Dans la cité de Jérusalem vivait autrefois un riche marchand. Sa maison, qui avait été construite selon les plans des architectes les plus talentueux de son époque, était richement décorée et remplie de meubles précieux. Sa clientèle et ceux qui lui rendaient visite appartenaient à la haute société et avaient l’habitude d’être reçus avec le plus grand faste.
Un jour, le marchand engagea un nouveau serviteur. Il ne fallut pas longtemps au maître pour s’apercevoir que l’homme était non seulement inefficace, mais également peu soucieux de son devoir et négligeant dans ses fonctions. La façon dont il exécutait les ordres aurait contrarié même le plus calme et le plus généreux des hôtes. Les invités, de grand renom, se mirent à s’inquiéter du manque que le affichait même pendant les réceptions les plus importantes. Il se faisait constamment remarquer par sa tenue débraillée, ses manières grossières, et sa maladresse quand il servait les invités.
Chose surprenante, le maître fidèle ne se montrait jamais agacé, mais traitait au contraire toujours son serviteur avec la plus grande bienveillance. Un soir, le serviteur laissa tomber une carafe de vin qui, en se brisant, envoya mille morceaux de cristal à travers toute la pièce ; le vin se répandit sur le tapis précieux. Tandis que toute la maisonnée se précipitait pour réparer les dégâts, les invités furent stupéfaits de voir le maître sourire et ne prodiguer à son serviteur que des paroles d’encouragement.
Incapable de se contenir plus longtemps, l’un des invités se mit à protester vivement, exigeant du maître qu’il renvoyât son serviteur sur-le-champ. Le marchand répondit : « Cher monsieur, je vous remercie bien de votre conseil, que vous me donnez par amitié et avec les meilleures intentions du monde. Je sais que vous ne voulez que mon bien et je suis conscient du fait que ma réputation et mes affaires sont en train de pâtir. Mais si je garde ce serviteur, c’est précisément à cause de son entêtement et de son manque de loyauté. C’est parce qu’il se conduit mal qu’il m’est si précieux. Le trouble et l’aversion qu’il provoque sont mon bien le plus précieux ».
Dans ce décor fastueux, le silence s’était fait au milieu des nobles invités. Le maître poursuivit : « Il est le seul homme au monde qui désobéisse immanquablement à mes ordres et qui me dise des choses désobligeantes et peu flatteuses. Tous ceux que je côtoie sont toujours plaisants, aimables et attentionnés, et s’efforcent de m’éviter tout désagrément. Si je n’avais pas la compagnie de ce serviteur, je succomberais sûrement aux tentations diverses de cette vie mondaine, vaine et pompeuse.
« Je suis par nature poète et philosophe, mais mon père et toute ma famille m’ont forcé à reprendre notre affaire familiale afin que je subvienne à leurs besoins. Je les ai maudits pour leur insistance, mais au fil des jours, j’ai peu à peu relevé le défi de ce métier et de ses mondanités. Puis je me suis rendu compte que chaque difficulté que je rencontrais dans mes affaires, avec tout ce qu’elles représentent en terme de responsabilités sociales, était en fait une bénédiction cachée. Elles me donnèrent une force intérieure et profonde, et cette présence divine et mystique à laquelle je ne pouvais que rêver quand j’étais jeune poète commença à remplir d’une paix ineffable ma vie faite d’obligations.
Comme je suis riche, je rencontre chaque jour de nouvelles tentations. Mais le Seigneur, que j’aime par dessus tout, m’a, dans sa compassion infinie, donné les clés de Son Royaume. Il m’a envoyé ce mauvais serviteur qui met mon courage à l’épreuve, exerce ma patience et tarit ma soif d’éloges. Je dois lutter constamment avec ce qu’il y a de plus bas dans ma nature et, gagnant chaque jour un peu de terrain, pas à pas, je reste un homme libre : libre du cauchemar du regard et du jugement des autres, libre de l’illusion que mon bien-être pourrait dépendre d’autre chose que de cet Ami béni qui demeure en moi.
« C’est ainsi que j’ai découvert que ma plus grande richesse est ce mauvais serviteur. »
En entendant cela, les invités s’en allèrent en silence, certains pour ne jamais revenir. Ceux qui revinrent le firent non pas pour abuser des largesses de leur hôte, mais pour entendre sa sagesse, tandis que le mauvais serviteur continuait à s’obstiner dans ses façons de faire.