L’être humain est un organisme vivant cohérent. Son corps se compose d’organes. Les organes contiennent des cellules, qui les constituent grâce à une interrelation continuelle, concrétisée par des échanges au sein de la circulation sanguine, par des stimulations et des services réciproques. Tel est le secret de la vie d’un corps : la multiplicité de ses cellules et de ses organes forme un tout, dense et dynamique. Chaque partie d’un corps, chaque organe, participe à la formation de l’ensemble du corps. Chaque partie du corps, chaque organe, mais aussi les cellules elles-mêmes ne vivent que grâce à une harmonie dynamique des minuscules entités qui les constituent.

Les différentes périodes de la vie se différencient par l’intensité et l’étendue de ces processus. La période la plus vivante, pour tous les organismes, y compris pour les plus primitives formes de vie, est celle de la croissance, de la procréation et de la naissance. C’est à ce moment-là que l’on voit le mieux ce qui caractérise la vie. Le mystère de la vie réside dans un développement, un mouvement, une communauté, une réciprocité. La vie, par la communauté, est une victoire sur l’isolement.

Il en est déjà ainsi chez les cellules primitives que sont les amibes. Leur vie dépend des relations qu’elles entretiennent les unes avec les autres. Existe-t-il une amibe qui ne vivrait que pour elle-même ? Se divise-t-elle pour elle-même ? Sa division prouve qu’elle ne veut pas vivre seule. Elle ne peut pas vivre en restant seule. Elle préfère fabriquer deux êtres vivants à partir d’elle-même, plutôt que de rester seule et isolée.

Bien plus : alors que, par une succession de divisions, la vie se multiplie continuellement à partir d’un être vivant unicellulaire, voici que deux individus vont se chercher pour s’unir. Une fusion intervient dans ce processus sans fin. Cette nouvelle forme de relation réciproque aboutit à une union complète, où les deux ne font plus qu’un. De là naissent encore, avec toujours plus d’énergie, une infinité de nouvelles divisions d’une multitude de minuscules cellules.

On pourrait oser affirmer que ces successions ininterrompues de divisions et d’unions chez les plus primitives des cellules vivantes manifesteraient la cohérence de la croissance de l’ensemble du monde vivant. Finalement, ces relations toujours nouvelles de milliers de générations, favorisées par des divisions successives, montrent que l’ensemble du monde vivant est un corps en croissance, plein de vitalité. Dans cet immense corps constitué par l’ensemble du vivant, ces cellules simples et primitives porteraient en substance ce qui fait vivre le tout. Pour bien comprendre ce qu’est la vie, il suffirait donc de les observer. On pourrait enfin admettre qu’une conscience commune, un même esprit, serait à l’origine de l’unité de cet immense océan qui remplit la terre, formé par ces innombrables cellules qui se divisent et se fécondent mutuellement.

Pourtant, ce mouvement n’a pas été retenu dans l’évolution de la vie sur terre. A eux seuls, ces êtres primitifs, avec leur vie simple, auraient pu investir tout le cercle de la création. Ils auraient pu, à la manière de la circulation sanguine, envahir la terre entière, et former un ensemble cohérent, solide, toujours en croissance. Mais la création en a décidé autrement. Elle a développé des corps toujours plus subtils, complexes, différenciés. Elle aspire maintenant à l’unité de ces diverses formes de vie. Le monde vivant présente une grande diversité de plantes, d’animaux et d’êtres humains. Ils se différencient clairement, au premier coup d’œil, les uns des autres. Pourtant, même dans cette complexité, dans cette multitude de formes d’existences, on retrouve encore et partout le secret de la vie : aucun être vivant ne veut rester seul. Là encore, toujours et partout, on constate que la vie trouve son origine dans une réciprocité de services, dans une recherche commune de relations vitales. Il n’y a pas d’autre vie.

L’observation de ces formes concrètes prises par le vivant, et avant tout celle de la complexité de notre organisme, pose une question : Comment ces organes qui travaillent en moi, l’estomac dans mon corps, l’oreille dans ma tête, etc., peuvent-ils collaborer en gardant conscience de leur unité ? Après tout, on pourrait considérer l’estomac ou les poumons comme des êtres animés indépendants, qui uniraient provisoirement leurs efforts dans le corps humain, en vue d’un but déterminé ou d’un intérêt commun. Ne seraient-ils pas des créatures solitaires, aussi primitives que complexes, qui s’associeraient à d’autres créatures ? Les muscles du coeur, les yeux, avec d’autres organes, d’autres membres du corps, formeraient une alliance, une sorte de fédération, pour un objectif commun et limité. Nous n’en serions pas moins étonnés : une conscience de l’unité dirige ce corps, dans toute sa complexité !

On pourrait imaginer une conscience cachée, instinctive, chez l’estomac. Elle ne se préoccuperait que du manger, du boire, de la digestion. Elle serait complètement indépendante de notre conscience globale. Et cette dernière le serait de l’estomac, de sa sensation de faim ou de rassasiement. Tout cela dépasse notre entendement. Ce que nous pouvons affirmer, c’est qu’une force vitale permet l’unité de notre corps. Il ne survit que grâce à une conscience de son unité, qui relie entre eux les processus complexes régissant chaque organe afin de former un organisme unifié.

Le petit enfant, à un âge qu’il est difficile de définir, prend conscience de son unité. Sans doute bien différemment que les adultes. L’enfant intègre à « sa » propre conscience de l’unité ce qui fait partie de sa personne, mais aussi ce qu’il voit et ce qu’il sent. Un bébé ne peut pas limiter le champ de sa propre existence à sa corporéité. Il voit plus loin que nous : la balle suspendue à sa poussette appartient à « sa » vie, tout comme son doigt qu’il agite ou son gros orteil qu’il met dans sa bouche. Inconsciemment, l’enfant prend conscience de l’unité de tout ce qu’il perçoit par ses sens ou dont il fait connaissance. Il fait l’unité de tout ce qui pénètre sa conscience.

Plus tard s’opérera une distinction. L’enfant commencera à parler de lui-même à la troisième personne : « il » veut le biberon ; « elle » veut quelque chose. Plus tard encore émerge l’individualité de l’enfant, quand il prend conscience de son Moi. C’est alors seulement, suite à cette séparation déchirante et pénible, qu’advient l’individu ; le petit être humain acquiert sa personnalité. L’enfant parle alors de lui-même à la première personne. Il insiste vigoureusement pour que son « Moi » obtienne satisfaction : pour lui-même, en tant que petit être humain.

Au cours de cette dangereuse étape de l’ « égoïsme normal », l’enfant cherche à s’imposer. Ce n’est que plus tard qu’il accèdera au niveau plus large du « Nous » de la communauté. Une fois qu’il est parvenu à intégrer, lentement et difficilement, la solitude et les limites de son Moi, il aspire à la communauté. Il retrouve le plus vaste « Nous » composé des êtres humains et des animaux. Et chez l’enfant, dans sa pureté, habite au-dessus, au-delà de tout cela, un accomplissement de tout ce qu’il ressent : un grand « Tu » qui est le mystère de Dieu. Il vit avec lui une relation étroite, vivante, à travers ses étoiles, ses anges et ses esprits. Le petit enfant ressent déjà que rien ne saurait l’en séparer.

Les adultes oublient trop vite ce développement. Il est surprenant que nous nous retrouvions dans une situation où chaque individu croit pouvoir exister séparé des autres, posséder une conscience individuelle qui se suffirait à elle-même. Avouons-le, il nous semble étrange que coexistent d’autres consciences de soi à côté de notre Moi. Tant que nous restons dans cet égocentrisme − que l’on reconnaîtra seulement plus tard comme un mal nécessaire, mais douloureux et rempli d’amertume − nous nous étonnons que d’autres personnes prétendent, avec la même insistance que nous, à l’individualité que nous revendiquons pour nous-mêmes.

Tous les êtres humains vivent, dans le secret de leurs pensées et surtout dans les aspects les plus profonds de leur manière de vivre, comme des « égoïstes normaux », tournés vers eux-mêmes, cherchant à satisfaire leurs moindres besoins personnels. Marx Stirner le décrit bien dans son livre, L’Unique et sa propriété :

« Sur quoi se fonde ma relation au monde ? Je veux en profiter ; je dois donc le posséder. Je veux en être maître, en faire ma propriété ; je veux en jouir. (…) Je veux me servir du monde et des gens ! (…) Tel est mon désir et mon bonheur : Me faire plaisir au prix de son désir et de son bonheur. Par contre, pas question que je sacrifie mon Moi ! Je reste un égoïste, et j’en profite. (…) Non, je ne suis pas un Moi en compagnie d’autres « Moi ». Je suis le seul Moi : je suis le seul. » 1

Nul ne peut s’imaginer rester étranger à cet égoïsme poussé à l’extrême, et à la volonté de possession qui lui est liée. Au contraire, chacun d’entre nous devrait se demander si, en fait et fondamentalement, il ne vivrait pas, il ne se comporterait pas, dans sa vie « privée » personnelle ou comme représentant égoïste de sa famille, de son peuple, de son pays ou de sa classe, comme le décrit Max Stirner :

Je n’existe que pour moi-même. Ce que je vois, ce que je vis, ce que j’entreprends, ce que je fais, tout cela n’est que pour moi. Que j’aime une personne pour en jouir, que je haïsse une personne pour m’en débarrasser, je le fais pour étendre et consolider mon cercle d’influence. J’agis « bien » pour moi-même, pour procurer joie et plaisir aux personnes « aimées », mais aussi parce que j’ai besoin d’être soutenu dans l’affirmation de moi-même. Je fais le « mal » pour que l’on ne me dérange pas, pour écarter ceux qui m’empêchent de jouir de la vie. Je n’existe que pour moi-même, pour affirmer ma puissance. Je n’existe pour rien d’autre que pour moi.

Quel chemin emprunte donc la pensée consciente quand, jours après jours, elle persiste à partir d’elle-même – ce qui en fait reste assez rare −, quand elle demeure centrée sur elle-même ? C’est ce que montre l’histoire de la philosophie occidentale. L’égocentrisme philosophique ne regarde que soi-même, seul lieu sur lequel peut se fonder sa pensée. Il s’exprime de cette manière : Bien sûr, je vois des gens qui discutent et qui parlent. J’en vois d’autres qui écoutent ou agissent. Mais en soi, tout cela n’existe pas. Cela n’existe et ne vit que dans la conscience que j’en ai. Je ne crois qu’une chose : Je vis. Tout le reste, tout ce qui m’apparaît, n’est que l’expérience qu’en possède ma conscience, mon Moi. Je suis. Je ne sais rien d’autre.

Des philosophes ont posé un livre vide sur leur table, en se demandant ce qu’ils pourraient y écrire de parfaitement certain, ce dont ils pourraient posséder une certitude absolue. Sur la première page, l’un de ces philosophes a écrit : « Je pense, donc je suis » 2. Je suis, parce que je possède une conscience.3 Plus étonnant encore, des sceptiques plus radicaux sont allés jusqu’à supprimer cette proposition et ont perdu le sentiment de leur propre existence.4 Cet ultime doute rationnel, qui met en question l’individu, le seul sujet pensant, le Moi, conduit à l’intuition d’un « sujet à l’origine de toute connaissance », ou finalement à la foi en un grand « Moi » dont la conscience englobe toute connaissance, à la foi en Dieu. 5

Cependant, la plupart des personnes qui réfléchissent sur elles-mêmes en restent à cette certitude: “Je suis parce que je suis conscient”, “Je pense, donc je suis.” Je n’ai besoin que de mon propre Moi pour penser et pour être.

Des gens peuvent en arriver à la situation suivante : conséquents avec leur isolement, ils vont jusqu’au solipsisme, au mépris, à la négation de tout autre être vivant. Son caractère mortifère se révèle en ce que ceux qui vont au bout de leur raisonnement sont conduits à nier leur existence personnelle. Toute réalité devient illusoire. Les plus positifs de ces subtils penseurs gardent au moins conscience du caractère maladif et mortel de leur situation.

Quand la conscience emprunte le chemin de la guérison, elle reconnaît que l’origine de son être n’est pas dans le Moi solitaire, mais dans une réalité englobante, qui garantit l’unité du vivant. L’être possède une origine qui fait l’unité de sa vie, de ses pensées et de ses actions. La prise de conscience d’un petit enfant dépasse les limites de son corps. Il en est de même chez les personnes qui arrivent à penser globalement, à regarder infiniment plus loin que ce que le corps et les forces d’un seul individu pourraient atteindre. En définitive, la conscience ne saurait être que globale, posséder une vision cosmique, tournée vers l’ensemble et la profondeur du monde. En fin de compte, il s’agit de la conscience de Dieu.

Cette conscience veut tout embrasser, tout sonder. Elle ne saurait se limiter à ce que je suis en tant qu’individu, à ce que je fais dans les limites de mon individualité. La conscience me contraint, me pousse à sonder, à m’intéresser au monde des étoiles comme à celui de la terre, dans toute sa profondeur et son étendue. La conscience m’oblige à ce qui m’est impossible : avoir une vision d’ensemble de l’histoire et de la vie de l’esprit, et reconnaître leur cohérence interne. La conscience oriente le travail de l’esprit vers l’infini. Elle contraint à la totalité, à l’universalité. Elle réclame le Tout, une appréhension, une compréhension d’ensemble du vivant. C’est en cela qu’elle prouve qu’elle est bien vivante. Elle s’oppose évidemment à tout isolement.

La conscience de notre esprit scrute donc l’infini. Elle contemple l’origine de notre création, le Dieu vivant. Elle nous dit que lui seul est la véritable conscience qui embrasse l’ensemble du vivant. La vie et la communauté ne résident qu’en Dieu. Lui seul est l’Esprit qui englobe et unit toutes choses. Car il est l’Amour, qui trouve sa joie dans des relations désintéressées, harmonieuses, réciproques entre tous les êtres vivants. Lui seul est la puissance capable de s’opposer à la mort destructrice. Il crée une vie nouvelle et unifiée. Les esprits limités et bornés que nous sommes ne trouveront la plénitude de la joie que dans son amour.

Un homme en bonne santé regarde le monde avec amour. Il agit dans le monde avec amour. Dans sa conscience, libéré de son individualisme, il se tourne vers Dieu. Un homme en bonne santé montre de l’amour pour tout. Il n’est plus dans la situation de celui qui se préoccupe d’abord et principalement de lui-même. Non, il fait partie de la cohésion du Tout ; il sait qu’il est placé par l’Esprit du Tout dans cette cohésion. Bien sûr, il reste conscient qu’il doit vivre. Mais sa vie ne réside pas en lui-même. Elle s’insère dans la création et la nouvelle création du Tout. Il reçoit la vocation de participer à l’être du Tout et à son devenir. En fin de compte, sa vie appartient à l’Esprit créateur qui ne cesse de faire du neuf, et dont la puissance d’amour et de vie est source de vie.

Sa certitude de vivre est donc bien différente de celle de celui qui s’illusionne de manière maladive. Sa vie et son être reposent sur la vie de l’Esprit qui embrasse et crée toutes choses, qui est en faveur de tous la Parole qui conçoit et façonne toutes choses. Conscient de ses limites et de sa finitude, il ne peut qu’affirmer, fort de sa vocation : « Je suis pensé, donc je suis », « Je vis, car je suis vécu ! Oui, j’ai été créé et appelé par la Conscience qui scrute toutes choses, et qui m’inclut en elle et dans tout ce qu’elle fait. »

Il trouve sa vie dans ce regard qui, en Dieu, embrasse et pénètre tout, dans le don d’amour de Dieu en faveur du Tout. Celui qui retrouve la santé connaît le Tout et vit pour le Tout. Il remet son petit Moi impuissant, avec la vocation qu’il a reçue, au service de l’œuvre grandiose de la conscience globale. Son Moi n’a plus que cette raison d’être et de vivre : porter du fruit en faveur du Tout.

Mais avant d’en arriver à cette santé et à cette force de vie, il nous faut reconnaître la cause et les effets de la maladie. Nous, les hommes d’aujourd’hui, souffrons tous de solitude. Nous pensons toujours à nous-mêmes ; nous ne savons penser qu’à partir de nous-mêmes. Nous nous tournons toujours vers nous-mêmes. Nous croyons qu’il nous faut partout nous battre pour nous-mêmes et pour préserver notre petite existence. Nous sommes malades. Nous sommes mourants, malades au plus profond de nous mêmes. Notre vie n’est qu’une mort. Nous devons reconnaître notre maladie si nous voulons en être guéris.

Un organe attire l’attention quand il est malade. Nous savons que notre cœur ne va pas bien quand, lors d’une ascension en montagne, nous entendons ses battements, ou quand, en faisant de la bicyclette, en ramant, en montant à cheval, nous sentons l’augmentation de nos pulsations cardiaques. Quelque chose ne fonctionne plus. Quand nous ressentons une douleur dans les poumons, quand nous crachons du sang, quand nos poumons se font remarquer pour que nous en prenions soin, il est évident qu’ils sont malades. C’est exactement la même chose pour l’individu au sein de la société humaine. Quand un individu se fait remarquer, quand il attire l’attention des autres sur lui-même, quand il se met en avant pour valoriser son Moi, il est évident qu’il est malade. L’hygiène d’une vie en bonne santé est pour lui, et par sa faute, en danger de mort. C’est très net chez les personnes dépressives ou psychiquement malades. Nous en connaissons tous. Qui sait si nous n’en faisons-nous pas tous partie ?

Nous connaissons tous cet état nerveux maladif par lequel nous essayons, comme les autres, d’attirer l’attention de notre entourage sur notre personne par des remarques déplacées. Quand cela ne marche pas, nous tentons de nous faire remarquer par des plaisanteries ou des blagues. Si cela échoue, nous contraignons les gens, en proférant des grossièretés, à se soucier de nous, ne serait-ce qu’en les mettant en colère. Si cela se solde encore par un échec, on en arrive au paroxysme d’une hystérie personnelle. Elle se manifeste par des tremblements, des pleurs, une perte de connaissance, voire même par des tentatives de suicide réelles ou simulées, qui forcent l’entourage – qu’il le veuille ou non − à s’intéresser au Moi de l’individu malade.

Quand ce Moi maladif n’arrive plus à capter l’attention des autres par ses efforts ou ses prouesses, il adopte un comportement bizarre, inquiétant, franchement morbide. Le Moi reste malade tant qu’il met en avant son petit ego, tant que son sentiment persistant d’infériorité le rend irritable, tant qu’il exige d’être traité différemment, considéré différemment que ce qu’il conviendrait dans la vie du Tout. Cette maladie est mortelle ; elle anticipe la putréfaction. En s’arrachant volontairement du Tout, elle s’apparente à un processus de décomposition. Elle s’insinue partout en détruisant les conditions d’une vie saine.

La maladie du monde, c’est cet individualisme persistant du Moi. Elle s’étend à tous les domaines dans lesquels le Moi exerce son activité. Quand l’individu ne fait plus sienne la misère du monde, quand il se focalise sur ses problèmes, quand il ne se soucie que de lui-même sans penser aux autres, quand sa propre existence passe avant tout le reste, quand finalement il ne recherche que son épanouissement et son bonheur, il ne sait plus reconnaître ni mesurer les besoins des autres et du monde. Pire encore, il les multiplie et les aggrave. Il devient un dangereux parasite qui menace le Tout. Un individu qui vit de cette manière se coupe de l’ensemble de la société ; il n’a plus conscience de l’unité du réel. Il s’est séparé de la vie globale et court à sa ruine. Et sa mort même restera marquée par son individualisme. A son insu, elle répandra encore des germes mortels d’infection.

Quand nous parlons du vivre ensemble, nous devrions commencer par évoquer la joie : l’individu est inséparable de la joie de la conscience d’appartenir à un plus vaste ensemble. Car l’amour de l’Esprit créateur de vie est joie. Mais ne nous leurrons pas. Dans la situation actuelle et concrète, quand un sentiment d’unité apparaît dans une expérience communautaire, il ne découle pas d’abord de la joie de vivre ensemble. C’est une réponse apportée à la misère du monde, à son besoin de solidarité.

Actuellement, la plupart des gens n’ont plus de joie dans la vie : notre vie, notre joie de vivre disparaissent. La grande majorité des travailleurs, de nos jours, est privée de tout accès à la joie de vivre. Elle n’a plus de possibilité concrète de vivre vraiment en communauté. Ce qui unit les humains aujourd’hui est la misère du monde. La joie n’est plus qu’un manque, un espoir, une croyance joyeuse en un avenir meilleur.

Sans ce joyeux courage, il n’y aurait plus d’entraide. La réalité de l’entraide prouve que, envers et contre tout, une foi en une guérison future continue d’exister. Quand un doigt a mal, tout le corps en porte le souci. Tout le corps est entraîné dans une sympathie active. Le système nerveux, en envoyant un message au centre de la conscience, appelle à l’aide la circulation sanguine. Des équipes de secours efficaces et dévouées viennent à la rescousse de la vie. Elles arrivent de partout sur le lieu du danger. Quand un membre du corps souffre, tous les membres souffrent avec lui. Des processus instinctifs sont à l’origine de ce comportement. Ils trouvent leur origine dans une conscience d’unité, que nous nommons l’âme du corps, ou l’esprit de l’homme. L’esprit est au service de la préservation de la santé et des capacités du corps. Un même courage plein d’énergie, un même engagement joyeux et rempli d’espérance, se retrouvent dans la vie du monde comme chez l’être humain.

Nous croyons qu’un membre du corps entre dans un état maladif, démoniaque et mortel quand il se soustrait au dévouement mutuel. Il n’obéit plus à l’âme et à l’esprit qui unifient et régissent l’ensemble du corps. Il ne suit plus que sa volonté propre, privée d’âme et d’esprit. C’est particulièrement évident dans le domaine de la sexualité, quand elle se désolidarise de l’âme pour mener sa propre vie, malade et diabolique. Mais nous retrouvons la même puissance démoniaque quand une personne suit sa volonté propre, celle de son Moi égoïste, coupée du Tout et de l’Esprit.

Ce pouvoir démoniaque de l’individualisme qui renie l’existence d’un Tout, domine aujourd’hui l’ensemble de la vie personnelle et publique. Même les associations ou les organisations qui se mettent au service de la politique, de la religion ou d’objectifs sociaux sont profondément dominées par un esprit égoïste et démoniaque. Les associations qui représentent, consciemment ou inconsciemment, une communauté d’intérêts, en étant centrées sur elles-mêmes, restent des groupements démoniaques, des organisations sans âme. Elles agissent de manière autonome, selon les lois propres aux revendications du Moi. Elles se sont détournées de l’Esprit de vie qui est la source du dévouement mutuel et d’une véritable vie commune.

Il leur manque une communion à l’âme unifiante qui est le moteur du Tout, qui vit pour le Tout. Elles se sont rendues étrangères à l’Esprit qui mènera à l’unité, à la communion avec le Très-Haut. Elles se soustraient à la puissance créatrice, qui fait toutes choses nouvelles, qui redonne une unité à ce qui est mort et ruiné. Il leur manque le mouvement, le débordement de communion qui appartient à la vie. Il leur manque l’amour, ce joyeux don de soi-même à ce qui vit encore, même dans la mort. Seule la force de l’Esprit d’amour qui embrasse toutes choses pourrait les libérer de leur individualisme égoïste, de leur solitude volontaire, pour les conduire à l’unité du vivant.

Nous sommes malades : en tant qu’individus, groupes, citoyens d’un Etat, et même en tant que population mondiale. Il n’y a qu’une solution pour guérir de cette maladie mortelle de notre temps : sortir de notre individualisme et choisir la voie de la communauté, dans laquelle l’unique Esprit donne à tous un seul cœur et une seule âme. De nos jours, il n’existe pas encore de telle communauté mondiale. Il n’y a pas de communauté capable d’unir tous les êtres humains.

Pourtant, au sein de l’humanité divisée et moribonde, de ces gens solitaires qui s’opposent les uns aux autres, vit et travaille un organisme caché. Il donne naissance à une vie nouvelle. Par Dieu, les hommes sont interdépendants : il existe une unité du corps formé par l’humanité, parce qu’un seul et unique Esprit est la conscience de ce corps.

Pour l’instant, tant que nous ne saisissons pas le caractère extrêmement désespéré de notre misère dans notre condition présente et générale, nous ne le voyons pas, nous ne remarquons rien du travail caché de Dieu. Il nous faut commencer par reconnaître la maladie mortelle du corps de l’humanité. Il faut ensuite que notre plus grande, notre plus intense préoccupation devienne la misère du monde : l’individualisme mortifère de tous ceux qui devraient se solidariser avec cette misère, ne faire plus qu’un avec elle. Après seulement, nous pourrons nous préoccuper du mystère de l’Eglise.

Note

  1. Max Stirner, Der Einzige und sein Eigentum, Leipzig, 1972, p. 356, 330, 324s., 406. Première édition, 1845.
  2. René Descartes, Discours de la la Méthode, partie IV.
  3. René Descartes, Méditations métaphysiques, Méditation
  4. Cf. par exemple Friedrich Nietzsche, Kritischen Studienausgabe (KSA), vol. 11, [40] 22-25, p. 639-641.
  5. L’épistémologie est un concept qui vient de l’idéalisme allemand. On l’appelle aussi le « pur ego » (J. G. Fichte) ou bien “la conscience en général” (Kant). L’expression signifie une conscience lucide, éloignée de tout égocentrisme et qui a dépassé la subjectivité. cf. Heinrich Rickert, Der Gegenstand der Erkenntnis (Les deux voies de la théorie de la connaissance).