Devant certaines idées, on s’arrête parfois perplexe, surtout à la vue du péché de l’homme et on se demande : « Faut-il le prendre par la force ou bien par un humble amour ? » Décide toujours de le prendre par un humble amour. Si tu en décides ainsi une fois pour toutes, tu pourras conquérir le monde entier. L’humilité dans l’amour est une force prodigieuse, la plus grande de toutes et que rien n’égale. (Fedor Dostoïevski)
Dans le passage bien connu des Évangiles qu’on appelle le Sermon sur la Montagne, Jésus nous apprend à aimer nos ennemis – il nous demande, en fait, de « bénir ceux qui nous persécutent ». Ce n’est pas là un simple sermon. Quand, cloué sur la croix, il adresse à son Père cette supplication pleine de compassion, « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font », il met ses paroles en pratique. De même Étienne, le premier martyr chrétien, qui priait, tandis qu’on le lapidait : « Seigneur, ne leur impute pas ce péché. »
Beaucoup rejettent un tel état d’esprit, qu’ils considèrent comme de la bêtise autodestructrice. Comment et pourquoi ouvrir les bras à quelqu’un qui vous veut du mal ou qui veut vous tuer ? Pourquoi ne pas se défendre ? Quand j’ai montré le manuscrit de ce livre à un ami, écrivain noir américain, ce fut exactement sa réaction :
Jamais je ne pourrai m’imaginer demandant à des opprimés – qu’il s’agisse de juifs, d’Amérindiens ou de tout autre peuple persécuté à travers l’histoire des hommes – de pardonner à leurs oppresseurs. Qui oserait faire une telle demande ?
Je devine votre réponse : « Jésus ! » Mais quand je considère l’histoire du peuple juif, je constate que ce sont précisément les disciples de Jésus – ceux qui se disaient « chrétiens » – qui devinrent les plus redoutables ennemis des juifs, qui les poussèrent dans les ghettos de l’Europe puis, quand les ghettos ont été pleins, dans les fours crématoires d’Auschwitz – ceci, sous le regard silencieux de millions de chrétiens. Quant aux Amérindiens, notre pays les a amenés au bord de l’extinction. Il les a rassemblés comme du bétail dans des réserves, sur les terres les plus arides.
Il est facile de prêcher le pardon quand on vit dans des conditions quasi paradisiaques – une nourriture suffisante, des fermes, des terres, de belles maisons, du commerce. Mais est-ce vraiment un discours juste à tenir à ceux qui vivent dans des trous à rats, sans travail, menacés de mourir de faim, ceux qui sont, selon les termes de Frantz Fanon[1], « les damnés de la terre ? » Est-ce donc à ceux-ci de pardonner aux millions d’hommes, les opulents, les bien nourris, qui ont voté pour qu’ils soient affamés ? Qui ont voté en faveur de la guerre, des prisons et de la répression perpétuelle ? Qui souhaitent, au fond d’eux-mêmes, que ces opprimés ne soient jamais nés ? Ces opprimés devraient-ils pardonner aujourd’hui la répression à venir, le génocide à venir ? « Seigneur, pardonne-leur, même si cette persécution dure depuis cinq cents ans… » Votre cœur peut-il consentir à une telle prière ?
C’est pour cette raison que j’ai ressenti au fond de moi l’appel à l’action politique : pour changer certaines réalités infernales, pour essayer de sortir de l’enfer des millions d’habitants de ce monde. Il faut d’abord changer les conditions – puis, peut-être, pourra venir le pardon. »
Ces mots pourront paraître à certains d’une excessive dureté. Mais ils prennent toute leur signification lorsqu’on considère que le point de vue de leur auteur se distingue radicalement de celui de tous les autres dont ce livre raconte l’histoire : depuis 1982, il croupit dans le couloir de la mort de Pennsylvanie, accusé d’un crime dont beaucoup – aussi bien aux États-Unis qu’à l’étranger – le croient innocent.
Raja Shehadeh, un avocat palestinien spécialiste des droits de l’homme, est bien placé pour connaître la question de la répression, mais son point de vue est très différent :
Je pense que le fait de pardonner est porteur d’une grande force. Le pardon manifeste la dignité de l’homme qui a en lui les moyens et la capacité de pardonner… C’est peut-être difficile à comprendre, parce que c’est une idée qui va à l’encontre de toute logique, mais je crois au principe selon lequel si l’on veut la paix, il faut vouloir le pardon…
La pensée de Raja sur le pardon a été mal comprise et tournée en dérision, mais elle n’est pas complètement originale – c’est celle de centaines de minorités persécutées à travers l’histoire des hommes, des premiers chrétiens jusqu’aux anabaptistes de la Réforme radicale protestante et aux disciples de Tolstoï, Gandhi et Martin Luther King. Le passage qui suit, extrait du livre de Luther King, La force d’aimer, l’explique clairement :
Il semblerait qu’aucun commandement de Jésus ne soit plus difficile à suivre que celui d’aimer nos ennemis. Certains pensent même que c’est absolument impossible. Il est facile, disent-ils, d’aimer ceux qui vous aiment, mais comment aimer ceux qui cherchent, ouvertement ou d’une manière insidieuse, à vous nuire ?
Non seulement aimer nos ennemis n’est pas l’injonction pieuse d’un utopiste, mais il est essentiel pour notre survie. L’amour, jusqu’à celui de nos ennemis, est la clé des solutions aux problèmes de notre monde. Le Christ n’est pas un idéaliste dépourvu d’esprit pratique – il est un réaliste à l’esprit pragmatique…
Rendre la haine pour la haine la multiplie, ajoutant de l’obscurité à une nuit déjà dépourvue d’étoiles. Les ténèbres ne peuvent dissiper les ténèbres – seule la lumière le peut. La haine ne peut dissoudre la haine – seul l’amour le peut. La haine multiplie la haine, la violence multiplie la violence, et la brutalité multiplie la brutalité dans une spirale de destruction sans fin.
L’amour est la seule force capable de faire d’un ennemi un ami. Jamais nous ne triompherons d’un ennemi en rendant la haine pour la haine. Nous triomphons d’un ennemi en triomphant de l’inimitié. De par sa nature même, la haine déchire et détruit ; de par sa nature même, l’amour crée et construit. L’amour transforme par sa puissance de rédemption.
L’engagement de Luther King à utiliser l’amour comme une arme politique est certes né de sa foi, mais sa pensée est également très pénétrée de pragmatisme. Il savait que lui et les autres Noirs américains engagés dans la lutte pour les droits civiques allaient devoir cohabiter, pendant les décennies suivantes, avec ces mêmes Blancs qu’ils affrontaient. S’ils se laissaient gagner par l’amertume pour la façon dont ils étaient traités, il y aurait tôt ou tard de nouveaux affrontements violents, ce qui mènerait à de nouvelles périodes de répression et d’amertume. Plutôt que d’aider à faire tomber les murs de la haine raciale, de tels cycles de violence et de répression les renforceraient.
Ce n’est qu’en pardonnant à leurs oppresseurs, disait Luther King, que les Noirs américains pourront en finir avec « la spirale descendante de la destruction ». Seul le pardon pourra apporter un changement durable.
Nous devons développer et nourrir notre capacité à pardonner. Quiconque est dépourvu d’une telle aptitude est dépourvu de la capacité d’aimer. On ne peut pas même commencer à aimer ses ennemis si l’on n’a pas d’abord compris la nécessité de pardonner, encore et toujours, à ceux qui nous offensent et nous font du mal.
Il est tout aussi nécessaire de prendre conscience que l’acte de pardonner doit être l’initiative de celui à qui l’on a fait du tort, de la victime profondément blessée, de l’opprimé. L’auteur du tort peut demander à être pardonné, il peut faire un cheminement intérieur, prendre conscience de son acte et, à l’image du fils prodigue, ressentir au fond de son cœur un immense désir d’être pardonné. Mais c’est du cœur du voisin blessé, du père rejeté, que peut jaillir la source bienfaisante du pardon.
Pardonner ne signifie pas ignorer l’offense, ni camoufler d’une étiquette trompeuse un acte répréhensible. Pardonner signifie plutôt que le méfait n’est plus un obstacle à la relation. Le pardon est le catalyseur qui crée les conditions nécessaires à un nouveau départ.
À nos adversaires les plus farouches, nous disons : nous ferons en sorte que notre capacité à supporter la souffrance égale votre capacité à l’infliger. À votre force physique, nous opposerons notre force d’âme. Faites-nous ce que vous voudrez – nous ne cesserons de vous aimer.
Nous ne pouvons, en notre âme et conscience, nous soumettre à vos lois injustes, parce qu’il nous est tout aussi important, moralement, de ne pas collaborer au mal que de collaborer au bien. Jetez-nous en prison – nous vous aimerons encore. Envoyez en pleine nuit vos complices cagoulés commettre des actes de violence dans nos communautés, ordonnez-leur de nous battre et de nous laisser pour morts – nous vous aimerons toujours. Mais sachez que notre capacité à supporter la souffrance finira par vous lasser.
Un jour nous gagnerons la liberté – et pas seulement la nôtre. Nous toucherons votre cœur et votre conscience et vous vous rallierez à nous. Et notre victoire sera double.
Au printemps de 1965, dans la ville de Marion, dans l’Alabama, j’ai pris part à une marche avec Luther King. J’y ai été le témoin direct de la profondeur de son amour et de son humilité face à l’injustice. Je m’étais rendu à l’institut de Tuskegee avec des collègues de New York – c’est là que nous avions appris la mort de Jimmie Lee Jackson, un jeune homme qui avait été touché d’une balle huit jours auparavant, quand la police avait dispersé un rassemblement autour d’une église de Marion. Des forces de l’ordre de toute la région avaient convergé vers la petite ville et battu les manifestants à coups de matraque.
Des témoins décriraient plus tard l’effroyable chaos de cette journée : ampoules de lampadaires et appareils à photos fracassés par des passants blancs, policiers agressant violemment hommes et femmes noirs – dont certains étaient à genoux en prière sur les marches de leur église.
Le crime de Jimmie était d’avoir voulu défendre sa mère qu’un policier rouait de coups. Sa punition fut une balle dans le ventre et des coups de matraque à la tête qui l’ont presque achevé. Comme on lui refusait l’entrée à l’hôpital de la ville, il fut emmené à celui de Selma. Il y mourut quelques jours plus tard, après avoir pu raconter son histoire à des journalistes.
En apprenant la mort de Jimmie, nous nous sommes immédiatement rendus à Selma. Sa dépouille était exposée à la chapelle dans un cercueil ouvert et, malgré les efforts pour camoufler ses blessures, elles étaient bien visibles : trois coups d’une violence inouïe avaient laissé des plaies longues de huit centimètres et larges de trois centimètres au-dessus de l’oreille, et à la base et au sommet du crâne.
Bouleversés, nous sommes restés pour la cérémonie d’adieu. La salle était comble – environ trois mille personnes étaient présentes, sans compter ceux qui avaient dû rester à l’extérieur. Nous nous sommes assis sur le rebord d’une fenêtre au fond de la pièce. Pas une parole de vengeance ou de colère ne fut prononcée. Une force de courage se dégageait des hommes et des femmes de cette assemblée, particulièrement quand tous se sont levés pour entonner le vieux chant des esclaves : « Ain’t gonna let nobody turn me around.[2] »
Aux obsèques, plus tard, à Marion, l’atmosphère était nettement plus résignée. De l’autre côté de la rue, le long de la véranda du tribunal de la ville, une longue rangée de policiers se tenaient prêts, la main sur la matraque, le regard rivé sur nous. C’étaient là les mêmes hommes qui avaient attaqué les Noirs à peine quelques jours plus tôt. La foule de Blancs massés un peu plus loin, près de la mairie, n’était pas moins intimidante. Armés de jumelles et d’appareils à photos, ils nous observèrent et nous mitraillèrent sans relâche, à tel point que nous eûmes l’impression que chacun d’entre nous avait été fiché.
Au cimetière un peu plus tard, Luther King parla du pardon et de l’amour. Il supplia ses frères de prier pour les policiers, de pardonner au meurtrier et à tous ceux qui les persécutaient. Puis, nous tenant par la main, nous chantâmes : « We shall overcome.[3] » Ce fut un moment inoubliable. On ne sentait ni haine ni vengeance, pas même de la part des parents de Jimmie – et pourtant, s’il y avait un endroit au monde où de tels sentiments auraient été justifiés, c’était bien là.
J’ai lu récemment l’histoire d’un remarquable acte de pardon de la part d’enfants de la ville de Selma, qui s’est passée à peu près à la même époque, au début de 1965. Des écoliers s’étaient rassemblés pour une marche pacifique après l’école quand apparut le redouté shérif de la ville, un certain Clark. Ses hommes se mirent à pousser et à bousculer les enfants, puis à les faire courir. Les jeunes crurent d’abord que le shérif les dirigeait vers la prison du quartier, mais il apparut en fait qu’on les menait vers un camp de détention à quelque huit kilomètres de là. On les fit courir sans pitié jusqu’à ce qu’ils s’effondrent, pris de haut-le-cœur et de vomissements. Les hommes déclarèrent plus tard qu’ils avaient voulu dégoûter à jamais les enfants de toute velléité de manifestation.
Quelques jours après cet incident, le shérif Clark fut hospitalisé pour des douleurs dans le thorax. On vit alors, chose incroyable, les écoliers de la ville de Selma organiser un second rassemblement devant le palais de justice, chantant des prières pour sa guérison et brandissant des messages de prompt rétablissement.
En 1960, le célèbre pédopsychiatre Robert Coles constata la même étonnante capacité de pardon chez les enfants, alors qu’il travaillait dans un hôpital de La Nouvelle-Orléans. Des parents d’enfants blancs, ouvertement hostiles à une décision de la cour fédérale qui mettait un terme à la ségrégation raciale dans les écoles de la ville, non seulement retirèrent leurs enfants de toutes les écoles qui acceptaient des Noirs mais de plus, se regroupèrent devant ces écoles pour manifester.
La petite Ruby Bridges, six ans, était le seul enfant noir américain de son école, ce qui veut dire que, pendant un certain temps, elle y fut aussi la seule élève. Pendant des semaines, elle dut être escortée à l’école par des membres du service d’ordre. Sa maîtresse la vit un jour, par la fenêtre de la salle de classe, prononcer des paroles tandis qu’elle passait entre deux haies de parents blancs qui lui lançaient des injures. Elle en fit part au Dr Coles. Qu’avait-elle donc dit ? se demanda-t-il, curieux.
Quand on lui posa la question, la petite Ruby répondit qu’elle priait pour les parents de ses camarades d’école blancs. Coles, interloqué, lui demanda pourquoi. « Parce qu’ils ont besoin qu’on prie pour eux », répondit-elle. Elle avait entendu, à l’église, les paroles de Jésus agonisant sur la croix : « Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font », et elle les avait prises à cœur.
C’est par James Christensen, prieur d’un monastère trappiste à Rome, que j’ai récemment entendu l’histoire remarquable de quelqu’un qui a non seulement pardonné à ses bourreaux mais qui a pardonné avant les faits. En mai 1996, le GIA (Groupe islamiste armé) kidnappa sept des frères trappistes de James dans les montagnes de l’Atlas algérien et déclara les garder en otages jusqu’à ce que la France relâche certains de leurs compatriotes emprisonnés. Quand le gouvernement français refusa d’accéder à leur demande, ils égorgèrent les sept moines.
La France entière fut horrifiée. Dans toutes les églises catholiques du pays, on sonna les cloches en même temps en mémoire des moines assassinés. Ce qui m’a le plus frappé, cependant, est un événement qui, deux ans auparavant, laissait discrètement présager la tragédie. Le prieur du monastère en Algérie, Christian de Chergé, ayant eu l’étrange prémonition qu’il mourrait bientôt de mort violente, rédigea une lettre dans laquelle il pardonnait à ses futurs assassins. Il cacheta son testament et le confia à sa mère, en France. La lettre ne fut ouverte qu’après sa mort. La voici :
S’il m’arrivait un jour – et ça pourrait être aujourd’hui – d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille se souviennent que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays.
Qu’ils acceptent que le Maître unique de toute vie ne saurait être étranger à ce départ brutal. Qu’ils prient pour moi : comment serais-je trouvé digne d’une telle offrande ? Qu’ils sachent associer cette mort à tant d’autres aussi violentes, laissées dans l’indifférence de l’anonymat.
Ma vie n’a pas plus de prix qu’une autre. Elle n’en a pas moins non plus. En tout cas, elle n’a pas l’innocence de l’enfance. J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal qui semble, hélas, prévaloir dans le monde, et même de celui-là qui me frapperait aveuglément.
J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout cœur à qui m’aurait atteint.
Je ne saurais souhaiter une telle mort. Il me paraît important de le professer. Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir que ce peuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre. C’est trop cher payer ce qu’on appellera, peut-être, la « grâce du martyre » que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit, surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’islam.
Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globalement. Je sais aussi les caricatures de l’islam qu’encourage un certain islamisme. Il est trop facile de se donner bonne conscience en identifiant cette voie religieuse avec les intégrismes de ses extrémistes.
L’Algérie et l’islam, pour moi, c’est autre chose, c’est un corps et une âme. Je l’ai assez proclamé, je crois, au vu et au su de ce que j’en ai reçu, y retrouvant si souvent ce droit fil conducteur de l’Évangile appris aux genoux de ma mère, ma toute première Église, précisément en Algérie et, déjà, dans le respect des croyants musulmans.
Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison à ceux qui m’ont rapidement traité de naïf, ou d’idéaliste : « Qu’il dise maintenant ce qu’il en pense ! » Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité. Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec Lui ses enfants de l’islam tels qu’Il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de Sa Passion, investis par le don de l’Esprit dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences.
Cette vie perdue, totalement mienne, et totalement leur, je rends grâce à Dieu qui semble l’avoir voulue tout entière pour cette JOIE-là, envers et malgré tout.
Dans ce MERCI où tout est dit, désormais, de ma vie, je vous inclus bien sûr, amis d’hier et d’aujourd’hui, et vous, ô amis d’ici, aux côtés de ma mère et de mon père, de mes sœurs et de mes frères et des leurs, centuple accordé comme il était promis !
Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’auras pas su ce que tu faisais. Oui, pour toi aussi je le veux ce MERCI, et cet « À-DIEU » en-visagé de toi. Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux.
Amen ! Inch’ Allah.[4]
Qui était Christian de Chergé et d’où jaillissait la source de ses convictions sur la paix et le pardon ? D’après un livre traitant de son ordre religieux, The Monks of Tibhirine (Les moines de Tibhirine), tout a commencé en 1959, lorsque de Chergé fut envoyé en Algérie avec les forces de « maintien de la paix » de l’armée française. Au cours de cette période de service militaire, il se lia d’amitié avec Mohammed, un policier musulman ; ils se promenaient ensemble chaque semaine pour parler de politique, de culture et de théologie. De Chergé raconta l’histoire suivante sur son amitié avec Mohammed :
Depuis qu’un jour il m’a demandé, tout à fait à l’improviste, de lui apprendre à prier, Mohammed a pris l’habitude de s’entretenir avec moi. C’est un voisin. Nous avons ainsi une longue histoire de partage… Un jour, il trouva la formule pour solliciter un rendez-vous : « Creusez notre puits ! » […] Une fois, par mode de plaisanterie, je lui posai la question : « Qu’est-ce que nous allons trouver ? De l’eau musulmane ou de l’eau chrétienne ? » Il m’a regardé, mi-rieur, mi-chagriné : « Nous marchons ensemble, et tu me poses cette question… tu sais, au fond de ce puits-là, ce que je trouve : c’est l’eau de Dieu ! »
Un sujet qui revenait souvent était celui de la relation tendue entre l’Algérie de Christian de Chergé (celle des colonisateurs français) et celle des musulmans (de la population indigène). Pendant l’une de ces promenades, un escadron de rebelles algériens tendit une embuscade aux deux hommes. De Chergé, en treillis, crut sa dernière heure arrivée. Mais Mohammed se plaça entre son ami et ses agresseurs, en leur disant de le laisser tranquille : « C’est un saint ! »
À leur étonnement, les agresseurs les laissèrent partir. Mais cet acte courageux coûta la vie à Mohammed : on le retrouva assassiné dans la rue le lendemain. De Chergé resta longtemps bouleversé par cet épisode, et il changea complètement sa vie. Il décida de consacrer sa vie à Dieu et à la défense de la cause de la paix. Une fois son service militaire terminé, il retourna en France et s’engagea dans un monastère trappiste. Plus tard, alors qu’il étudiait en vue de devenir prêtre, il demanda à être envoyé sur un site algérien. Sa requête fut accordée et il revint en Algérie. Il devint, par la suite, le chef ecclésiastique d’une zone rurale dans les montagnes de l’Atlas.
En tant qu’abbé, de Chergé prenait des décisions qui étaient considérées comme insolites et imprudentes par ses supérieurs outre-mer. Au lieu d’un simple programme d’évangélisation, il offrait aux habitants de la région des emplois, des soins médicaux et des leçons d’alphabétisation et de français. Il organisa aussi une rencontre interreligieuse annuelle, afin de promouvoir le dialogue entre musulmans et chrétiens. Il proposa même à des musulmans de rester dans l’enceinte de l’abbaye Notre-Dame de l’Atlas, son monastère. Ce faisant, de Chergé voulait montrer au monde que musulmans et chrétiens peuvent vivre ensemble sous l’égide d’un seul Dieu, un seul Allah. Il expliquait que la seule façon de rendre témoignage est d’être ce que nous sommes dans la banalité des réalités quotidiennes.
Avec le temps, malgré les efforts de de Chergé – ou peut-être à cause d’eux ? –, les militants du GIA prirent ombrage des trappistes ; ils considéraient qu’ils se mêlaient de ce qui ne les regardait pas. Finalement, les moines furent enlevés, retenus comme otages, puis assassinés. Pour beaucoup de personnes, la mort de de Chergé n’a fait que confirmer les pires stéréotypes de l’islam. Mais pour lui, ce n’était que le prix que pouvait attendre un artisan de paix.
Comme tant d’autres dans les deux camps du conflit israélo-palestinien, Bishara Awad, un ami palestinien, porte, lui aussi, sa part d’injustices subies. Il me parlait récemment de son long combat intérieur pour pardonner :
En 1948, des milliers d’Arabes périrent pendant le terrible conflit qui opposait les Arabes et les colons juifs. Des milliers d’autres perdirent leur habitation. Ma famille ne fut pas épargnée. Mon père fut tué d’une balle perdue. Il n’y avait pas d’endroit où l’enterrer dignement. Il était impossible de quitter le quartier par peur des balles, qu’elles proviennent d’un camp ou d’un autre. Comme il n’y avait pas de prêtre ni de pasteur pour dire une prière, c’est ma mère qui nous a lu un passage de la Bible, puis les hommes présents ont enterré mon père dans la cour. Il n’était pas question de porter son corps jusqu’au cimetière de la ville.
C’est ainsi que ma mère se retrouva veuve, à l’âge de vingt-neuf ans, avec sept enfants. Je n’avais que neuf ans. Pendant des semaines, pris entre deux feux, il nous fut impossible de quitter notre sous-sol, jusqu’au jour où l’armée jordanienne nous en chassa et nous emmena de force jusqu’à la Vieille Ville. Nous ne revîmes jamais notre maison ni nos meubles. Nous nous étions sauvés sans rien emporter d’autre que les vêtements que nous portions. Certains d’entre nous étaient même en pyjama…
Dans la Vieille Ville, nous étions des réfugiés. On nous parqua dans une pièce qui servait de dépôt de kérosène et qui ne contenait aucun meuble. Une famille musulmane nous donna quelques couvertures et un peu de nourriture. La vie était très dure. Je me souviens des soirs où nous nous couchions sans avoir mangé.
Ma mère, qui était infirmière, trouva un emploi dans un hôpital, pour 25 dollars par mois. Elle travaillait la nuit, continuait ses études le jour, et on nous plaça dans des orphelinats.
Mes sœurs furent admises dans une école musulmane. Quant à mes frères et moi, nous fûmes placés dans un foyer dirigé par une Anglaise. Ce fut un vrai choc pour moi – j’avais d’abord perdu mon père, et maintenant, j’étais séparé de ma mère et de ma famille. Nous y passâmes les douze années qui suivirent, ne rentrant « chez nous » qu’une fois par mois. Pour mes deux frères et moi et les quatre-vingts autres garçons, les souffrances continuèrent. Nous n’avions jamais assez à manger. La nourriture était exécrable et nous étions traités durement.
Une fois adulte, Bishara partit étudier aux États-Unis, où il obtint plus tard la nationalité américaine. Puis il retourna en Israël pour y enseigner dans une école chrétienne. Repensant à ce retour, il raconte :
La première année, j’ai ressenti beaucoup de colère. J’avais le sentiment d’accomplir peu et je me sentais vaincu… Autour de moi, la haine de l’oppresseur juif allait en s’accroissant : tous mes étudiants étaient palestiniens et tous avaient souffert comme moi j’avais souffert… J’étais incapable d’aider mes étudiants à cause de cette profonde haine en moi – haine qui m’habitait, sans que j’en eusse pleinement conscience, depuis l’enfance.
Une nuit, en larmes, je m’adressai à Dieu. Je lui demandai son pardon pour ma haine des Juifs et pour la façon dont j’avais laissé cette haine contrôler ma vie… Il libéra immédiatement mon cœur de toute frustration, désespoir et haine et y plaça l’amour.
Dans une culture qui met l’accent sur l’instinct de survie et l’individualisme, on se moque si souvent du pardon que les gens ne prennent pas le temps de regarder toute sa capacité à guérir les blessures, telles que celles de Bishara. Pas plus qu’ils ne s’arrêtent pour regarder le fruit de son absence, qui est l’amertume.
Naim Ateek est un prêtre palestinien de Jérusalem bien connu, dont le père a tout perdu en 1948 à cause de l’armée israélienne. Voici son message :
Quand la haine emplit le cœur des gens, sa force est telle qu’elle les engloutit et qu’ils deviennent complètement rongés par elle… Ne cessez jamais de combattre la colère. Il vous arrivera parfois de la vaincre, et parfois c’est elle qui aura le dessus. Même si ce combat est difficile, ne laissez jamais la haine vous dominer complètement […].
Ne cessez jamais d’essayer de vivre le commandement de l’amour et du pardon. Ne diluez pas la force du message de Jésus ; ne le fuyez pas ; ne le rejetez pas, en vous disant qu’il est idéaliste et impossible à mettre en pratique. Ne l’altérez pas pour l’adapter à la vie de notre monde actuel. Ne le modifiez pas pour qu’il vous convienne mieux. Laissez-le tel qu’il est, aspirez-y, désirez-le et travaillez à sa réalisation.
Non seulement le pardon ne nous laisse pas faibles et vulnérables, mais il donne une grande force à la fois à la personne qui l’accorde et à celle qui le reçoit. En permettant à certaines situations de se résoudre vraiment, il nous permet d’abandonner les calculs sans fin du châtiment et de la justice humaine pour faire l’expérience de la véritable paix du cœur. Enfin, il met en marche une chaîne positive de réactions, qui transmet à d’autres les fruits de notre pardon.
[1] Psychiatre et essayiste français (1925-1961) ; l’un des fondateurs du courant de pensée tiers-mondiste.
[2]1 « Je ne laisserai personne m’arrêter en chemin. »
[3] « Nous triompherons. »
[4] Frère Christian de Chergé, prieur de Notre-Dame de l’Atlas Alger, 1er décembre 1993 – Tibhirine, 1er janvier 1994