Mets ton espoir dans une marée du changement
Loin, très loin de la vengeance.
Crois que d’ici,
L’on peut atteindre un autre rivage.
Crois aux miracles,
Et aux sources jaillissantes de la guérison.
—Seamus Heaney[1]
Coincé sous un amas de décombres, Gordon Wilson tenait la main de sa fille Marie. Nous étions en 1987. Ce jour-là, ils s’étaient rendus ensemble à Enniskillen, en Irlande du Nord, pour participer à une cérémonie pacifique du souvenir. Une bombe posée par un terroriste avait explosé. À la fin de la journée, on recensait dix morts, tous des civils, dont Marie. Soixante-trois blessés avaient dû être hospitalisés.
Chose étonnante, Gordon refusa la vengeance – des paroles de colère, a-t-il dit, ne lui rendraient pas sa fille et n’apporteraient pas non plus la paix à Belfast. Voici ce qu’il a dit à des journalistes de la BBC, quelques heures seulement après l’explosion :
J’ai perdu ma fille, et elle nous manquera. Mais je ne porte en moi ni hostilité ni rancune. La haine ne me rendrait pas ma fille… Ne me demandez pas, je vous en prie, le pourquoi de tout cela… je n’ai pas de réponse. Mais je sais qu’il y a un sens à ceci. Si je n’avais pas cette conviction, je mettrais fin à mes jours. Ces événements s’inscrivent dans quelque chose qui nous dépasse… Et je sais que ma fille et moi, nous nous reverrons un jour.
Plus tard, Gordon expliquerait qu’il ne fallait voir dans ces paroles aucune réponse théologique au meurtre de sa fille – elles avaient simplement jailli spontanément du plus profond de son cœur. Dans les jours et les semaines qui ont suivi l’attentat, il dut lutter intérieurement pour être à la hauteur de ce qu’il avait dit. Ce fut un combat, mais il avait quelque chose à quoi il pouvait se raccrocher, quelque chose qui lui maintenait la tête hors de l’eau quand le chagrin le submergeait.
Il n’était pas sans savoir que les hommes qui avaient tué sa fille n’éprouvaient pas le moindre remords, et il ne cessa pas d’affirmer qu’il fallait qu’ils soient punis et emprisonnés. Mais il se refusa à chercher vengeance.
Ceux qui doivent rendre compte de leur geste seront un jour confrontés à la justice de Dieu, qui dépasse de très loin mon pardon… J’aurais tort si je donnais l’impression qu’il faut permettre aux terroristes et plastiqueurs d’aller et venir librement. Mais qu’ils soient ou non jugés ici-bas par un tribunal, je ferai de mon mieux pour manifester mon pardon… Le dernier mot appartient à Dieu.
Gordon a souvent été mal compris, on l’a tourné en dérision pour sa prise de position. Mais il affirme que s’il n’avait pas fait le choix du pardon, jamais il n’aurait pu accepter le fait que sa fille ne reviendrait pas. Il n’aurait pas non plus pu puiser en lui la liberté de continuer à aller de l’avant. De plus, son pardon eut des effets qui dépassèrent le cadre de sa propre vie. Ses paroles brisèrent – pour un temps tout au moins – le cercle vicieux du meurtre et de la vengeance : les dirigeants du groupe local paramilitaire protestant, touchés par son courage, renoncèrent aux représailles.
Cette capacité qu’a eue Gordon de pardonner si vite est admirable – et rare. Pour la plupart d’entre nous, comme pour Piri Thomas, dont certains de nos lecteurs connaissent déjà la biographie, Down These Mean Streets[2], le pardon est un long cheminement :
Chaque fois que j’entends les mots « oublie et pardonne », ils me renvoient aux années 40 et 50 et aux ghettos de New York. La violence faisait – et fait encore – partie de la vie quotidienne. J’y ai bien souvent entendu des gens refuser leur pardon à ceux qui le leur demandaient, ou accepter une sorte de compromis, avec des paroles telles que « OK, OK, je te pardonne – mais sache que je n’oublierai jamais ! »
Je suis de ceux-là. Moi aussi, j’ai fait ce serment plein de colère. Je me rappelle le douloureux traumatisme de la mort de ma mère, Dolores. Elle avait trente-quatre ans, j’en avais dix-sept. J’en voulais à Dieu de n’avoir pas laissé vivre ma mère et refusais de lui pardonner. Avec le temps, j’ai fini par pardonner à Dieu – mais je ne pouvais oublier à cause de la douleur encore si vive dans mon cœur.
À l’âge de vingt-deux ans, j’ai été impliqué, avec trois autres hommes, dans une série de vols à main armée. Au cours du dernier, il y a eu un échange de coups de feu avec la police. L’un des policiers m’a tiré dessus et j’ai riposté. Si le policier ne s’était pas remis de sa blessure, je ne serais pas là pour écrire cet article parce qu’on m’aurait mis à mort par électrocution dans la prison de Sing Sing (New York).
Pendant qu’on me soignait dans le secteur réservé aux prisonniers de l’hôpital de Bellevue, Angelo, l’un de mes complices, témoigna contre moi en échange d’une remise de peine. Angelo et moi étions comme deux frères – nous avions grandi ensemble dans des immeubles voisins de la 104e rue. Devant les inspecteurs de la police locale qui menaçaient de le tabasser si violemment que même sa mère, disaient-ils, ne le reconnaîtrait pas, il avait tenu aussi longtemps qu’il avait pu – puis il avait tout lâché : le vrai et le faux. À ma sortie de l’hôpital de Bellevue, j’ai été incarcéré dans la prison de Manhattan en attente de mon procès. C’est là, dans cette prison qu’on appelait « les Tombes », que j’ai découvert que c’est moi seul que l’on chargeait de tout ce qu’Angelo avait avoué…
Pour finir, j’ai été condamné aux travaux forcés : cinq à dix ans d’une part et dix à quinze ans d’autre part, avec confusion des deux peines[3]. Je devais purger ma peine d’abord à la prison de Sing Sing, puis à Comstock.
Au fil des années qui ont suivi, il m’arrivait de bouillir de rage en pensant à la trahison d’Angelo. C’est lui qui était la cause des deux mandats d’arrêts pour vols à main armée prononcés dans le Bronx à mon encontre. Du fond de ma cellule, j’imaginais différentes façons de le tuer, ou au moins de lui faire si mal qu’il me supplierait de l’achever. J’avais aimé Angelo comme mon frère de la rue, mais maintenant que j’étais en prison je ne pensais qu’à me venger de la pire des façons. À dire vrai, j’ai essayé de combattre ces désirs de meurtre. Il m’arrivait même de prier d’être libéré de ces pensées violentes. De fait, j’oubliais parfois Angelo pendant de longues périodes – puis, malgré moi, le souvenir de sa trahison ressurgissait soudain.
J’ai été enfin libéré en 1957. En liberté surveillée, j’avais ordre de me présenter chaque semaine à un contrôleur judiciaire et à un agent de probation. Dans la rue, il m’arrivait souvent de penser à ce qui arriverait si je tombais sur Angelo. Jamais je ne me suis mis à sa recherche – au fond, je ne souhaitais pas le retrouver.
J’avais rejoint la communauté d’une petite église, sur la 118e rue, et je passais du temps dans leur centre d’accueil pour résister à l’appel des ruelles sordides. Il m’arrivait de penser à Angelo – et mon cœur s’emplissait de colère. Mais je ne le revis pas et trouvai d’autres centres d’intérêt pour m’occuper l’esprit, comme la rédaction du livre que j’avais commencé en prison, ma rencontre avec une jeune femme, Nelin, et la joie d’en tomber amoureux. Angelo s’effaça peu à peu de ma mémoire.
Par une belle soirée d’été, Nelin et moi nous promenions sur la 3e avenue, nous arrêtant à toutes les bijouteries pour comparer les prix des bagues de fiançailles et des alliances. En sortant de chez un bijoutier, j’entendis quelqu’un m’appeler doucement : « Oye, Piri. » Je reconnus sans aucun doute la voix d’Angelo. Je tournai la tête pour le regarder. Son visage autrefois jeune était maintenant creusé de rides profondes – celles qui naissent de la tension d’avoir à vivre constamment sur le qui-vive. Je sentis naître en moi le bouillonnement d’une colère ancienne qui tentait de remonter à la surface et de se déverser comme de la bile. Je résistai à cette pulsion et attendis patiemment d’entendre ce qu’Angelo avait à me dire.
Nelin me tira par la manche. Du regard, elle me demanda si cet homme était celui dont je lui avais parlé avec tant de colère. « Por favor, Piri, n’oublie pas ce que nous nous sommes dit », chuchota-t-elle. Je fis oui d’un signe de tête et me retournai vers Angelo. Celui-ci avala durement sa salive, pas tant parce qu’il avait peur, mais parce qu’il semblait avoir besoin d’exprimer quelque chose qu’il attendait de dire depuis très longtemps. D’une voix douce, il dit :
– Piri, j’ai fait du tort à tous ceux que j’aimais et à toi en premier. Au poste de police, ils m’ont tabassé si fort que j’ai craqué. Peux-tu me pardonner de t’avoir balancé, s’il te plaît, frangin ?
Je le regardais sans mot dire, tout à la fois surpris par son culot de m’appeler encore « frangin » malgré sa trahison, et heureux de l’entendre à nouveau m’appeler ainsi.
– Si tu ne me pardonnes pas, je comprends, mais il m’a fallu tout ce temps pour rassembler le courage de te demander ça. Et même si tu ne veux pas, il fallait quand même que j’essaye, alors, por favor, Piri, que dis-tu?
Je regardai Angelo fixement. Ce n’est qu’en sentant la pression de la main de Nelin dans la mienne que je répondis. En jaillissant de mon cœur, mes paroles ôtaient de mon âme un énorme fardeau et je sentis mon esprit, enfin libre, se dilater.
– Sûr, frangin, que je te pardonne. On dit qu’on a tous un point de rupture – moi aussi. Alors, Angelo, Dieu m’en est témoin, non seulement je te pardonne mais je jure sur la tombe de ma mère que tout ça est aussi oublié.
Un torrent de larmes jaillit des yeux d’Angelo – et des miens.
– Gracias, Piri. Pendant des années, je me suis haï de n’avoir pas eu la force de ne pas te trahir. Et si je pouvais retourner en arrière, je les laisserais cogner jusqu’à ce que j’en crève plutôt que de t’accuser. Gracias, frangin, de pardonner et d’oublier. Et ça, je te le dis du fond du cœur.
Angelo me tendit la main puis fit le geste de la retirer, comme s’il ne voulait pas dépasser les bornes. Alors j’avançai soudain la main droite et serrai la sienne avec une grande sincérité. Je sentis sa main étreindre fortement la mienne. Une brève accolade, puis il nous sourit : « À bientôt, frangin », dit-il. Sur ces mots, il s’éloigna.
Je passai mon bras autour des épaules de Nelin, elle glissa le sien autour de ma taille et nous regardâmes Angelo disparaître au coin de la rue. Il me revint alors à l’esprit une phrase que Nelin m’avait dite, après l’avoir lue quelque part : « L’erreur est humaine. Le pardon est divin. »
Il est certes difficile de pardonner. Mais comme m’a souvent dit mon père Juan : « Tout est difficile tant qu’on l’apprend. Après, ça devient facile. » J’avais appris. Non seulement j’avais pardonné à Angelo, mon frère de la rue, mais j’avais aussi appris à me pardonner la soif de vengeance qui m’avait habité pendant de longues années. Je sentais comme une aube nouvelle se lever dans mon cœur. Je pris la main de Nelin et, en nous dirigeant vers la bijouterie suivante, nous avions tous deux le sourire aux lèvres. L’amour en moi était enfin libre du poids de la haine.
Je n’ai jamais revu mon frérot Angelo, parti vivre dans une autre ville. La nouvelle de son assassinat pour une dette envers un usurier sordide m’affecta profondément.
Je serai toujours heureux d’avoir pardonné à Angelo. J’ai appris que la plus cruelle des prisons est celle du cœur et de l’esprit qui refusent le pardon.
Il arrive que, même lorsque nous reconnaissons le besoin de pardonner, nous affirmions que nous ne pouvons pas, que c’est tout simplement trop dur, trop difficile – quelque chose à la portée des saints, peut-être, mais pas de la nôtre. Nous pensons que cette dernière blessure est la blessure de trop, ou qu’on ne nous a pas compris, que notre version des faits n’a pas été pleinement entendue.
Ce qui me paraît extraordinaire dans le récit de Piri et celui de Gordon, c’est la façon dont ils ont pardonné dans un élan spontané du cœur, sans calcul. Et ils l’ont fait du fond du cœur. Si tel n’avait pas été le cas, peut-être n’auraient-ils jamais pu pardonner.
[1] Grand poète irlandais du XXe siècle.
[2] « Au fond de ces ruelles sordides » – ouvrage non traduit.
[3] Lorsqu’il y a confusion des peines, la personne qui a commis plusieurs crimes ou délits ne purge que la peine la plus lourde.