La misère du monde se révèle dans la misère de ses enfants. Les enfants de la misère ont une croissance difficile ; ils restent chétifs. Quelle différence entre l’un de ces enfants malingres et son camarade du même âge qui grandit normalement ! Quand nous consultons les rapports des médecins scolaires rédigés après la guerre mondiale, il y a de quoi s’effrayer de l’amaigrissement et de la mortalité des enfants, causés par leur affaiblissement physique – dû notamment à la tuberculose.

Nul ne pourrait aujourd’hui évaluer le nombre d’enfants, dans les grandes villes,  qui sont affamés et partent à l’école sans avoir pris leur petit-déjeuner. Il s’agit probablement d’un chiffre immense. La meilleure école ne saurait remédier aux lacunes intellectuelles d’enfants qui ont faim. La barbarie, combattue par les socialistes, de l’exploitation des enfants par le travail, la violence avec laquelle des parents énervés et épuisés battent leurs enfants, sont plus étroitement liées au souci, à la détresse d’une lutte pour la vie, que l’on veut généralement l’admettre.

Là où cette faute grave de la société humaine se trouve le mieux mise en lumière, c’est dans la misère insondable qui conduit des milliers de personnes sur le chemin immonde de la prostitution. Le trafic de jeunes corps pour un piètre butin est le meilleur indice de la pauvreté. Le chômage et les salaires dérisoires favorisent le développement de la prostitution. Le nombre de naissances illégitimes augmente donc proportionnellement à la pauvreté. La pauvreté est étroitement liée à la déchéance : ce sont toujours les filles des pauvres qui finissent sur les trottoirs et dans les bordels. Leur destinée est d’y perdre leur dignité humaine !

Il faudrait que chacun de nous puisse se rendre compte de leur malheur : elles maudissent leur existence ; elles s’effondrent, désespérées, devant la faiblesse de certains hommes ; elles meurent dans un hôpital ou vont se suicider. Il faut s’en rendre compte, ne serait-ce qu’une seule fois ! Voilà ce que provoque l’indifférence du prochain qui conduit des enfants à la misère :

« La corruption te salue partout, à travers les créatures qui errent dans ces longues rues obscures – sans amour et sans Dieu ! Lugubre est le chemin. Le monde entier est triste à en mourir ! » 1

Les ténèbres de la misère ont besoin de lumière.

Ces rayons noirs qui nous atteignent et qui viennent du monde – si proche et pourtant si éloigné - de la misère sont des signaux. Les ténèbres de la misère ont besoin de lumière. Nous résistons. Mais l’appel est incessant. Il nous contraint à reconnaître que tout est lié dans cette misère. Nous avons du mal à en conclure que nous tous, dans la vie que nous menons ensemble, nous portons une grande part de responsabilité. Nous ne pouvons pas négliger notre devoir. Il nous faut comprendre la misère du monde, reconnaître que notre individualisme et notre indifférence en sont le terreau. L’égoïsme engendre la crise du logement qui est l’une des principales causes de la misère.

La manière déplorable avec laquelle les ouvriers sont traités par les patrons du capitalisme montre clairement l’écart entre le travail fourni et le salaire payé. L’exploitation des travailleurs représente une injustice à laquelle nous sommes particulièrement sensibles : nous avons avantage à ce qu’un juste salaire soit dû à celui qui travaille. 2

Quand ces questions sont prises au sérieux, il faut retrousser ses manches. Il ne s’agit pas seulement de consulter de la littérature spécialisée. Il faut avant tout se mettre en contact avec des personnes qui font un travail social dans le monde ouvrier ! Avec elles, il faut visiter les lieux de la misère, garder ouverts cœurs et portes en faveur de tous les malheureux. On  passera ainsi d’une communauté de sentiment avec la misère, à une communauté d’expérience et d’engagement.

La misère actuelle nous renvoie une image de notre culpabilité, du sort vers lequel s’avance le monde et toute l’humanité. Ici, il s’agit bien de tous ! Pas seulement d’un petit nombre. Tous sont coupables. Le plus terrible, dans ce sort qui échoit à l’humanité, c’est son caractère inéluctable et universel. Personne ne peut le fuir pour y échapper. Ce caractère inéluctable du malheur et de la faute représente l’ultime aggravation de la souffrance, sans laquelle la misère ne serait pas totale. Les vanités des tentatives pour y remédier, la désillusion qui suit les élans humanitaires pour la vaincre, mènent à un désespoir pire qu’un simple dégoût de la vie.

Qu’il s’agisse d’une lassitude causée par la fatigue ou d’un désespoir cruel, on en oublie rapidement la négation de l’existence et le mépris de l’être humain. Nous voyons alors combien nous étions loin de notre victoire. Beaucoup aujourd’hui sont désabusés dans leurs plus grandes attentes. Ils se sentent complètement découragés, parce que le plus saint de leurs espoirs a été déçu et s’est effondré. Ils n’arrivent pas encore à comprendre que la désillusion libère des fausses attentes. Elle laisse place à une foi authentique, sans laquelle tout espoir ne reste qu’un mensonge creux. Nous sommes encore loin de cette foi. Le doute semble ronger tout espoir. Le doute de tout : de la volonté et des possibilité de l’être humain, de l’histoire universelle, d’un avenir ultime pour l’humanité. Pire encore : le doute devient incertitude quant au sens de notre destinée. Beaucoup abandonnent l’espoir qu’ils pourraient placer dans l’Esprit, parce qu’ils voient partout le démon, l’égarement, l’intérêt particulier et la trahison.

Ce doute sournois qui touche tout ce qui subsiste de bon dans l’être humain se transforme en un doute quant à la destinée et au but de notre vie. Il s’insinue en nous jusqu’au tréfonds de notre existence et nous pousse à la limite d’un désespoir absolu. Le désespoir représente le dernier enfer dans lequel il est possible de s’enfermer. Il signifie l’anéantissement de toute possibilité de croire. Il marque la fin de toute espérance. Il exclue l’amour. Il rend impossible la poursuite de la vie. Le désespoir est le caractère définitif de la destruction et de la décomposition causées par la mort.

Le désespoir nous fait ressembler à Prométhée. Dans le mythe de l’Antiquité, Prométhée est dévoré sans cesse sous l’ardeur du soleil. Son mal apparaît comme une torture purement physique. Prométhée a pris le feu en faveur de la race des hommes. Ce faisant, il voulait permettre aux humains de dépasser la misère de leur existence bestiale. Il doit maintenant supporter, impuissant et désarmé, l’aigle de Zeus qui dévore son foie3, jours après jours. Cette incessante torture physique est destinée à lui infliger des souffrances continuelles, pour l’éternité.

Notre cœur est dans le même cas quand il ne cesse d’être déchiré par la misère du monde – depuis les temps les plus reculés, ces blessures du foie en furent le symbole. Le poète Eschyle a donné à cette ancienne légende un sens profondément spirituel. Il a utilisé la souffrance de Prométhée pour parler de la torture de l’âme dans l’esprit, dans la vie intérieure.

Dans la légende, celui qui a volé le feu s’est aventuré, en faveur de l’humanité, dans une lutte titanesque contre la divinité. Il doit maintenant endurer le plus grand des tourments. Il doit vivre dans le désespoir. A ses yeux, la divinité, ce qu’il y a de plus grand et de plus saint, apparaît désormais comme un voyou injuste et jaloux. Pour lui, ce qui arrive dans le monde n’est plus que malheur, sang et puanteur. La divinité digne d’honneurs est devenue pour celui qui a pris le feu un être égoïste et satanique. Elle décide de le condamner à l’enfer parce qu’il a osé, lui qui était mi-homme mi-dieu, prendre ce qui est « bon » sans permission. Prométhée est attaché au rocher avec sa révolte, sa rébellion, sa haine. Tandis que l’aigle déchire son « foie », son tourment devient extrême. Il sombre dans le plus profond des désespoirs. Ce qui le fait souffrir, c’est l’abandon du dieu, l’« inimitié » de la divinité. Le doute s’est transformé en désespoir : il ne peut tout simplement pas exister de dieu capable du bien ! Comment pourrait-il en être autrement quand, dans ce monde rempli d’injustice, les hommes sont victimes de tant de maux ?

Quand l’homme désespère, Dieu est absent. Quand nous désespérons, nous désespérons de Dieu. Mais quand nous désespérons de Dieu, nous désespérons de tout, y compris des hommes, de l’humanité et de la vie. Prométhée pouvait désespérer. Il lui manquait l’intelligence d’une révélation d’ensemble, selon laquelle ce ne sont pas les progrès de la culture qui pourraient venir en aide à l’humanité déchirée, mais ce Dieu seul, que l’homme a perdu, celui de la vie et de l’amour. Lui seul peut redonner un avenir à l’existence, et non pas les séducteurs, les destructeurs chargés de cadeaux empoisonnés. Prométhée pouvait désespérer, parce qu’il lui était impossible de connaître l’Esprit de communion qui répand la bonté créatrice, ni son ultime combat contre les forces de division et de destruction qui appartiennent aux  sombres puissances du feu.

Quand l’homme désespère, Dieu est absent.

Finalement, désespoir et foi sont en lien avec Dieu. Il est clair que le péché est une séparation, oui, une séparation d’avec Dieu. Il nous écarte de Dieu, qui est la source de l’unité de la vie. La racine de toute misère, comme Jésus l’a reconnu, est le rejet de Dieu. La détresse de la conscience qui faisait souffrir Luther fut la peur du Dieu juste. Luther craignait d’être rejeté loin de la présence de Dieu à cause de sa colère.

La foi croit en Dieu comme Esprit de communion. C’est précisément parce qu’il est l’Esprit de communion – et seulement pour cela – qu’il est pour l’homme. Il représente la vocation que Dieu a assignée à l’homme. Le désespoir, c’est la solitude, une relation rompue, une situation brisée : le contraire de la foi. La foi est confiance et communion ; confiance en une unité qui triomphe de toutes les contrariétés. Seule la foi est en mesure de porter la misère du monde, parce qu’elle est l’unique source de communion, plus forte que toutes les séparations et divisions.

Seul un amour qui vient de la foi peut puiser de la force dans la souffrance, une force capable de vaincre. Seule la foi peut passer d’une situation d’extrême passivité dans la souffrance à l’intense activité d’un nouvel accomplissement. Comme il n’y a pas de foi sans Dieu, il n’y a pas d’amour sans la foi.

Il y a toujours des hommes qui désespèrent. Car partout, la lumière divine encourt le danger d’être obscurcie. Le désespoir nous menace tous. L’esprit de l’Adversaire travaille en nous. Il fait croire que le feu humain, cette puissance de mensonge et de division qu’est le progrès de la culture avec ses conditions démoniaques d’existence, serait un secours pour sortir le monde actuel de sa misère et de son malheur. Mais il reste aussi partout des hommes de foi, parce que la lumière éternelle de la bonté et de la communion brille dans toutes les ténèbres et ne saurait être engloutie par elles.4 La révélation de la lumière créatrice illumine tout homme qui entre dans l’obscurité de ce monde.

La foi ne peut jaillir que du point le plus noir des ténèbres de notre monde de mort. Celui qui a éprouvé toute la profondeur de la souffrance du monde fut cloué, comme Prométhée. Prométhée était lié par des chaînes qui le maintenaient captif pour l’éternité. Mais Jésus a apporté, par les clous qui le transperçaient, une mort libératrice, source de communion. Prométhée avait allumé le feu de la culture humaine. Mais Jésus a apporté un tout autre feu, celui de la révélation – et de la communion dans l’amour de Dieu pour cette terre.

Et pourtant, Jésus s’est écrié, du fond de la souffrance de son âme : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »5 Dans son Esprit de foi et de communion, il a enduré sur la croix une souffrance plus intense que tout désespoir humain. Il ne s’agissait pas des douleurs physiques causées par la cruauté de son exécution, bien qu’il ne faille pas minimiser leur réalité et leur signification dans l’acte de sa mort. Il ne fut pas tourmenté, comme Prométhée, par la moitié du doute qu’un homme pourrait avoir en la bonté et la puissance de Dieu. C’est la réalité de sa mort, en tant qu’elle le séparait de Dieu, du seul mystère de la vie – précisément de sa propre vie –, qui le plongeait dans les plus terribles tourments, dans l’abîme de la misère. Dans sa nuit spirituelle, dans sa solitude absolue, Jésus a été immergé dans le tréfonds de la misère du monde. Dans l’isolement infini de la mort, il est devenu le vainqueur de la misère du monde, parce qu’il l’a subie jusqu’au bout. S’il n’en avait pas souffert jusqu’à la fin, il n’aurait pas pu la vaincre.

Il a pu alors prier pour ses ennemis. Il a pu s’écrier : « Tout est accompli ». La victoire du Dieu de lumière et de sa révélation fait apparaître, tout à la fin, l’unité de la vie. Elle fut remportée dans le seul lieu décisif : dans les ténèbres de la mort. C’est pourquoi il reste possible de croire, même dans ce lieu décisif, à la limite du possible, dans la peur et la misère les plus profondes, dans le plus extrême tourment de l’abandon de Dieu. Dans les souffrances de la mort réside la victoire de la résurrection. La résurrection ne vient que de cette mort horrible. Sur cette ruine totale de la vie de l’amour s’édifie l’unité d’une vie nouvelle promise en Dieu.

Voilà le mystère de cette exécution hors de Jérusalem : la mort devait être endurée dans toute son horreur pour être vaincue. Jésus est mort de la misère du monde. Et il vit précisément pour la vaincre.

Nous ne vivons pas vraiment, parce que nous ne voulons pas mourir. Nous ne sommes pas vainqueurs de la misère, parce que nous fuyons son caractère épouvantable. Prométhée ne pouvait pas mourir. Il passait donc à côté de la plus grande détresse de son tourment ; il restait pour toujours pendu à son désespoir. Jésus par contre, dans sa mort, a tout accompli en étant abandonné de Dieu au cours de son agonie. Libéré, ressuscité, il a pu quitter son gibet et sa tombe. Il est libre pour apporter la vie. Il a pu, lui le crucifié et le condamné, achever son œuvre de communion par ses blessures et par sa mort.

Il a uni sa mère et son ami.6 Il a reçu le criminel dans sa communion.7 Il s’est réconcilié ses ennemis par son pardon.8 Pour réunir tous ses enfants, il leur a remis son Esprit, dans la communion avec son Père.9 Son corps brisé a créé un nouvel organisme, uni en Dieu : le corps de l’Eglise messianique. Ce corps écartelé sur le gibet anticipe la re-création promise en Christ, la seule et véritable unité en Dieu, au sein de notre humanité divisée.10 La lamentable tragédie de la détresse de sa mort annonce le retour de la lumière. Il est devenu le seul chef (Führer) pour tous les hommes : il les accompagne dans le tréfonds de la souffrance et de la misère du monde, pour les sortir de cette fournaise. 

Tout combat en faveur de la justice et de l’amour, dans lequel on risque tout, conduit à une mort semblable à celle de Jésus. La misère du monde est proche de la croix : sur la croix est rassemblée la souffrance du monde entier. Tout ce qui se disloque, se dissipe et se détruit est concentré en ce lieu décisif. Le Tout-Puissant y est mort, il a quitté cette vie, intimement uni à la souffrance du monde entier. C’est pourquoi sur la croix, pour la première et la dernière fois, a pu être récapitulée, appréhendée et surmontée toute misère. Dans cette horrible exécution, Jésus a pris sur lui et a vaincu la misère la plus extrême de toutes les souffrances. Dans les terribles douleurs qu’il a endurées s’est révélé l’amour libérateur. Jésus a renoncé à ses privilèges et à sa puissance pour subir sans résistance les pires tourments. Il a accepté la déchéance la plus totale.

Sur la croix est rassemblée la souffrance du monde entier.

Jésus n’a pas marché vers la mort parce qu’il l’aurait aimée ou ardemment désirée. Il voulait vivre ! Mais il ne voulait pas d’un semblant d’existence. Il ne voulait que la vraie vie : la vie en tant que communion, victoire sur ce qui divise, sépare, éloigne. Il voulait précisément cette vie pour ceux qui restent torturés par la séparation, par la solitude, pour ceux qui souffrent dans la plus grande misère, pour les pécheurs, les coupables et les désespérés.

Avec ce que Jésus a fait, la bataille décisive a été livrée dans le monde spirituel. Ce qui apparaissait comme une absence passive de résistance fut en vérité l’accomplissement d’une œuvre puissante, qui a manifesté la volonté de l’amour et de la communion contre toute opposition de la haine et de la discorde. Le verdict est tombé. Il a libéré la terre de la tyrannie du conflit et de la désintégration.

Toute la souffrance se trouve rassemblée sur la croix pour apporter la dernière réponse à la misère. Dans la mort de Jésus se révèle le sens de l’existence. Dieu vient à la rencontre d’une humanité victime de ses divisions et de son inimitié. Le monde de l’injustice – aussi divisé soit-il – s’accorde pour rejeter l’Unique, à l’aide des pouvoirs de l’Etat, de l’Eglise et du peuple. Pourtant, l’Unique n’a recherché et vécu que la bonté de Dieu : l’unité de tout en tout.

Dans ce monde, le bien semble avoir le dessous par rapport à l’injustice. Mais en réalité, dans son humiliation, la raison originelle et ultime de ce monde remporte la victoire ; elle est la Parole, qui est Dieu. L’Amour est mis à mort. Mais il est plus fort que la mort. L’histoire du monde devient donc son propre jugement : son injustice devient manifeste, et Dieu, au cœur de l’histoire, se révèle le seul Bien et le seul Puissant.

Nietzsche, le grand « antichrist » de notre époque, a correctement décrit – bien qu’involontairement – la misère dont la croix révèle la résolution. Il a vu dans la croix la plus grande, la plus grave faute de notre monde : « L’homme ne supporte pas que vive un tel témoin » ; « on sacrifiait jadis des êtres humains à son dieu – mais le summum, c’est de sacrifier Dieu lui-même ». « Sacrifier Dieu pour rien ! » - « Où est Dieu ? Nous l’avons tué. Nous sommes tous ses meurtriers. Nos couteaux ont répandu le sang du plus saint, du plus puissant que le monde ait connu – qui nous purifiera de ce sang ? » 11

Jadis, les chrétiens en Allemagne exprimaient la même chose à travers la représentation du mystère de la Passion : « Malheur à nous ! Dieu lui-même est mort ! » 12

Derrière la misère du monde, dans cette culpabilité collective, se cache la Bête venue de l’enfer : le péché, qui s’en prend à Dieu ! Dans la mort de Jésus, la misère du monde se révèle dans son plus grand péché. C’est seulement au comble de son crime le plus grave qu’elle peut être vaincue. La dernière source de la souffrance est découverte : être « sans amour et sans Dieu » .13  « Rien n’est perdu, si ce n’est l’âme qui a perdu son Dieu ».

La constatation de l’énormité de cette terrible perte induit une question essentielle : Dieu serait-il irrémédiablement perdu ? A moins que Dieu ne soit, dans la manifestation de sa perte, dans cette impossibilité où nous nous trouvons de rechercher ce qui est perdu, plus proche que jamais ! Désormais, il est évident que tout, dans notre existence, s’oppose à lui. Les hommes ont tué Dieu. Il est donc certain que la vraie religion ne saurait venir des hommes. Il est devenu évident que la religion des hommes est sans Dieu. Voici ce qui doit maintenant se manifester : soit Dieu détourne son cœur de la bande d’assassins qui s’entredéchire et qui, dans la folie de son péché, s’en prend même à lui, à son Dieu ; soit il se révèle à ces assassins, dans la misère la plus grande de leur péché le plus grave,  comme le Bien absolu.

Là commence le miracle de la puissance créatrice, la révélation de l’Esprit vivifiant et créateur de l’Amour absolu. Le Ressuscité apporte aux hommes la proximité de Dieu, sa vie qui renouvelle toutes choses, comme jamais auparavant. Jésus ouvre dans le monde une voie nouvelle pour Dieu, qui pénètre les ténèbres sans en être la proie ! En répandant son Esprit sur les hommes, Dieu peut enfin ouvrir son cœur, avec la plénitude de son pardon et de sa réconciliation ! Pour tous ceux qui le contemplent, Dieu devient clarté et lumière.

On ne peut plus douter que notre monde s’oppose à son amour et à sa vie de communion. Jésus devait mourir. Il a suivi la voie de Dieu dans un monde gouverné par Mamon, dans la sphère des esprits impurs, au milieu d’une humanité incline au meurtre, à l’hypocrisie et au mensonge. Il a suivi la voie de la Vie et de l’Esprit, celle de l’amour et de la puissance. Et ce chemin de lumière l’a sorti du tombeau et lui a redonné un avenir !  

Maintenant, Dieu s’est approché de nous. Ce chemin que Jésus a suivi dans la mort est le chemin de Dieu vers la résurrection du Christ. Quiconque veut mener le même combat que lui doit être prêt à être éliminé comme lui, à être persécuté et mis à mort. C’est le paroxysme de la misère. Vouloir accomplir la volonté de l’Esprit infini dans ce monde d’oppression, oui, penser que la terre, le pays, toutes choses ne sont que pour Dieu et pour son Esprit, signifie ne faire plus qu’un avec le Dieu aux mille tourments. C’est boire jusqu’à la lie la dernière goutte de l’amertume. C’est endurer la mort avec Dieu.

Maintenant, Dieu s’est approché de nous.

Consacrer à Dieu son corps et sa terre conduit à la mort, à la mort physique dans toute sa réalité terrestre, dans toute sa laideur. Car la « vie » est injuste et ne tolère pas la justice. Chaque fois qu’un esprit d’entraide, une volonté d’aimer avec un désir de communauté, cherchent à transformer quelque chose de la nature et de la substance de ce monde, une puissance s’y oppose avec toute sa violence meurtrière. Celui qui s’attaque à l’injustice doit mourir.

Que faire alors, sinon se sacrifier soi-même avec tout ce que l’on a, dès que le chemin et le but deviennent clairs ? Sans ce but ou en-dehors du chemin, les torturés ne subissent pas encore le « martyre ». Seuls les témoins sont des martyrs.14 Des milliers de personnes ont été pendues et crucifiées. Seul Jésus pouvait mourir en sorte que de sa mort résulte une vie nouvelle. Il n’y a qu’en Jésus que la vie vient par la mort. En elles-mêmes, détresse et mort ne sont que fin et enfer. Le Dieu vivant est la puissance qui fait ressusciter de la mort. Cela ne se révèle qu’en Christ, le Ressuscité. L’annonce de Jésus crucifié et de sa mort est inséparable de sa résurrection, du nouveau commencement inauguré par le Christ. Le Christ rendu présent par son Esprit porte en lui toute la misère que son cœur a embrassée dans sa mort. Il porte aussi la puissance qui, dans le mystère de sa résurrection, a accompli l’unité de la vie qui vient de Dieu.

Quiconque comprend cela ne saurait continuer à désespérer de Dieu – même dans la mort. Il a compris l’ultime aboutissement du désespoir, qui est d’être vaincu par la foi. Christ en nous est l’espérance certaine que tout trouvera son unité et son accomplissement dans un amour rayonnant – parce que Dieu vit et qu’il vient !

Même si nous ne trouvons pas d’hommes capables de refléter, dans l’esprit d’un amour pur, la vie et les œuvres de Dieu,  Jésus est et reste l’Amour. Il est devenu l’événement et la réalité de la libération et de la réponse apportées à la misère et à la faute de l’humanité. Jésus est la révélation de Dieu. Une fois dans l’histoire, l’amour absolu est devenu réalité. Il s’est fait homme. La communion avec lui, et lui seul, apporte donc la garantie qu’un nouveau commencement est possible pour l’humanité, qu’une vie de communion peut et doit devenir réalité. Il n’y a plus de raison de désespérer de l’amour et de Dieu. L’Amour s’est manifesté. Dieu est à portée de main ! Dans le Christ crucifié, dans sa résurrection, dans l’effusion de son Esprit, dans son avènement, Dieu s’approche des hommes. Avec lui, ils devront supporter la mort du diable, la chute de l’humanité dans son état actuel. Et ils recevront la foi dans le pardon, la foi à la résurrection, à la communion. La foi en Dieu.

L’Amour s’est manifesté. Dieu est à portée de main !

En Christ se révèle notre ultime avenir en Dieu, quand notre corporéité blessée, ce corps ensanglanté par toutes les plaies causées par la division de l’humanité, retrouvera son unité. Toutes ses cellules se rassembleront pour former un organisme uni. Dans notre introduction, nous prenions l’exemple de l’ensemble du corps physique, et nous osions présenter cette vision : le corps, formé d’innombrables microorganismes indépendants et en relations, portait en lui l’image de la vie unifiée dans l’univers terrestre – d’un monde uni, porté et ordonné par une même âme et un même Esprit.

Cette image deviendra réalité. Elle est l’avenir que Dieu veut pour cette terre, quand elle sera habitée par une humanité qui aura retrouvé son unité. Il n’y aura plus en elle d’individu isolé. Sur tous régnera un seul et unique Esprit, Dieu lui-même. Les hommes vivront de relations réciproques de communion. Cette unité, réalisée grâce à une nouvelle création, se manifestera dans le service mutuel, dans le travail en commun, dans une solidarité entre tous les être vivants de notre planète terre. L’humanité sur cette terre formera une immense communion : la communion de l’avènement de l’Esprit.

La mort est vaincue. Il n’est plus question de décomposition et de solitude. La vie devenue nouvelle, ressuscitée, est créatrice de communion pour tous ceux qui possèdent l’Esprit d’unité. Cette vie dans la communion est la vie éternelle. Elle ne passera pas, parce qu’elle représente la vie dans sa globalité, pour tous et pour tout. Parabole définitive de Dieu dans l’histoire, elle brillera sur cette terre au sein d’une humanité renouvelée, libérée, unifiée.

Note

  1. Nikolaus Lehnau, « Einsamkeit », in Lyrische Gedichte, Leipzig, sans date, p.26.
  2. 1Tm 5,18 ; Jc 5,1-5
  3. Dans l’Antiquité, on croyait que le foie était le lieu où se formait le sang, pour être ensuite véhiculé à partir du cœur à travers tout le corps. C’est pourquoi le foie était souvent considéré comme l’organe vital central.
  4. Jn 1, 5
  5. Mt 27, 46
  6. Jn 19, 25-27
  7. Lc 23, 40-43
  8. Lc 23, 34
  9. Lc 23, 46
  10. Ep 2, 11-18
  11. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (KSA 4, p.331), Par-delà bien et mal (KSA 5, p.74) et Le Gai Savoir  (KSA 3, p.480s.).
  12. D’après un mystère de la Passion du poète Johannes Rist (1607-1667).
  13. Nikolaus Lehnau „Einsamkeit“, op. cit.
  14. Le mot « martyr » vient du grec ancien martus, dans lequel il signifie « témoin ».