Pour commencer, les sièges auto pour enfants. Ces monuments s'encastrent dans les sièges arrière de n'importe quelle berline normale, comprimant de chaque côté le siège du milieu. Ces baquets sont construits comme le fauteuil du Capitaine de Star Trek, comme si James T Kirk s'inquiétait vraiment d’un coup du lapin en affrontant les tirs de barrage des Romuliens. Les scènes de vie d'une grande famille, au début de l'ère automobile, rassemblaient trois ou quatre enfants joyeusement serrés sur la banquette arrière d'un tacot : inimaginable et illégal aujourd’hui. Presque chaque édition de la série Cheaper by the Dozen (Treize à la Douzaine), sortie en 1948, met en scène les enfants Gilbreth, entassés dans l'automobile familiale et en débordant comme les fleurs d’un vase. Aujourd'hui, les sièges auto pour enfants, obligatoires, prendraient plus de place que la voiture elle-même.
Dans son livre What to Expect When No One's Expecting (Qu’attendre quand on n’attend plus d’enfants), publié en 2013, Jonathan V Last décrit « l'économie des sièges auto », et évoque le coût et le fardeau que représentent ces sièges, conçus pour des enfants de plus en plus âgés, ainsi que les sanctions imposées aux parents qui contreviennent à la réglementation. Il en fait un exemple parmi d’autres de ces innombrables « petites évolutions » qui conspirent à rendre les familles nombreuses de plus en plus rares. Certes, le coût des sièges auto n'est rien par rapport aux frais des études universitaires ou de la garde des enfants, ou encore aux attentes culturelles liées à une éducation à forte intensité parentale. Mais ils restent néanmoins un cas d'école en miniature, suggère M. Last, qui montre comment les règles et les normes de notre société se liguent contre la venue d'un enfant supplémentaire.
L'avenir de notre société serait radicalement différent si les gens avaient simplement autant d'enfants qu'ils le souhaitent.
Sept ans plus tard, deux économistes se sont mis en tête de lui donner raison. Dans un document intitulé « Car Seats as Contraception » (les sièges auto : un puissant contraceptif), ils font valoir que les exigences en matière de sièges auto retardent et découragent l'arrivée d'un troisième enfant, notamment parce que la plupart des sièges arrière d’une voiture ne peuvent pas accueillir trois enfants. Il est donc pratiquement impossible, en Amérique, d'avoir un troisième enfant – à moins de passer à la version 7 places. Certes, ces réglementations sauvent des vies – 57 décès d'enfants ont été évités en 2017, estiment les auteurs. Mais elles empêchent l’apparition d’un nombre bien plus important d’enfants : selon leurs calculs, les exigences en matière de sièges auto pour enfants ont entraîné une baisse de 8 000 naissances en 2017, et de 145 000 naissances depuis 1980.
Inutile de croire à la précision de ces chiffres pour y discerner la révélation d’une vérité importante. Notre société n’est pas franchement plus hostile aux enfants que les sociétés du joli temps passé : en effet, une fois qu’est né un enfant américain, il coulera une enfance dans des conditions de sécurité optimale, bien meilleures que dans les années 1980, sans parler du travail des enfants dans les exploitations agricoles ou les usines d’un passé pas si lointain. Toutefois, cette protection coexiste avec une hostilité tacite envers les enfants simplement potentiels – des enfants qui pourraient exister, des enfants imaginés lorsqu’on demande aux gens quelle serait la taille idéale de leur famille, mais qui, pour toutes sortes de raisons, ne sont jamais conçus et ne naitront jamais.
Il nous manque un cadre moral pour parler de ce problème. L'avenir de l'Amérique prendrait une tout autre tournure si plus d'Américains avaient tout simplement les 2,5 enfants qu'ils déclarent appeler de leurs vœux, au lieu des misérables 1,7 naissance qui sont notre lot en moyenne. Toujours est-il qu’évoquer une baisse de la natalité, et les conséquences de ces statistiques sur les programmes sociaux, la croissance économique ou l’harmonie sociale, donne une impression de froideur aseptisée, un glaçant jeu de chiffres. C’est passer à côté des questions plus profondes : Quel droit moral un enfant potentiel a-t-il sur notre société ? Que signifie laisser tomber quelqu’un qui n’existe pas encore ?
Cette question m’évoque notre fille Rosemary, notre quatrième enfant, âgée de six mois au moment où j'écris. Nous n'étions pas sûrs de pouvoir nous permettre de l'avoir, ni même si c’était souhaitable. Je souffrais d’une maladie débilitante qui risque – pas officiellement, mais certainement de façon anecdotique – d’être héréditaire. Ma femme portait les cicatrices de plusieurs césariennes. Nous avions déménagé trois fois en cinq ans, en y laissant chaque fois des plumes. Bien plus que dans le cas de n'importe lequel de ses frères et sœurs, décider d’avoir Rosemary tenait d’un acte de foi.
Elle fut conçue pendant l'été 2019. Pendant l’hiver 2020, j’ai introduit la COVID-19 à la maison et dans ma famille, après une tournée de promotion d’un livre, et nos autres enfants ainsi que ma femme enceinte de sept mois l’ont contractée aussi. Rosemary est née au milieu de la première vague de la pandémie ; son anniversaire correspond exactement au pic de mortalité de fin avril dans notre État natal du Connecticut.
Après l’avoir ramenée de l’hôpital, en parfaite santé et pleine de joie, j’ai pensé à ce qui se serait passé si, par la facétie d’un trou noir, les nouvelles de 2020 étaient tombées en 2019. Devinez ce qui se serait passé ? Avant de concevoir un autre enfant, il convient de garder en tête la nouvelle pandémie de l'année prochaine ; l'économie en panne ; des émeutes et une vague de criminalité, et qu’on attrapera tous le virus : tous malades, votre épouse aussi, en pleine grossesse. Rosemary aurait-elle été conçue sous la menace d’une telle prescience ? Aurions-nous franchi le pas ?
Bien sûr, maintenant qu’elle est là, elle nous est plus précieuse que la prunelle de nos yeux. Comment les défis de 2020, prophéties de terrifiantes perspectives, auraient-ils pu justifier de la priver d’exister ? Comment aurions-nous pu ne pas franchir le Rubicon, en nous imaginant voir bientôt ses bonnes petites joues, ses rires de bébé, et ses yeux… ses yeux, oh, si humains ?
L'idée que des Rosemarys en nombre insuffisant pourraient s'avérer problématique pour notre monde a mis du temps à s'imposer. Quand j'étais jeune, on s'accordait tous à penser que la baisse des taux de natalité constituait toujours un signe de progrès, que la surpopulation du tiers monde risquait de condamner le monde à la famine et que quiconque se souciait trop de la fécondité en occident passait immanquablement pour un doux dingue.
Enfant, cette idée était parole d'évangile, un axiome de base : je me rappelle avoir demandé à mon père comment pouvait survivre la planète à la combinaison de la surpopulation et de la pollution. J'ai aussi très tôt pris conscience que le problème pouvait se trouver ailleurs. Lors de la présidence de Bill Clinton, on m'a confié un projet de tableau d'affichage scientifique sur les tendances démographiques à l'intention des écoles secondaires. J'ai consulté à la bibliothèque tous les ouvrages traitant de surpopulation - en clair, essentiellement les ouvrages de Paul Ehrlich, l'auteur alarmiste de The Population Bomb. Lorsque j'ai comparé leurs projections pour les années 1970 à ce qui se passait réellement, mon œil adolescent a remarqué deux choses : premièrement, aucune des catastrophes envisagées par Ehrlich ne s'étaient produites et, deuxièmement, dans le monde riche, la tendance démographique ressemblait à une flèche pointant vers le bas, et qui filait de plus en plus bas.
Le taux de natalité est indissociable de n'importe quel défi social ou économique qu'il vous faudra relever.
Je n'ai pas été le premier à le remarquer : la dystopie prophétique d'une infertilité de masse annoncée par P.D. James, The Children of Men (Les enfants des hommes), est sortie cinq ans avant la révélation qui m'a frappé devant ce tableau d'affichage. Pourtant, jusqu'à l'âge adulte, la peur de la sous-population relevait davantage d'une bizarrerie de conservateurs attardés (désolé du pléonasme !). Lorsque Hollywood s'est attelé en 2006 à adapter le roman de James en 2006, le film s'est davantage concentré sur les actes de terrorisme et la cruauté envers les immigrants que sur l'horreur d'un monde sans enfants. Lorsque les pays d'Asie de l'Est, puis d'Europe de l'Est, ont commencé à envisager des politiques destinées à soutenir les taux de natalité, ils ont été pris pour des curiosités illibérales.
Ce n'est que lorsque le taux de natalité américain – longtemps considéré comme supérieur à la moyenne des nations développées – a commencé à redescendre après la Grande Récession que le sujet a suscité un réel intérêt. Mais même aujourd’hui, l'idée que le taux de natalité mérite autant d'attention que soins de santé, impôts, avortement ou brutalité policière, qu'il puisse même devenir l'un des problèmes les plus urgents de notre époque, ne fait toujours pas consensus.
Certes, on parvient à inciter les membres du Parti républicain à inclure une petite politique fiscale favorable à la famille dans une réforme fiscale plus large ; et les démocrates soutiennent les allocations familiales, mais surtout comme moyens de lutte contre la pauvreté. Par contre, soutenir que l’avenir des États-Unis dépend de notre capacité à hisser notre taux de natalité au-dessus du niveau de remplacement, comme l’a fait Matthew Yglesias dans son récent livre « Un milliard d'Américains », demeure une excentrique curiosité aux yeux de nombre de gens : une idée intéressante, pourquoi pas, mais sans caractère d’urgence, et certainement pas le genre de sujet à faire l'objet d'un débat présidentiel.
Ce qui est un peu fou, si l'on prend le temps d'y réfléchir. S'inquiéter de savoir si une société se reproduit n'a rien d'une excentricité, c'est une question fondamentale. Le taux de natalité n'est pas seulement l'un des indicateurs d'une nébuleuse grandeur nationale ; il est indissociable de n'importe quel défi social ou économique qu'il vous faudra relever.
Comme les chercheurs en sciences sociales ont récemment commencé à le « découvrir », une société à faible taux de natalité connaîtra une croissance économique plus faible ; elle deviendra moins entreprenante, plus résistante à l'innovation, avec des institutions publiques et privées de plus en plus sclérosées. Elle deviendra même plus inégale, car les grandes fortunes se répartissent désormais entre des cohortes d'héritiers de plus en plus réduites.
Ce ne sont là que les effets immédiatement mesurables de la chute du nombre d'habitants. Ils ne prennent pas en compte d'autres effets probables : l'affaiblissement des liens sociaux dans un monde où frères et sœurs, oncles et cousins sont de moins en moins nombreux ; la fragilité d'une société où les liens intergénérationnels peuvent être rompus à la moindre querelle ou par la mort ; le malheur des jeunes dans une société qui s'avachit en direction d'une gérontocratie ; sans parler de l'isolement croissant des personnes âgées.
Les familles engendrent souvent des sentiments exacerbés ; elles deviennent parfois une prison et source d'épuisement. Mais elles fournissent des avantages que peu de solutions alternatives peuvent rêver d'égaler. Aucun programme public n'aurait pu remplacer le réseau de parents qui a aidé mon grand-père à vivre chez lui sans dépendance jusqu'à sa mort – même si, je vous le concède, ses cinq enfants, ma mère, mes oncles et tantes, se sont souvent disputés avec lui et entre eux au fil des ans. Aucune salle de classe n'est susceptible d'éduquer à l'intimité avec d'autres êtres humains que des enfants qui l'apprennent en grandissant ensemble – même si la vertu de la tolérance ne se manifeste pas toujours parfaitement dans leurs interactions.
Oui, tu verras les enfants de tes enfants, et la paix régner sur Israël, promet la bénédiction du Psalmiste. Une société à la natalité déclinante nous frustre de la première bénédiction, et compromet la seconde à chaque jour qui passe.
Or, identifier ces problèmes revient à se poser cette question : à qui exactement incombe la responsabilité de les résoudre ? Si système de santé et code des impôts sont évoqués lors des débats présidentiels, c'est notamment parce qu'ils impliquent tous deux des choix officiels sur notre manière de réglementer et de dépenser. Pourtant, le gouvernement ne peut pas (encore) sortir des bébés d’un chapeau et les décisions prises en matière de fertilité appartiennent à une sphère intime que nous soustrayons à juste titre à la coercition de l'État. Pires, les sociétés modernes ne savent même pas si elles peuvent demander aux gens d'avoir des enfants, puisque cela impliquerait qu'avoir des enfants relèverait d'un devoir moral.
Devoir assumé par la plupart des peuples dans l'histoire de l'humanité, mais pas le nôtre désormais : affranchis des exigences patriarcales ; libérés des systèmes économiques dans lesquels une paire de bras supplémentaires est automatiquement un atout ; fiers des opportunités dont jouissent chez nous les femmes ; trop laïcs pour accepter les exhortations du style « soyez féconds et multipliez » et conscients que nous sommes 8 milliards et plus, sur une terre dont l’environnement est, c'est un euphémisme, mis à rude épreuve.
Pourtant, même dans une société laïque, il n'est pas difficile de plaider pour l'obligation morale de procréer. On peut juste se la jouer utilitaire : la société doit rechercher le plus grand bien pour le plus grand nombre ; or il n'y a pas de bien aussi essentiel que l'existence ; donc, on doit organiser la société afin de maximiser, dans la limite du raisonnable, le nombre de personnes qui existent.
J'ai bien dit dans la limite du raisonnable parce que c'est ainsi que même les parents les plus adeptes des enfants ont tendance à penser. Il faut remonter assez loin dans les traditions religieuses pour trouver des fidèles qui ne prennent aucune disposition pour espacer leurs naissances, et mettent leur procréation exclusivement entre les mains de Dieu. Nous autres, qui incarnons ce qu’un journaliste du Washington Post a un jour qualifié de population à « fécondité suffisante », avons tendance à mettre en balance le nombre d’enfants souhaitables avec ce que nous percevons comme d’autres biens précieux : pas seulement la santé ou les exigences d’une quelconque vocation humanitaire, mais l’éducation, l’immobilier, l’ambition professionnelle. Et, bien sûr, le désir de retrouver un jour le sommeil.
Cette concession accordée à la « raisonnabilité » en dit peut-être déjà trop long. En réponse à l’argument utilitaire en faveur d’un plus grand nombre d’enfants, il est bien connu que cela conduit à ce que le philosophe Derek Parfit appelle la « Répugnante Conclusion » : tant que nous considérons l'existence elle-même comme un atout utilitaire, la logique veut que pour toute population possible d'au moins 10 milliards de personnes, ayant toutes une qualité de vie très élevée, on peut imaginer la venue au monde d’une population beaucoup plus importante dont l'existence, toutes choses égales par ailleurs, serait meilleure même si ses membres ont une vie « qui vaut à peine la peine d'être vécue ».
On ne doit pas concéder la nature soi-disant répugnante de cette conclusion. En entendant l'expression « à peine digne d'être vécue », le croyant religieux qui considère que la souffrance est porteuse d'une finalité morale potentielle réagira très différemment de l'utilitariste laïque typique. Un monde de 100 milliards de personnes soumises aux affres de leurs tribulations pourrait produire plus de saints ; un monde de 10 milliards de personnes jouissant de plaisirs hédoniques sans précédent risquerait d’encourir les foudres du jugement divin.
Pourtant, en présentant le choix d'avoir plus d'enfants comme devant être promu, mais uniquement dans les limites de la raison, n’adoptons-nous pas tacitement une version de la thèse de Parfit – dans le sens où, en ce qui nous concerne, nous posons qu’il existe une certaine taille de famille dont les tribulations éventuelles dépassent le privilège d'accéder à l'existence d’un être humain supplémentaire ? Ne sommes-nous pas, nous, les relativement fertiles, en train de minimiser nos obligations envers les enfants qui ne demandent qu’à naître ?
Les catégories médiévales peuvent peut-être nous aider. Sans doute pouvons-nous arguer que les sacrifices sans équivalent exigés des parents – et précisons qu'ils pèsent plus lourdement sur les épaules des femmes que des hommes – font du plaidoyer en faveur des enfants un idéal de perfection, un équivalent marital des vœux de chasteté, pauvreté et obéissance exigés des disciples de la vie consacrée. La famille qui s'ouvre sans réserve à toute vie nouvelle, en écartant non seulement la contraception, mais aussi à toute prudence dans l'espacement de leurs enfants, mène une vie de surérogation, c'est-à-dire qu’elle va plus loin que les exigences fondamentales de la loi morale. Elle mérite notre admiration, mais sans avoir à nous sentir coupables de notre incapacité à faire de même.
Une autre question est de savoir, selon cette théorie morale, combien d'enfants sont à considérer comme superérogatoires. La prudence en matière d’espacement des naissances fut inventée bien avant les années 1960, mais il est clair que les générations antérieures n'auraient jamais qualifié avoir quatre ou cinq enfants d’effort digne d'un héros, d'un saint et d'un doux dingue.
D'un autre côté, il ne faudrait pas non plus surestimer le fossé entre passé et présent. Dans de nombreuses sociétés prémodernes, les gens se mariaient plus tard que le suggèrent les clichés historiques, et du fait des taux de mortalité infantile à l'époque, le nombre d'enfants que portait une femme était tragiquement supérieur à celui qu'il lui était donné d'élever. Élever cinq enfants jusqu'à l'âge adulte aurait été tout à fait normal dans la Nouvelle-Angleterre du XVIIe siècle, par exemple, mais en élever une douzaine à la manière des Quiverfull (un mouvement chrétien évangélique conservateur transversal) aurait été exceptionnel, même à cette époque.
L’objectif le plus plausible devrait consister à aider davantage de familles à avoir les enfants qu'elles affirment déjà désirer.
Comme ma femme et moi avons évidemment espacé nos enfants, je suis conscient que la décision de n'avoir qu'un nombre « raisonnable » d’enfants peut être motivée par toutes sortes de considérations qui n’ont rien de saintes ni d’autojustifiées. Mais l’idée de raisonnabilité influence certainement la façon dont je pense convaincre les autres, mes voisins plus laïques en particulier, qu’il serait préférable d’avoir plus d'enfants. Je ne m’attends pas à ce que l’Amérique se remplisse soudainement de familles de dix enfants entassés dans des fourgonnettes. Au contraire, dans une société riche où le taux de natalité est en chute libre, l’objectif le plus plausible devrait consister à aider davantage de familles à avoir les enfants qu'elles affirment déjà désirer, c'est-à-dire non pas six, huit ou dix, mais un seul de plus – cet enfant qui a besoin d’un nouveau siège de voiture et peut-être d’un nouveau SUV, l’enfant qu’elles pensent pouvoir se permettre, l’enfant que vous pouvez être sûr qu’elles ne regretteront pas.
Alors qu'est-ce qui nous interdit l'accès à ce monde béni par cet enfant supplémentaire ? Voici une réponse : trop de gens craignent que le scénario répugnant soit déjà d'actualité – que la surpopulation et le changement climatique nous annoncent rien qu’à eux deux un avenir de misère sans précédent.
« Je vous présente Allie, l'une des personnes de plus en plus nombreuses à ne pas vouloir d'enfants à cause du changement climatique », titre récemment une chronique radiophonique sur une chaine publique nationale. Miley Cyrus a récemment déclaré son intention de s’abstenir de procréer tant que personne ne règle la crise climatique : « Je refuse un tel héritage pour mon enfant ».
Mais je ne suis pas sûr de la croire. Je sais que des gens n'ont pas d'enfant parce qu’ils redoutent sincèrement l’impact écologique de la surpopulation. C'est à mes yeux une approche profondément erronée de la crise climatique – surtout parce que toute solution à long terme nécessitera exactement le genre d'ingéniosité humaine qu’une gérontocratie stagnante aura tendance à étouffer. Mais j’admets sa relative cohérence et une séduction altruiste incontestable.
Ceux que je trouve suspects sont ceux qui prétendent s'abstenir d’avoir des enfants pour le bien de l’enfant. Ils renversent ainsi l'argument de l’obligation morale d’avoir des enfants. Si l’humanité existe depuis si longtemps c’est bien parce que des gens ont eu des enfants dans des circonstances radicalement difficiles, en pleine famine, pendant la guerre et plongés dans une misère d’une magnitude à peine imaginable pour nos contemporains. Rien dans la vie potentielle qui attend l’hypothétique fille de Miley Cyrus ne promet des difficultés comparables, et de loin, à ces plaies ancestrales. Et même si vous pensez que le changement climatique sera vraiment apocalyptique, il n'a rien de plus menaçant que la perspective de l'annihilation nucléaire, qui n'a en rien empêché le dernier grand baby-boom occidental.
Non : dans la plupart des cas, invoquer les inquiétudes climatiques ressemble plus à une excuse, un geste idéologique à la mode, qu’à une explication convaincante d’une médiocre fécondité. Il doit y avoir une cause plus profonde.
Alors nommons en trois. Premièrement, l’échec du romantisme – patent non seulement vu le nombre actuel de ruptures et divorces ; mais aussi l’aliénation des sexes entre eux ; le déclin des étapes préliminaires qui conduisent aux enfants, non seulement celle du mariage, mais même un moindre intérêt pour les rapports sexuels. La combinaison de forces plus larges : l’économie postindustrielle ; la révolution sexuelle et la déformation des identités provoquée par Internet, créent un fossé toujours plus large entre les sexes.
Deuxièmement, la prospérité, et de deux façons. D'abord, parce qu’une société riche offre plus de plaisirs quotidiens difficiles à ignorer, comme l’exigerait la parentalité. (Rien ne m’a fait ressentir plus de compassion envers les voluptuaires sans enfant d’une Europe décadente que les six premiers mois de soins prodigués à nos premiers-nés). Deuxièmement, parce que la prospérité crée de nouvelles hiérarchies qui se concurrencent, de nouvelles normes à respecter pour cadrer avec la définition d'une « vie agréable », à laquelle les gens préoccupés par leur statut social se soumettent en retardant la parentalité et en ayant moins d’enfants.
Enfin, la sécularisation – en effet, même s’il est possible de trouver un argument utilitaire pour avoir des enfants, les plus anciennes exhortations de la Genèse semblent avoir l’effet le plus puissant. Les exceptions de masse aux faibles taux de natalité se retrouvent presque toujours parmi les religieux fervents, et les grandes baisses de fécondité aux États-Unis sont clairement corrélées avec la chute de l’identification religieuse.
La première de ces trois causes est la plus récente de l’histoire : l'aliénation des sexes est surtout un phénomène postérieur aux années 1970. Auparavant, toutes les tendances allaient dans le sens contraire. (Il y avait plus de femmes américaines mariées dans les années 1950 que dans les années 1880.) Richesse et sécularisation, d’autre part, se rejoignent quand on remonte des siècles en arrière, et elles s'entremêlent de toutes sortes de façons compliquées.
Dans How the West Really Lost God (Comment l’Occident à vraiment perdu Dieu), et sa théorie provocatrice de la sécularisation, Mary Eberstadt soutient que c’est le déclin de la famille qui a conduit à la baisse de la religiosité plutôt que l’inverse. Par exemple, la laïcité de la « génération Y » pourrait trahir leur souffrance d’avoir grandi en enfants du divorce, affligés de réseaux de parenté plus faibles, conduisant à des liens plus faibles avec églises et autres formes de vie communautaire.
Mais je soupçonne qu’il est plus sage de voir l'ensemble du processus comme un ensemble de boucles de rétroaction : une société riche engendre des incitations à balayer d’un revers de main les avertissements de la foi. Elle oriente davantage sa culture vers des plaisirs matériels immédiats, qui rendent ses habitants moins enclins à avoir des enfants, ce qui affaiblit la courroie de transmission collective favorisant les traditions religieuses, et pousse la société toujours plus loin sur la voie du matérialisme individualiste... et à un certain moment vous finissez, eh bien, ici : une prospérité inégalée jointe à un déclin démographique apparemment irrésistible.
Alors, comment y résister ? Une réponse tient au genre de vision raisonnable déjà évoquée – mettre la pression pour revenir au niveau de fertilité de remplacement, et permettre aux familles en difficulté d'avoir un enfant supplémentaire. L'espoir serait que les économistes de siège auto pour enfant aient raison, et qu’en rendant simplement la famille plus abordable financièrement – en réduisant le coût de la garde d’enfants ou d’un parent restant à la maison ; en abaissant les frais de scolarité, en réduisant le coût de l'achat d'une maison, etc., il est possible de modifier à la fois les motivations immédiates et les attentes culturelles liées à la naissance d'un enfant.
Et même si vous pensez que le changement climatique sera vraiment apocalyptique, il n'a rien de plus menaçant que la perspective de l'annihilation nucléaire, qui n'a en rien empêché le dernier grand baby-boom occidental.
Plus il apparaîtra abordable d’avoir un troisième ou un quatrième enfant, selon cette théorie optimiste, plus cela détendra la culture dans son ensemble – en couvrant moins d’opprobre la fécondité des pauvres, en épargnant aux familles nombreuses de la classe moyenne supérieure tous ces regards inquisiteurs et en accordant beaucoup plus d’indulgence aux parents qui remorquent leur couvée sur des vols transatlantiques.
Plus sera volontariste votre soutien aux familles, plus les enfants apparaîtront comme un hommage à l'éducation et comme une chance plutôt qu’une menace. Et plus vous prendrez au sérieux l’objectif politique de fonder des familles plus nombreuses, plus vous transcenderez certaines guerres culturelles stériles pour évoluer vers un monde où plus de mères travailleront à temps partiel ou resteront à la maison pendant les premières années de leurs enfants et plus de pères prendront au sérieux leur rôle paternel, celui qui a rendu possible non seulement la carrière de Ruth Bader Ginsburg, mais aussi celle d'Amy Coney Barrett.
Cette vision me donne envie d'espérer, en partie parce que je fais des allers-retours entre les mondes laïc et catholique – contextes où nous sommes soit pris pour une famille surdimensionnée, soit pour des poules mouillées inférieures à la moyenne. Et jusqu’à présent, je n’ai pas été frappé chez les laïcs par tous ces soi-disant jugements et cette hostilité dont font état certains parents de familles nombreuses. Au lieu de cela, je constate plutôt une certaine admiration bienveillante, doublée, de la part des personnes plus âgées que nous, d’un léger regret : si seulement vous en aviez eu trois plutôt que deux.
Entre-temps, tant dans les étranges sphères des mamies blogueuses et des influenceurs d'Instagram en passant par les Duggars (série sur la chaine TLC), notre culture pop manifeste au moins autant de fascination pour les familles nombreuses que de crainte en ce qui concerne la surpopulation. Cette fascination est peut-être en soi un symptôme de mauvaise santé, un voyeurisme bizarre sur quelque chose qui devrait être tout naturel. Mais c'est au moins un hommage rendu par la stérilité à la fécondité, et une indication parmi d'autres que beaucoup de gens auraient plus d'enfants en des circonstances légèrement différentes : si les pressions économiques changeaient et si se modifiaient dans la foulée les attentes culturelles.
C'est du moins ce que je veux croire qu'il arrivera. Je me surprends cependant parfois (à des moments de grande fatigue à la fin d'une double journée au bureau et à la maison) à craindre que, pour induire plus de gens à s'engager dans ce genre de vie, il faille bien plus qu'un discours sur le bonheur d’ « être parent de plus de deux enfants : c’est plus faisable qu'on le croit ! » Il faudrait que notre société devienne radicalement différente, qu’on lui ordonne de se sacrifier plutôt que consommer, et d’aspirer à l’éternité plutôt qu’aux vestiges du rêve américain. Une simple transformation à la marge n’y suffira pas – cela nécessitera probablement une révolution sociétale quasi-religieuse, fondamentale en tout cas.
L'expérience d'autres pays démontre certainement les faiblesses possibles des ajustements politiques et des coups de pouce culturels. Certes, on n’a encore jamais vu une société riche reconnaître pleinement ses devoirs envers ces inconnus encore à naître, mais de nombreux pays, européens et asiatiques, en font beaucoup plus que les États-Unis pour soutenir la parentalité. Certes, leurs résultats ne sont pas très convaincants : à la marge, la politique peut encourager les naissances, mais cela signifie généralement passer seulement de 1,4 enfant par femme à 1,55, ou 1,7, au mieux à 1,8 – gains fragiles et facilement anéantis tant par des événements exceptionnels (comme la Grande Dépression ou la crise du coronavirus) que par des tendances plus puissantes : le recul permanent du mariage et de l'intimité.
Pour le pécheur moyen, vivre avec des enfants remplit au moins certaines des conditions préalables à la croissance vers la sanctification.
Il est donc peut-être nécessaire d'opérer un bouleversement culturel plus radical de nos priorités, même pour atteindre l’objectif aussi modeste qu’un taux de fécondité qui correspond à nos désirs déclarés. Ce changement pourrait en outre éviter le préalable (même si c'est l’un des ingrédients indispensables) d’un sentiment renouvelé d’obligation envers les générations à venir. Il faudrait sans doute commencer par définir ce que nous, les vivants, voulons et recherchons pour nous-mêmes.
L'économiste libertaire Bryan Caplan a écrit un livre intitulé Selfish Reasons to Have More Kids (Raisons égoïstes d'avoir plus d'enfants), qui relèvent surtout d’arguments de vente : il s'agit d’une liste des raisons pour lesquelles avoir une grande famille est plus compatible qu’on le croit avec les idées de cette fin de la modernité.
La raison la plus profonde d’avoir plus d’enfants, en fait, est égocentrique, mais d’une manière radicalement différente : si vous ne vous sentez pas taillé pour l’héroïsme spirituel, si vous n’êtes ni chaste ni pauvre ni particulièrement obéissant, si vous n’êtes pas prêt à l’abnégation d’une Mère Teresa – eh bien, alors avoir un tas d'enfants est le choix de vie le plus susceptible de vous pousser vers la kénose : la vidange de l’ego, l’expérience de ce que signifie vivre entièrement pour quelqu’un d'autre que soi-même.
Il faut bien reconnaître que cela peut flatter l'égoïsme de ceux qui font de leurs enfants des idoles ou qui pratiquent un égoïsme impitoyable envers quiconque hors du cercle très exclusif de leur foyer modèle. Si Jésus nous a appelés à faire passer au second plan pères et frères, c'est pour une bonne raison : devenir un François d'Assise démontre encore plus de sainteté que d’assumer son rôle de père.
Pour le pécheur moyen, pour moi et peut-être pour vous, vivre avec des enfants remplit au moins certaines des conditions préalables à la croissance vers la sanctification, même si reste entier le risque de sombrer dans le narcissisme tribal. Si je n’avais pas d’enfants, il y a 5 % de chances que je me lancerais dans une entreprise plus radicale pour parvenir à la sainteté ; il y a 95 % de chances que je sois qu’un pécheur plus endurci, quelqu’un de plus égoïste, parce qu’aucun morveux pleurnichard de neuf ans n’était là pour me forcer à vouer ma vie à son service plutôt qu'au mien.
Néanmoins, le concept de parentalité comme kénose forcée n’a rien à voir avec « avoir plus d'enfants c'est bien, c'est tendance et digne d'un bon citoyen américain ». La famille nombreuse comme discipline spirituelle, les enfants comme boulet de canon susceptibles de défoncer la porte du paradis – si c'est là la vision du monde requise pour rendre à notre société sa capacité à recommencer à se reproduire, alors plutôt qu’attendre pour nous décider d’ obtenir crédits d'impôt pour charge d’enfants, meilleur équilibre entre vie professionnelle et privée ou des lois plus clémentes sur les baquets auto, nous devons œuvrer à la conversion radicale de nos cœurs modernes, si endurcis.
Traduit de l'anglais par Dominique Macabie