Un médecin palestinien, qui a grandi dans un camp de réfugiés et qui a perdu trois de ses filles dans un attentat, parle de sa vie, de son refus de la haine et de la valeur intrinsèque de toute vie humaine.
Je suis né dans un camp de réfugiés palestiniens et j’y ai grandi. Mon enfance n’a jamais eu le goût de l’enfance. Dès ma naissance, j’ai été confronté à la misère, à la souffrance, à l’extrême dénuement et aux privations. Mais la souffrance en ce monde vient des hommes et non pas de Dieu. Dieu veut pour nous tout ce qui est bon et il nous a créés pour le bien. Et parce que la souffrance vient des hommes, il y a de l’espoir – l’espoir de défier cette souffrance causée par les hommes en la refusant et en prenant nos responsabilités. Je ne peux défier Dieu, mais je peux défier des hommes ici-bas. Vous aussi, vous le pouvez.
L’on peut vous déposséder, vous emprisonner, vous tuer, même, mais nul ne peut vous empêcher de rêver. Enfant, je rêvais d’être médecin. A force de travail, ce rêve est devenu réalité. Aujourd’hui, je me bats tous les jours pour donner la vie. D’autres vivent pour se battre. Est-ce là le but de notre existence : combattre et mettre fin à des vies humaines ? Une vie humaine est ce qu’il y a de plus précieux au monde. En tant que gynécologue, je sais les luttes que nous menons pour sauver une vie – tandis qu’avec une seule balle, d’autres peuvent y mettre fin en quelques secondes. Chaque être humain est un représentant de Dieu sur la terre, il est ce que Dieu a créé de plus saint. Il nous faut accorder beaucoup de valeur à la vie humaine et en être les ardents défenseurs.
Partout, ici-bas, règnent la violence, la peur et l’injustice. Il n’est pas rare d’entendre qu’une centaine, un millier ou dix milliers de personnes ont été tuées ici ou là. Mais les personnes ne sont pas des chiffres ni des statistiques : il nous faut imaginer chacune d’entre elles, un peu à la manière d’un arrêt sur images, comme un être aimé. Chaque personne tuée a un nom, un visage, une famille, une histoire.
Je fus le premier médecin palestinien à exercer dans un hôpital israélien. Bien des Israéliens ne considèrent les Palestiniens que comme des ouvriers et des domestiques. Je voulais qu’ils voient que les Palestiniens sont des êtres humains et que nous ne sommes pas si différents d’eux. La médecine n’a qu’une culture et qu’une valeur : sauver des vies humaines. Au sein d’un hôpital, nous traitons les patients de la même façon : avec respect et discrétion, et avec le même désir de les voir guérir. Nous n’adaptons pas leur traitement en fonction de leur nom, de leur appartenance ethnique ou de leurs origines, mais en fonction de leur maladie et de leur souffrance.
Pourquoi, alors, ne pas pratiquer ces mêmes principes d’égalité à l’extérieur de ces institutions ? Au sein de l’hôpital, nous nous comportons comme des anges et nous nous souvenons que nous sommes tous égaux. Il nous faut vivre la même chose à l’extérieur. Lorsque je tends un tout petit à sa mère, je vis les plus beaux moments de ma vie. Le cri d’un nouveau-né est un cri d’espoir, le cri d’une vie nouvelle en ce monde. Qu’il soit chrétien, musulman, juif, druze ou bédouin, son cri est le même.
Alors que je travaillais dans un hôpital israélien, j’ai vécu les quatre mois les plus difficiles de ma vie. Le 26 septembre 2008, j’ai perdu ma femme, brutalement emportée par une leucémie aiguë en l’espace de deux semaines. J’ai vécu cela comme une fin du monde. Pour moi, une mère représente tout, dans la vie. La mère est le pilier principal du foyer. Elle est celle qui donne, qui se sacrifie, qui bâtit sans limites. En perdant la mère de mes enfants, nous perdions son cœur immense, sa bonté, sa compassion et son amour. Mais je n’y pouvais rien, et il me fallait aller de l’avant. J’avais la chance d’avoir six filles belles et intelligentes et deux fils. J’ai poursuivi mon travail.
Puis survint l’imprévisible. Le 16 janvier 2009, quatre mois à peine après la mort de ma femme, un tank israélien a bombardé ma maison, à Gaza. Trois de mes filles et une nièce ont été tuées. Il n’y avait aucune raison de les tuer. Ce n’étaient que des jeunes filles dont les seules armes étaient l’amour, l’instruction et des rêves pour l’avenir. Je leur avais transmis le désir de servir l’humanité. Et à présent, elles se noyaient dans leur propre sang, dans leur chambre, leurs corps déchiquetés. Je voulais les voir. Où était Bessan, que j’avais vue quelques secondes auparavant ? Où étaient Mayar, Aya et Noor? Mayar était première en maths en Palestine et voulait marcher dans les pas de son père et devenir médecin. Elle avait été décapitée et était méconnaissable. Où était Aya, treize ans, qui voulait être avocat, être la voix de ceux qui n’ont pas de voix, elle qui voulait parler et rompre le silence ? Où était Noor, dix-sept ans, dont le rêve était un jour d’enseigner ?
A ce moment, je me suis dit que Dieu était témoin de cette tragédie, et qu’il en ferait jaillir un bien. Je me suis demandé pourquoi j’avais été épargné. Si j’étais resté quelques secondes de plus, j’y passais, moi aussi. La miséricorde et le plan de Dieu avaient voulu que je sois en train d’être interviewé en direct sur Israeli TV au moment même du bombardement. Le monde entier a pu être témoin de mes larmes et de ma détresse.
Même quand la terre entière semble ne pas réagir, comme paralysée, Dieu veille. Dieu est vivant. A ce moment précis, je me suis tourné vers Dieu, celui qui est vivant, celui qui est éveillé et qui est fort. Je n’ai pas ressenti de colère. J’ai simplement senti que je ne pouvais accepter ce qui se passait et je lui ai demandé ce que je pouvais faire. A cet instant, j’ai fait à Dieu et à mes filles une promesse : jamais je ne prendrais de repos, jamais je ne renoncerais, jamais je ne vous oublierais. Comment pourrais-je les oublier ? Ce sont mes enfants chéries et elles me manqueront toujours.
J’ai la certitude que je reverrai mes filles. Et elles me demanderont : « Qu’as-tu fait pour nous ? ». En attendant, elles vivent en moi, et quand je les retrouverai, j’aurai pour elles un grand cadeau : celui de la justice, en leur nom et au nom des autres. Il me faut prouver que leur sang n’a pas été versé en vain, que la vie d’autres personnes en a été changée et même qu’elles ont sauvé des vies. Mais pour cela, nous ne pouvons utiliser des fusils et des bombes comme celles qui les ont tuées.
La balle d’un fusil est l’arme des faibles: elle tue une fois. Vous, vous possédez la plus puissante des armes : votre sagesse et vos paroles de bonté et de courage. Les mots sont plus forts que les balles. Il nous faut utiliser le mot juste, au bon moment. Car à quoi bon parler quand il est trop tard ? Quel serait l’intérêt de soigner des patients une fois qu’ils sont morts ?
Le premier message de soutien m’est venu de mon fils de quatorze ans, Mohammed. Tandis que je pleurais, il m’a regardé et m’a dit : « Pourquoi pleures-tu ? Pourquoi cries-tu ? Tu dois être heureux. » Je lui ai répondu qu’il ne devait pas savoir que ses sœurs avaient été tuées. Comment pouvait-il me dire d’être heureux ? Il m’a dit : « Si, je sais bien que mes sœurs sont mortes, mais je sais aussi qu’elles sont heureuses là où elles sont maintenant. Elles sont avec leur maman. Elle les avait demandées ». Ce gosse de quatorze ans, ce petit Palestinien, était capable d’enseigner la patience aux leaders de ce monde. Je me suis dit que s’il avait pu prononcer de telles paroles, je n’avais pas à m’inquiéter pour lui. Il connaissait son chemin. Et moi aussi, il me fallait avancer. Comme l’a dit Einstein : la vie, c’est comme une bicyclette. Il faut avancer pour ne pas perdre l’équilibre. J’ai poursuivi mon chemin, plus vite, plus fort, toujours plus déterminé. Sans un regard en arrière, toujours tourné vers l’avant.
J’ai écrit un livre, « Je ne haïrai point », parce que les gens s’attendaient à ce que je haïsse. Peut-être, en effet, aurais-je le droit de haïr. Mais nous, humains, avons la chance de pouvoir choisir – choisir les ténèbres ou la lumière, le bien ou le mal. Si je veux la justice pour mes filles, est-ce par la haine que j’y arriverai ? Est-ce par les ténèbres, par l’aveuglement ?
La haine est un mal qui ronge celui qui la porte en lui. C’est un poison, un feu qui consume celui qui l’a allumé. C’est un cancer, une maladie auto-destructrice. Elle est un lourd fardeau qui empêche d’avancer, qui vous enfonce de plus en plus profondément. Ne permettez pas à ce mal de s’installer en vous. Construisez un bouclier autour de vous. Ne vous autorisez pas la haine. Lorsque j’ai dit que je ne haïrai point, je voulais dire que je ne me laisserai pas gagner par la maladie. Jamais je ne me laisserai briser ou vaincre par ce mal. Je le défierai et j’assumerai mes responsabilités. N’accusez pas les autres, mais prenez vos responsabilités et allez de l’avant. N’étouffez pas en vous la colère, mais que cette colère soit positive. Si une situation est injuste, ne l’acceptez pas. Demandez-vous : que puis-je faire pour la changer ? Ne vous laissez pas aller à une colère telle que vous perdez tout contrôle de vous-même et que vous le regretterez. Ce qu’il nous faut, c’est une colère constructive, positive, qui donne de l’énergie.
Tout ce que vous faites a des répercussions autour de vous. Ne dites pas que vos actions n’ont pas d’impact sur les autres. Le patient a besoin d’actes, d’une ordonnance. Il n’a pas besoin de paroles. Tout commence par des mots, mais ces mots n’ont aucun sens s’ils ne sont pas suivis d’actes. D’abord de petits actes. Commencez par agir au niveau local, au sein de votre communauté. Parlez. Le mal s’étend dans notre monde quand les gens de bonne volonté ne font rien et pensent qu’ils sont à l’abri du mal. Qu’avez-vous vu ? Qu’avez-vous entendu? Cela fait-il du tort à d’autres vies humaines? Notre monde devient de plus en plus petit. Nous sommes tous dans le même bateau. Il nous faut veiller à ce que nul ne l’endommage ou nous coulerons.
Votre liberté dépend de la mienne. Nul n’est libre si tous ne le sont pas. Il nous faut défendre la liberté de tous. Il nous faut parler pour que tous soient libres – libres de la misère, de l’ignorance, de la pauvreté, de la maladie et de la peur. En mémoire de Bessan, Mayar, Aya et Noor, j’ai créé la « Daughters for Life Foundation » (Fondation des Filles pour la Vie) pour l’instruction des jeunes filles et des femmes du Moyen-Orient. Les difficultés sociales et économiques ne devraient pas constituer un obstacle à l’instruction des filles. En chacune d’elles, je vois les rêves et les projets de mes propres filles se réaliser. Je les considère comme mes filles. Dieu m’a pris trois filles et une nièce, mais il m’en a redonné des centaines.