ, à savoir qu'il émiette la vie en journées séparées, sans relations les unes avec les autres. Au contraire, tout se complète, tout s'enchaîne, tout s'harmonise d'autant mieux dans la vie, que chaque jour est soumis à un rendement intensif, étant consacré entièrement, sans distraction comme sans impatience, à l'effort et au devoir présent. « Ne vous mettez pas en souci pour demain ; demain aura soin de ce qui le regarde ».
J'ajouterai enfin, que ce précepte nous montre la nécessité de tenir compte, dans nos calculs humains, des volontés divines révélées par l'agencement même de la planète. L'homme tient à l'ensemble des conditions de vie sur ce globe qui l'emporte à travers l'infini. Avez-vous songé aux nécessités impérieuses que créent, pour nous, ici-bas, l'alternance de la clarté et de l'ombre ? Notre existence dépend de ce petit instant de lumière, resserré entre deux périodes d'obscurité et que nous appelons un jour. Une petite nappe de soleil s'étendant pendant quelques heures sur cette sphère et voilà le domaine où nous sommes maîtres, en attendant qu'une périodique torpeur nous replonge dans le néant. Le ciel s'éclaircit et quelqu'un nous dit : « Debout! voici le moment d'agir, de lutter, de souffrir ». Et puis le crépuscule descend et la même voix nous dit', quand vient le soir : « C'est assez, mon enfant! ». Un doigt se pose sur nos paupières ; une main ralentit le battement de nos cœurs, voici le sommeil, voici le repos. Demain, tu reprendras la tache ; demain, je ferai ce miracle de te réveiller, de te rappeler à la vie, avec toute ta conscience d'hier et toute ta mémoire d'aujourd'hui !...
Voyez-vous, comme tout cela est profondément établi, sagement calculé ? Et voyez-vous, ici encore, la folie de ce pauvre être renonçant à un pareil bienfait, disant : « je prolongerai ma journée dans les veillées, je refuserai cette trêve de repos en empoisonnant mes jours et mes nuits du souci, des souffrances et des larmes de demain » ? Laisse l'ombre bienfaisante t'apporter le répit du sommeil : « Ne vous mettez donc pas en souci pour demain ; demain aura soin de ce qui le regarde ».
O Dieu, nous succombons trop souvent sous le poids de nos soucis, anxieux de lire dans l'avenir, épuisant nos forces à percer l'obscur mystère de demain. Si nous avions plus de confiance en toi, nous nous en remettrions avec calme à ta souveraine sagesse, sachant que tu nous prépareras la route, que tu écarteras les obstacles, que tu nous tiendras par la main et que tu nous donneras, jour après jour la force de tout surmonter. Augmente-nous donc la foi, comme le demandaient les disciples à leur divin Maître, et tout, dans notre vie, se simplifiera, s'aplanira, s'harmonisera. Si nous savons profiter du présent pour accomplir avec fidélité toute notre tâche, tout notre devoir, le jour de demain ne nous inquiétera plus, ne nous fera plus peur, car nous saurons que tu seras là, partout, toujours, dans nos bénédictions comme dans nos épreuves, aux jours de la vie sereine et joyeuse comme au jour sombre de la mort.
Extrait de Méditations et prières - diffusées par radio-lyon en 1931, Librairie Fischbacher, 1933.