En confessant ses péchés avec précision, le vieil homme meurt d’une mort douloureuse et honteuse sous le regard de son frère. C’est parce que cette humiliation est si pénible que nous cherchons constamment à l’éviter. C’est pourtant dans la profonde souffrance mentale et physique de l’humiliation devant un frère que nous faisons l’expérience du secours et du salut. (Dietrich Bonhoeffer)[1]
Toute personne qui a lu ce livre jusqu’ici ne saurait nier que le pardon peut apporter la guérison, quand bien même elle semblait impossible. Son pouvoir est peut-être mystérieux mais il est bien réel, et si grand qu’il peut agir comme une véritable marée et surprendre même les personnes d’un esprit particulièrement rationnel. Ceci dit, il est dangereux d’en parler trop facilement, de faire comme s’il était accessible d’un claquement de doigts.
Certes, le pardon est parfois donné et reçu de manière superficielle ou utilisé pour blanchir certaines laideurs de la vie. Les fruits de ce pardon ne durent pas. Même la demande de pardon la plus sincère verra son effet s’amenuiser avec le temps si elle ne s’accompagne pas d’un profond changement intérieur – à la fois chez celui qui donne le pardon et chez celui qui le reçoit. Autrement dit, il doit en coûter pour que ses effets soient durables.
Qui plus est, demander pardon n’a que peu de valeur si cette démarche ne nous touche que brièvement et si nous retombons rapidement dans le comportement qui l’a justifiée au départ. Il est vrai que recevoir le pardon est un cadeau qui ne demande rien en retour, mais il est sans valeur si nous ne le laissons pas opérer en nous un changement positif.
C’est ce qu’ont vécu Mark et Debbie, des amis autrefois membres d’une petite communauté de chrétiens de la côte Ouest, qui se réunissaient chez l’un ou chez l’autre.
Au fil des ans, nous avons été témoins qu’ignorer les torts commis ou les occulter peut avoir des effets désastreux. Nous vivions alors en communauté avec plusieurs autres personnes, dont un jeune homme célibataire qui tomba amoureux d’une femme mariée, elle aussi membre de notre groupe. Certains d’entre nous essayèrent d’aborder le problème avec l’un et l’autre séparément, mais personne n’osa le mettre au grand jour.
Par crainte de tomber dans le jugement, nous avons choisi de croire que l’affaire n’était pas bien grave, en tout cas pas assez pour que nous l’abordions ouvertement. Après tout, n’avons-nous pas tous commis des erreurs ? Qui sommes-nous pour juger les autres ? Nous nous sommes convaincus qu’une confrontation non seulement ne ferait qu’ajouter à leur sentiment de honte et d’auto-condamnation mais, de plus, perpétuerait le cycle des échecs. Pour finir, nous avons essayé de leur pardonner leurs faiblesses et avons évité d’en reparler. Avec le recul, nous voyons comment cette soi-disant compassion n’a fait que perpétuer le problème… L’homme finit par quitter notre communauté. Deux ans plus tard, l’épouse divorçait de son mari et le rejoignait.
Loin d’être uniques, de tels incidents sont très répandus. En surface, on pourrait croire qu’ils n’ont rien à voir avec le pardon, puisqu’il n’y a pas même l’aveu clair d’un tort commis et partant, pas de reconnaissance du besoin de rachat. En profondeur, cependant, ils sont vraiment liés à la question du pardon. Si, dans le témoignage tout juste cité, le problème avait été regardé en face, l’issue en aurait peut-être été très différente.
Même si cela paraît évident, il est capital de se rappeler que nous ne pouvons réellement recevoir de pardon que si nous reconnaissons notre besoin d’être pardonnés et si nous avouons nos torts à quelqu’un – que ce soit à la personne que nous avons blessée ou, quand cela est impossible, à quelqu’un en qui nous avons confiance. Certains rejettent cette pratique qu’ils qualifient de « confession » pour catholiques vieux jeu. D’autres admettent qu’elle peut aider mais que le sentiment de culpabilité peut être aussi bien résolu en reconnaissant une faute et en prenant la résolution de ne pas recommencer. Tout cela n’a pas de sens : c’est précisément cette reconnaissance de la faute qui fait naître le sentiment de culpabilité. C’est pourquoi Tolstoï écrit que la paix du cœur ainsi acquise n’est rien d’autre qu’une « mort de l’âme », qui n’a rien à voir avec la véritable paix qui naît dans le cœur de ceux qui sont assez humbles et assez honnêtes pour demander pardon à ceux qu’ils ont offensés.
La culpabilité est un sentiment qui vit et croît dans le secret et qui perd de sa force quand on l’expose au grand jour. Bien souvent, notre désir de paraître juste aux yeux des autres nous empêche de reconnaître nos fautes. À quoi bon révéler une décision mal éclairée ou une erreur stupide ? Et pourtant, plus nous essayons de repousser ces réalités loin de notre conscience, plus elles nous empoisonnent l’existence – parfois à un niveau inconscient. Le sentiment de culpabilité va s’accroissant et nous finissons par perdre notre liberté intérieure sous le poids de ce fardeau.
Quant à la liberté qui naît de la reconnaissance de ses propres fautes, voici ce qu’en dit Steve, un vieil ami à moi :
Dans ma quête de paix intérieure, j’ai exploré diverses religions et étudié la psychologie, mais toutes ces démarches ne m’ont donné que des réponses incomplètes. Ce n’est qu’après avoir pris conscience du désastre de ma propre vie que j’ai pu voir combien il me fallait absolument changer et combien j’avais besoin que l’on me pardonne.
L’expérience qui fut déterminante pour moi m’arriva de manière inexplicable et inattendue. Je pris soudainement conscience de l’avalanche de torts que j’avais commis – une réalité qui m’avait été cachée jusqu’alors par mon amour-propre et mon désir de paraître aux yeux des autres sous un jour favorable. À présent, les souvenirs de tout ce que j’avais fait de mal se déversaient en moi comme des flots de bile.
Tout ce que je voulais, c’était être libre, ne plus avoir quoi que ce soit de sombre ou de laid enfoui en moi. Je voulais réparer, partout où c’était possible, les torts que j’avais causés. Je ne cherchais aucune justification – jeunesse, circonstances, mauvaise influence de mes camarades : j’étais responsable de ce que j’avais fait.
Je mis clairement par écrit, page après page, tous les détails de mes torts, comme si l'ange de la repentance me lacérait le cœur avec une épée, tant c’était douloureux. J’écrivis en tout des dizaines de lettres – à toutes les personnes ou organisations à qui j’avais menti, que j’avais volées, avec qui j’avais triché. Je me sentis enfin libre.
Dans Les frères Karamazov, Dostoïevski décrit l’un des personnages qui, après avoir avoué un meurtre dont il gardait le secret depuis des dizaines d’années, fait l’expérience de cette même libération. « Je me sens calme et joyeux, pour la première fois depuis tant d’années. Après ma confession, ce fut dans mon âme le paradis. » Dans la vie réelle, le meurtrier ne trouvera peut-être pas aussi facilement ce « paradis », mais on ne saurait en exclure la possibilité.
Il y a plusieurs années, j’ai entamé une correspondance avec Michael Ross, un jeune diplômé de la prestigieuse université Cornell devenu violeur et tueur en série. Vu l’énormité de ses crimes, la terreur de ses victimes dans leurs dernières minutes et la douleur des familles, le mépris avec lequel le traitent la plupart des gens ne surprend pas. Ne pas le haïr, pensent-ils, serait minimiser les souffrances indicibles qu’il a causées.
Mais qu’en est-il des propres souffrances de Michael ? À la fin de la première visite que je lui rendis, je lui ouvris les bras pour lui dire au revoir. Il s’effondra en larmes. Depuis vingt ans, personne ne l’avait embrassé. Et que dire du fait que depuis des années, il regrette profondément ses crimes ? Voici un extrait d’une lettre que j’ai reçue de lui :
Je me sens profondément coupable : c’est un sentiment intense, qui me submerge et me pénètre et envahit mon âme des nuages noirs et déchirants de la haine de soi, du remords et de la tristesse… La réconciliation est ce à quoi j’aspire le plus : réconciliation avec l’âme de mes victimes, avec leurs familles et leurs amis et enfin, avec moi-même et avec Dieu.
Il est très improbable que Michael soit pardonné par les familles des victimes, et il est pour ainsi dire impossible que sa condamnation à mort soit commuée en peine de prison à vie. Je n’en ai pas moins tenté de montrer à Michael que le sort que la loi lui impose n’a pas forcément le dernier mot.
Indépendamment de ses tourments intérieurs, une personne comme Michael, qui reconnaît de son propre chef sa culpabilité, a plus de chance d’être rachetée que celle dont la confession a été obtenue par persuasion ou sous la menace. Même si, jusqu’au jour de sa mort, tout pardon lui est refusé, nous devons espérer et croire que la force du pardon peut le toucher – ne serait-ce que parce qu’il le désire tant et qu’il fait tout son possible pour en devenir digne.
Il est évident que le pardon peut transformer des vies à un niveau personnel, mais il est bon de rappeler qu’il peut aussi avoir une influence à un niveau bien plus large. Ce qui commence par un changement chez un individu peut affecter ceux qui l’entourent, de telle sorte que les répercussions d’un acte de pardon peuvent se propager en cercles grandissants d’une personne à une autre.
C’est ce dont les habitants de Möttlingen, un village situé dans la Forêt-Noire, firent l’expérience il y a environ cent cinquante ans. Avant ce changement, son pasteur, Johann Christoph Blumhardt, aujourd’hui célèbre, se plaignait du « brouillard d’apathie » qui enveloppait sa paroisse. Aujourd’hui, mis à part les touristes curieux qui viennent en foule voir son église, le village semble tout aussi endormi. Seule une petite plaque commémorative sur le mur d’une vieille maison à colombages témoigne des événements incroyables qui secouèrent un jour le village : « Homme, pense à l’éternité et ne te moque pas du temps de la grâce car le jugement est proche ! »
Ce réveil, comme on appelle aujourd’hui cet événement, commença en 1843, la veille du nouvel an. Un jeune homme connu pour ses débauches et son tempérament violent vint frapper à la porte du presbytère, suppliant qu’on le laissât entrer pour voir le pasteur Blumhardt. Il avoua à ce dernier n’avoir pas dormi depuis une semaine entière et craignait de mourir s’il ne pouvait décharger sa conscience. Blumhardt se tint d’abord sur ses gardes, mais quand le jeune homme se mit, dans un torrent de paroles, à avouer tous ses méfaits, petits et grands, il prit conscience de la sincérité de sa confession.
C’est ainsi que commença une vague de confessions sans précédent, un villageois après l’autre se présentant pour confesser ses péchés secrets et cherchant à prendre un nouveau départ, la conscience en paix. Le 27 janvier 1844, seize personnes étaient venues au presbytère ; trois jours plus tard, le chiffre avait grimpé à trente-cinq ; puis un peu plus tard à cent cinquante. Bientôt, les habitants des villages voisins se présentaient à leur tour.
Il n’y eut pas à Möttlingen les débordements affectifs qui accompagnent souvent les renouveaux spirituels, pas de proclamations exagérées d’iniquités ou de repentances publiques. Les choses se passèrent au contraire dans le calme et la modération. Toutes catégories sociales confondues, les gens se voyaient soudain dans toute leur misère et, bouleversés, désiraient ardemment rompre avec les mauvaises habitudes de leur passé.
Plus révélateur encore, ce mouvement produisit – au-delà des mots et des émotions – des actes concrets de repentir et de pardon. Des biens volés furent restitués, des ennemis réconciliés, des infidélités et des crimes (dont un infanticide) avoués, et des mariages restaurés. Même les ivrognes du village furent touchés et cessèrent de fréquenter la taverne.
J’ai eu l’occasion de me rendre à Möttlingen à plusieurs reprises pour y rencontrer les descendants de Blumhardt (mes parents, fortement influencés par ses écrits, me donnèrent son prénom), et je me suis souvent demandé si ce qui s’y est passé il y a cent cinquante ans fut un phénomène isolé… mais je suis sûr à présent que ce n’est pas le cas. Si le pardon trouvé par un homme repentant a pu ainsi affecter tant de personnes à son époque, comment ne pas croire qu’il peut en être de même aujourd’hui ?
[1] Pasteur luthérien évangélique, théologien, écrivain, et résistant au nazisme, Dietrich Bonhoeffer fut exécuté le 9 avril 1945 au camp de concentration de Flossenbürg, en Bavière.