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Vers 23 h la veille du solstice d'hiver 2016, j'ai débranché mon ordinateur portable et éteint mon téléphone définitivement – du moins je l’espérais. Je venais de mettre la dernière main à une cabane en bottes de paille que j'avais passé l'été à construire sur la petite ferme de trois hectares, à moitié sauvage, où je vis. Le lendemain matin, j'avais l'intention de commencer une nouvelle vie sans technologie moderne. Il n'y aurait ni eau courante, ni combustible fossile, ni horloge, ni électricité, ni aucune de ces choses qu'elle fait fonctionner : pas de machine à laver, d'Internet, de téléphone, de radio, ni d'ampoule électrique. Je ne me berçais pas de l'illusion que ce serait une idylle romantique et bucolique, comme on l’évoque parfois. J'avais l'intention de vivre directement du paysage qui m'entourait, sans tronçonneuse, sans outils électriques ni tracteur.
Je me suis réveillé le lendemain matin avec des sentiments mitigés. Je ressentais d'une part ce sentiment de libération de ramener la vie à ses ingrédients bruts et de n’avoir plus de factures ; et de l'autre, ce sentiment d'appréhension d'avoir abandonné tout ce qu'on connaissait jusqu'alors, d'avoir brûlé ses ponts avec le monde moderne, en fait. Et en ne sachant absolument pas à ce moment-là si me déconnecter du monde industriel signifierait perdre tout contact avec la réalité – ou la découvrir, enfin.
Vivre sans argent
Huit ans plus tôt, j'avais commencé à vivre sans argent ; à l'origine, l'expérience était censée constituer une année de ce que les anthropologues appellent la « culture du don ». Je voulais voir si c'était possible et, si c'était effectivement possible, à quoi ça ressemblait. Je n'avais pas pris ma décision à la légère. Ma formation en économie et en affaires avait fini par me donner la conviction qu'au cœur de notre malaise écologique, géopolitique, social et culturel, se trouvait notre déconnexion extrême des sources de ce que nous consommons. L'argent, selon moi, nous a permis de ne jamais avoir à faire face aux conséquences de nos comportements consuméristes. Plus augmentent les niveaux de séparation, plus s'accroît le risque d'abus.
Or, si le renoncement à l'argent m'a certainement aidé à me sortir des griffes d'un capitalisme rapace, je restais sous l'emprise de l'industrialisation. À l'époque, j'utilisais des panneaux solaires, qui alimentaient des appareils que seules peuvent fournir les économies monétaires et industrialisées : diodes électroluminescentes, ordinateur portable et gadgets de toutes sortes. Cela m'a mis mal à l'aise et j'ai lentement pris conscience que ce n'est pas seulement l'économie monétaire et le capitalisme qui sont au cœur de la convergence des crises auxquelles nous sommes confrontés. La faute aussi à l'industrialisme.
Je n'écris pas beaucoup ces jours-ci sur les raisons pour lesquelles je me suis débranché de la civilisation industrielle. C'est en partie parce qu'au fond nous les connaissons déjà trop bien, et si nous nous entêtons dans cette voie ce n'est pas par manque d'informations. Je pourrais en rappeler quelques-unes : extinction massive des espèces ; guerres d'accaparation des ressources ; impérialisme culturel ; catastrophes climatiques ; surveillance généralisée ; normalisation ; colonisation de la nature sauvage et des terres indigènes ; fragmentation des communautés ; automatisation de millions d'emplois et son cortège inévitable d'inégalités, de chômage et d'absence de but (fournissant un terrain fertile à la prise de contrôle par les démagogues) ; déclin marqué de la santé mentale ; augmentation à échelle industrielle de maladies : cancer, maladies cardiaques, diabète, dépression, maladies auto-immunes et obésité ; tyrannie d'une communication rapide et incessante ; dépendance à la vacuité de certains divertissements (films, pornographie, séries télé, nouveaux produits, potins de célébrités, sites de rencontres, informations 24/7…) que déversent nos écrans, dont le but semble être la monétisation de notre égarement.
Toutes ces préoccupations demeurent très importantes. Pourtant, étonnamment, au fil du temps, j'ai constaté que mes motivations évoluaient lentement. Elles ont désormais moins à voir avec ma prétention de sauver le monde, et bien plus avec l'envie de le savourer. On a besoin de savourer le monde.
Os dénudés
Je voulais mettre à nouveau le doigt sur le pouls de la vie. Je voulais sentir les éléments dans leur immensité, les dépouiller de leurs absurdités et lécher les os dénudés de l'existence pour les nettoyer. Je voulais connaître l'intimité, l'amitié et la communauté, et pas seulement ce qui ne constituent que de pâles imitations. Au lieu de passer ma vie à la gagner, je voulais la vivre.
Most of all, I wanted to be an animal, to be fully human. I wanted to feel cold and hunger and fear. I wanted to live, not merely exhibit the signs of life, and when the time came, to be ready to go off into the woods, calmly and clearly, and let the life there feed on my flesh, just as I had done on theirs. Crows eating out my eyes, a fox gnawing at my face, a feral dog chewing on my bones, a pine marten making good use of my leg meat. It only seemed fair.
Par-dessus tout, je voulais retrouver mon animalité, mon humanité à part entière. Je désirais ressentir le froid, la faim et la peur. J’avais envie de vivre, pas seulement montrer des signes de vie et, le moment venu, être prêt à plonger dans les bois, sereinement, en toute lucidité, et y laisser la vie se nourrir de ma chair, comme je m'étais repu de la sienne. J'étais prêt à laisser des corbeaux me dévorer les yeux, un renard me grignoter le visage, un chien sauvage me ronger les os et une martre se jeter sur l'aubaine de la viande picorée sur mes jambes. J’y voyais un juste retour des choses.
À ce stade, vous pensez probablement avoir affaire à un masochiste aux tendances exacerbées. Comment vous en vouloir ? Curieusement, la vérité est plus proche du contraire. Des mots comme « abandonner », « vivre sans » et « lâcher l'affaire » risquent toujours de paraître limitant et austères, tant ils évoquent la perte plutôt qu'un gain éventuel. On dit volontiers d'un alcoolique repenti qu’il « renonce à l'alcool » plutôt qu’il « se fait une bonne santé et de bonnes relations ». Pour autant que je sache, pertes et gains font partie intégrante de notre vie à tous. La vie n’est qu’une suite de choix, conscients ou pas. Tout au long de ma vie, pour des raisons parfaitement rationnelles, j'ai choisi l'argent et les machines, préférant inconsciemment me priver de ce qu'elles ont remplacé. Voici la question que l’on devrait se poser plus souvent : que sommes-nous prêts à perdre, et que voulons-nous gagner, tandis que nous cheminons à l'aveugle pendant nos vies si brèves et si précieuses ?
Complexifier
On appelle souvent « la vie simple » le mode de vie que j'ai maintenant adopté. Rien de plus faux. En fait, c'est plutôt complexe, et se compose de mille choses simples. En revanche, mon ancienne vie en ville était assez simple, mais remplie de mille choses complexes : smartphones, prises de courant plastiques. Les innombrables technologies de la civilisation industrielle sont si complexes qu'elles nous simplifient la vie.
Trop simple. Pour ma part, je m'ennuyais à faire la même chose jour après jour, en utilisant des technologies complexes qui, j’en étais sûr, ennuyaient autant que moi ceux qui les fabriquaient. C'est en partie pour cela que je les ai rejetées. Avec tous les interrupteurs, boutons, sites Web, véhicules, appareils, divertissements, applications, outils électriques, gadgets, fournisseurs de services, confort et commodités qui m'entouraient, je n'avais presque plus rien à faire par moi-même, si ce n'est gagner ma vie pour les acheter. Ainsi, comme l'écrivait Kirkpatrick Sale dans Human Scale, je souhaitais « complexifier, pas simplifier ».
Se déconnecter du monde industriel signifierait-il se déconnecter totalement de la réalité ou la découvrir enfin ?
Il est indubitablement plus complexe de vivre sans eau courante, sans électricité et sans machines. N'ayant pas de W.C. à chasse d'eau, ma journée démarre avec la vidange des toilettes à compost, installées dans l'une des aires de compostage qui, dans dix-huit mois, servira à cultiver des aliments. Ensuite, direction la source, pour aller chercher l'eau destinée au lavage et fournir l'eau potable de la journée. En cours de route, je rencontre des voisins avec qui je discute. Après cela, c'est très varié : faire du cidre, ramener des billes de bois de la forêt, les scier et les débiter à la main, cueillir plantes et baies, fertiliser les champs de légumes, planter des arbres, écorcher un faisan ou un cerf, planter des graines, désherber le jardin, laver dans l'eau du lac, tailler une cuillère à soupe. Ou encore n'importe laquelle des centaines d'autres choses que la modernité faisait déjà pour moi.
Quand les gens appellent cela « la vie simple », ils sentent qu'elle est par essence toute simple, et elle est certes empreinte d'une simplicité intemporelle. J'ai découvert qu'une fois retiré le plastique dont la civilisation industrielle nous emballe sous vide, ce qui reste ne pourrait s'avérer plus simple. Alimentation saine. Des raisons de s'enthousiasmer. De l'air frais. Un sentiment d'appartenance et de vitalité. De l'eau pure. Un but dans la vie. De l'intimité. Un lien vital et profond avec la vie. Le genre de choses dont je me suis privé pendant trop d'années.
Nous désirons entre autres avoir un sentiment plus profond de proximité avec autrui. Lorsque j'ai décidé pour la première fois de renoncer aux technologies complexes, ma plus grande inquiétude fut de me retrouver coupé de ma famille, de mes amis et du reste de la société. Après tout, cette société est maintenant organisée autour des smartphones, sites Internet courrier électronique et médias sociaux. Pourtant, c'est le contraire qui s'est avéré vrai. Je reste maintenant en contact avec ceux que j'aime en leur échangeant des lettres, dont l'écriture induit une qualité de pensée et d'expression totalement différente de celle du courriel ou du SMS. Je n'ai jamais été aussi sociable avec mes voisins et proches depuis que j'ai abandonné les médias sociaux, et beaucoup de gens séjournent dans l'auberge gratuite que nous hébergeons sur notre petite propriété. Tout aussi important : j'ai appris à apprécier le calme, le temps passé à admirer le spectacle des paysages et de la faune autant que le temps passé avec les gens.
Mon régime alimentaire
Ma relation à la nourriture, et donc au monde qui m'entoure, a radicalement changé. Quand je vivais sans argent, je militais pour les droits des animaux et fus strictement végétalien pendant plus d'une décennie. Aujourd'hui, je vis du paysage qui m'entoure. La plupart de mes repas se composent du brochet ou de la truite que je pêche, de la verdure ou des baies que je cueille, des pommes de terre, légumes et salades que je cultive, et de tous les animaux tués sur ma route – cerfs, faisans ou pigeons le plus souvent. Ce n'est pas du goût de tout le monde, mais au moins je sais d'où vient ma nourriture, je sais ce qu'elle implique, et je n'ai jamais eu conscience plus aigue que ma propre vie dépend de mon lien intime avec ce paysage.
Ce changement n'a pas été facile. J'aime les animaux sauvages et je prends donc la vie avec la retenue de qui a besoin de manger. Mais en jardinant pendant une matinée, je fais plus de mal à la vie cachée dans le sol qu'en pêchant pendant un an. Je suis plus que jamais opposé à la cruauté, mais n'ai plus de problème avec la mort. La mort est la vie, et rien n'existe sans elle. Le problème, c'est l'échelle et la déconnexion qu'elle crée. J'eus aussi l'impression que ma vie antérieure, soi-disant végétalienne, n'était même pas végétalienne. Les voitures ne sont pas végétaliennes. Les téléphones ne sont pas végétaliens. Le plastique n'est pas végétalien. Les vitamines ne sont pas végétaliennes. Barres protéinées, pois chiches, graines de soja et de chanvre – rien de tout cela n'est végétalien, pas au vrai sens du terme. C'est le fruit de toute une idéologie politique qui cause la sixième extinction massive d'espèces, détruit un habitat après l'autre, pollue le monde qui nous entoure et rend la Terre inhabitable pour une grande partie de la vie – même la nôtre..
Libéré de l'horloge
Quand j'ai quitté la technologie moderne, j'ai aussi voulu renoncer au temps. Évidemment pas celui des saisons et du rythme naturel inéluctable du jour et de la nuit ; je veux dire le temps de l'horloge. Je comprends que cela puisse paraître fantasque, impraticable et étrange, mais c'est au cœur du mode de vie que je veux mener. En lisant Pip Pip, cette exploration profonde du temps de Jay Griffiths, je me suis rendu compte à quel point est récent le concept d'horloge-temps dans la culture humaine, et combien il est essentiellement idéologique et politique. Le temps d'horloge est au cœur de l'industrie, de la production de masse, de la division spécialisée du travail, des économies d'échelle et de la normalisation – précisément tout ce dont j'essaie de m'éloigner. Dans sa prose poétique si particulière, Griffiths appelle l'heure de Greenwich le « temps le plus méchant de tous ».
Au lieu de passer ma vie à la gagner, je voulais la vivre.
Comme je n'ai pas de montre, ma relation au temps a radicalement changé. Les choses prennent effectivement plus de temps. Pas de bouilloire électrique pour faire mon thé en trois minutes et pas de supermarché pour aller y chercher en vitesse mon pain et une pizza. Mais voici le plus étrange : je constate en fait que j’ai plus de temps. En écrivant au crayon, je ne peux pas me laisser distraire par les leurres ou la publicité. La vie suit un rythme plus détendu, avec moins de stress. Je me sens en harmonie non seulement avec les rythmes saisonniers, mais aussi ceux de mon propre corps. Au lieu d'un réveil matin, c'est le chant des oiseaux qui interrompt mon sommeil et je n'ai jamais si bien dormi. Si je veux tout laisser tomber et partir en randonnée, je peux. J'apprends enfin à « être ici maintenant ». Il y a plus de diversité, moins de répétitions. La pleine conscience n'est plus un luxe spirituel, mais une nécessité économique. Même si ce n'est peut-être pas le plan de carrière le plus rentable, c'est bon pour mon propre résultat net : le bonheur.
Simplicité romantique ?
Tout n'a pas été facile, loin de là. Sans téléphone, plus moyen d'appeler famille et amis lointains, plus de SMS pour donner rendez-vous au pub à un pote. Se laver accroupi dans une baignoire en aluminium une cruche d'eau à la main est aussi peu romantique que vous l'imaginiez. Mais j'ai appris que ce mode de vie a son propre schéma, avec des solutions anciennes et oubliées. Au lieu de recevoir des courriels, des messages SMS et des appels interminables, je reçois une ou deux lettres par jour, et elles me touchent de près. J'ai fini par construire une baignoire en plein air, et tremper sous les étoiles avec un verre de vin de mûre fait maison est aussi romantique que possible.
Je n’ai jamais été si sociable avec mes voisins et ceux qui me sont chers que depuis mon renoncement aux medias sociaux.
J'ai constaté que lorsque vous dites non à une chose, vous dites oui à une autre. Prenons la musique, par exemple. Le jour où j'ai rejeté le monde de la télévision, de la radio et d'Internet, qui immortalise les artistes de renommée mondiale que j'aimais, j'ai eu l'impression qu'ils étaient tous morts en même temps. Plus de Bowie ni de Joni Mitchell. Cela fait sacrément drôle. Mais renoncer à la musique électronique m'a incité à aller communier à des spectacles de musique traditionnelle, et j'adore ça maintenant. J'apprends même à jouer (mal) d'un instrument, moi aussi.
Je ne romance pas le passé. Mais je ne romance pas l'avenir non plus. J'ai vécu avec et sans la technologie, et je sais quel style de vie m'apporte le plus de paix et de satisfaction. Aldo Leopold a dit un jour que « nous aspirons tous à la sécurité, à la prospérité, au confort, à la longévité et à l'ennui ». C'est trop facile de vivre longtemps sans ne s'être jamais senti vivant. Dans le compromis incessant entre confort et sentiment d'être pleinement vivant, je n'ai pas réussi à trouver le bon équilibre – pendant le plus clair de mon existence. Maintenant, je veux ressentir toutes les émotions et tous les éléments dans leur intégralité. La pluie, la joie, l'émerveillement – tout.
Traduit de l'anglais par Dominique Macabie.
Mark Boyle écrit pour le Guardian ; il est l'auteur de The Way Home : Tales from a Life without Technology (Oneworld, 2019), sur lequel est basé cet article. Il vit en Irlande.