Pierre s'approcha de Jésus et lui dit : « Seigneur, quand mon frère commettra des fautes contre moi, combien de fois dois-je lui pardonner ? Jusqu'à sept fois ? » Jésus lui répondit : « Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à soixante-dix-sept fois. » (Matthieu 18,21-22)
L’après-midi du 12 juillet 1986, quand Steven McDonald, policier à New York, entra dans Central Park accompagné de son collègue, le sergent Peter King, rien ne laissait présager quoi que ce soit d’anormal. Certes, il y avait bien eu récemment dans le quartier une série de vols de bicyclettes et d’actes délictueux et ils étaient vigilants, mais il s’agissait d’une simple ronde de routine – jusqu’à ce qu’ils tombent sur un groupe d’adolescents suspects.
Dès qu’ils nous repérèrent, ils prirent la fuite. Nous nous lançâmes à leur poursuite, mon collègue dans une direction, moi dans une autre. Je les rattrapai quelque trente mètres plus loin. En m’approchant, je leur lançai : « Les gars, je suis policier, j’aimerais vous parler ! » Puis je leur demandai leur nom, où ils habitaient, et ce qu’ils faisaient dans le parc.
Tout en les questionnant, je remarquai une bosse dans le bas de la jambe de pantalon de l’un d’eux, comme s’il avait un pistolet glissé dans sa chaussette. Comme je me penchais pour regarder, je sentis quelqu’un bouger au-dessus de moi. Levant la tête, je vis que le plus grand des trois (j’ai su plus tard qu’il avait quinze ans) avait un pistolet pointé vers moi. Je n’eus pas le temps de réagir. Il y eut une détonation assourdissante, un éclair, et une balle me frappa au-dessus de l’œil droit – je me rappelle encore la flamme rouge orangé jaillissant du canon, l’odeur de la poudre et la fumée. Je tombai à la renverse. Le garçon tira une seconde fois, m’atteignant cette fois-ci à la gorge. Comme je gisais à terre, il tira une troisième fois.
J’avais mal, je ne sentais plus certaines parties de mon corps et je savais que j’étais en train de mourir. Je ne voulais pas mourir – j’étais terrorisé. Mon collègue hurlait dans sa radio : « Poste central 10-13 ! 10-13 ![1] » Quand j’entendis ce code, je sus que j’étais dans un état critique. Je fermai les yeux…
Steven ne se souvient pas de la suite des événements, mais quand les premiers policiers venus à leur secours arrivèrent sur les lieux, ils trouvèrent le sergent King assis par terre, couvert du sang de Steven, tenant dans ses bras son collègue qu’il berçait. Il pleurait. Chaque seconde perdue pouvait être fatale et Steven fut immédiatement porté à l’arrière de la voiture de patrouille et amené aux urgences de l’hôpital le plus proche, Harlem’s Metropolitan Hospital, à quelques rues de là. Il y fut immédiatement pris en charge par une équipe de médecins et d’infirmières. Steven fut entre la vie et la mort pendant les quarante-huit heures qui suivirent. À un moment, le chirurgien en chef dit même au commissaire de police : « Il ne va pas s’en sortir. Prévenez la famille, qu’elle vienne lui dire au revoir. » Mais son état s’améliora soudain.
En me sauvant la vie, ils réussirent l’impossible, mais mes blessures étaient irréversibles. La balle qui m’avait transpercé la gorge avait touché ma colonne vertébrale et je ne pouvais bouger ni les bras ni les jambes, ni respirer sans un respirateur artificiel. En l’espace d’une seconde, d’un agent de police actif j’étais devenu, victime d’un crime, un invalide. J’étais paralysé à partir du cou.
Quand le chirurgien entra dans ma chambre pour m’informer de mon état, ma femme, Patti Ann, était auprès de moi. Il lui dit qu’il allait falloir me placer dans un établissement spécialisé. Nous étions mariés depuis à peine huit mois et Patti Ann, qui avait vingt-trois ans, était enceinte de trois mois. Elle s’écroula par terre, incapable de contrôler ses sanglots. Moi aussi, je pleurai. Et prisonnier de mon corps, je ne pouvais pas même faire un mouvement pour réconforter ma femme.
Steven passa les huit mois suivants à l’hôpital, d’abord à New York puis dans le Colorado. Il lui fallut réapprendre à vivre – et cette fois-ci, dans une totale dépendance. Il dut s’habituer à ce que d’autres fassent pour lui d’innombrables gestes : la toilette, les repas, utiliser les WC…
Les premiers mois, la partie n’était pas gagnée – je faillis mourir à plusieurs reprises. Et quand j’émergeais de ces moments, je n’étais pas sûr d’avoir envie de vivre. Heureusement, je reçus beaucoup d’amour de ma famille, de mes amis et de personnes qui voulaient me soutenir – c’est ce qui me permit de me sortir de certaines périodes extrêmement difficiles.
Six mois après mon accident, Patti Ann accoucha d’un petit garçon, que nous prénommâmes Conor. Sa naissance fut pour moi comme un message de Dieu : il fallait que je vive, et que je vive différemment. Il m’apparaissait clairement que je ne pouvais que répondre à cet appel à la vie. Je me mis à prier pour changer intérieurement, pour que l’homme que j’étais soit remplacé par un homme nouveau.
À la suite de cette prière, je sentis naître en moi le désir de pardonner au jeune homme qui m’avait tiré dessus. Je voulais me libérer de toutes les émotions négatives et destructrices – colère, amertume, haine et autres sentiments – que cet acte de violence avait provoqués en moi. Il me fallait devenir libre de tout cela pour pouvoir aimer ma femme, mon fils et ceux qui nous entouraient.
Peu après la naissance de Conor, nous avons donné une conférence de presse. Les gens voulaient savoir ce que je pensais et comment j’allais. Je ne pouvais toujours pas parler à cause de mes blessures, c’est donc Patti Ann qui a répondu aux questions pour nous deux. Elle fit savoir au public combien j’étais reconnaissant d’être en vie et ma fierté de faire partie de la police de New York. Elle dit qu’en tant qu’officier de police, j’avais toujours voulu aider les autres et que le fait d’être maintenant paralysé n’avait rien changé à ce désir. Puis elle annonça que j’avais pardonné au jeune homme qui avait essayé de m’assassiner.
Le public semblait stupéfait. Depuis ce jour, on me demande souvent : « Pourquoi ? Pourquoi lui avez-vous pardonné ? » On me dit : « Je n’arrive même pas à m’entendre avec ma sœur (ou avec mon frère, mon père ou ma mère), eux qui ne m’ont jamais vraiment fait de mal – ils sont simplement mesquins. Alors, vous, comment donc pouvez-vous pardonner ? »
Tout séparait Steven de son agresseur : Steven est blanc ; Shavod Jones, noir. Steven, issu des classes moyennes, a grandi à Long Island, dans la banlieue est de New York ; Shavod dans une HLM à Harlem. Tout aurait pu s’arrêter à leur brève rencontre dans Central Park. Mais Steven voulait autre chose. Conscient de ce que son agression venait de changer à jamais le cours de leurs vies respectives, il sentait entre eux un lien étrange.
Chose étonnante, nous sommes devenus amis. J’ai commencé à lui écrire. Il n’a d’abord pas répondu à mes lettres, puis il s’est mis à m’écrire. Environ un an ou deux plus tard, il a appelé chez moi de la prison et nous a présenté ses excuses – à ma femme, à mon fils et à moi. Nous les avons acceptées, et je lui ai dit que j’espérais que lui et moi pourrions un jour collaborer. Je nourrissais l’espoir que nous pourrions voyager ensemble à travers le pays pour témoigner que cet acte de violence avait changé sa vie et la mienne et nous avait permis de comprendre ce qui importe le plus dans la vie.
Au fil du temps, leur correspondance se fit moins régulière puis cessa. Fin 1995, Shavod fut libéré de prison. Trois jours plus tard, il était tué dans un accident de moto. Certains penseront peut-être que les efforts de Steven pour nouer des liens avec son agresseur ont été vains – mais pas lui.
Pour ce gosse, j’étais un écusson, un uniforme qui représentait le gouvernement ; j’étais le système qui laisse les propriétaires exiger des loyers pour des appartements sordides dans des immeubles délabrés ; j’étais les services municipaux qui restaurent des quartiers pauvres et en chassent les habitants, que ceux-ci soient de respectables et honnêtes citoyens ou des trafiquants de drogue ou des criminels ; j’étais le flic irlandais qui se pointe lors d’une dispute familiale et qui repart sans rien faire parce qu’aucune loi n’a été enfreinte.
Pour Shavod Jones, j’étais l’ennemi. Il ne me voyait pas comme une personne, un homme qui aimait les siens, un mari et un futur papa. Il avait été dupe de tous les stéréotypes de sa catégorie sociale : les policiers sont racistes, ils utilisent la violence, alors armez-vous pour vous défendre. Et je ne pouvais lui en vouloir. La société, sa famille, les services sociaux dont il dépendait, ceux qui étaient la cause de la séparation de ses parents – tous, ils l’avaient laissé tomber bien avant qu’il ne me rencontre dans Central Park.
Depuis que nous nous sommes rencontrés en 1997, Steven et moi sommes devenus de bons amis et quand je vais le voir dans sa maison de Long Island, je suis souvent frappé par l’étendue de ses handicaps. La vie dans un fauteuil roulant est déjà difficile à accepter quand on est âgé, mais quand on est ainsi arraché en pleine force de l’âge à une vie active et heureuse, tout s’effondre. Ajoutez à cela une trachéotomie pour pouvoir respirer, une dépendance totale des infirmières et autre personnel soignant – et la vie peut à juste raison paraître parfois bien limitée. Mais Steven a une façon très pratique de voir les choses :
Ce n’est pas facile d’être paralysé. Cela fait vingt ans que je n’ai pas pu prendre ma femme dans mes bras. Conor est maintenant un jeune homme, et jamais nous ne nous sommes entraînés au base-ball ensemble. C’est frustrant, difficile, exécrable parfois.
Mais j’en suis venu à penser qu’une – et une seule – chose serait pire que recevoir une balle dans la moelle épinière, ce serait de nourrir en moi le sentiment de vengeance. Dans ce cas, mes blessures auraient gagné aussi mon âme, meurtrissant encore davantage ma femme, mon fils et les autres. Que les dégâts physiques soient irréversibles est bien assez pénible – mais je peux au moins choisir de prévenir les dégâts spirituels.
J’ai des hauts et des bas. Certains jours, quand je me sens mal, je peux me mettre en colère. Il m’arrive de me sentir déprimé. Il m’est même arrivé d’avoir envie de mettre fin à mes jours. Mais j’ai réalisé, au fil du temps, que la colère est un sentiment qui ne mène à rien…
Bien sûr, je n’ai pas pardonné à Shavod tout de suite. Il m’a fallu du temps. Les choses ont évolué en quatorze ans. J’y pense presque tous les jours. Mais je puis affirmer ceci : jamais je n’ai regretté de lui avoir pardonné.
Patti Anne pense de même :
J’ai eu du mal, beaucoup de mal à vraiment pardonner au jeune garçon qui a tiré sur Steven. Pourquoi a-t-il fait cela ? J’aimerais, encore à ce jour, savoir pourquoi. Pourquoi mon fils doit-il grandir sans vivre les mêmes expériences que les autres enfants avec leur papa ? Cette question nous fait encore souffrir. Mais je sais depuis longtemps que si je voulais que notre couple survive à cette épreuve, il fallait que je renonce à ma colère. Sans cela, nous n’aurions pas pu continuer, tous les deux. Parce que quand un tel sentiment couve sourdement en vous, il commence par vous détruire vous-même puis il détruit tout ce qui vous entoure.
Aujourd’hui, Steven est un intervenant très populaire dans les écoles de New York et de sa banlieue. Il raconte son histoire devant un auditoire captivé puis engage le dialogue sur les questions d’ordre plus général que son accident soulève. Pour Steven, le cycle de la violence qui empoisonne de nos jours tant de vies – dont beaucoup de jeunes vies, comme celle de Shavod – ne peut être brisé que si l’on fait tomber les murs qui séparent les gens, murs desquels naît la peur de l’autre. Et pour ce faire, les meilleurs outils sont l’amour, le respect et le pardon. Voici ce qu’il dit au cours d’une de ses nombreuses interventions devant des élèves :
Comment pardonner, et pourquoi ? Je ne peux vous répondre. C’est probablement la chose la plus difficile que vous tenterez dans votre vie. Tout ce dont je peux parler, c’est ce que j’ai vu et vécu moi-même : une fois que vous arrivez à dépasser les torts qu’on vous a faits, tout change. Vos relations avec les autres changent, votre état d’esprit, votre tempérament, votre conception de la vie tout entière changent. Ce dépassement vous donnera une vie meilleure. En outre, vous découvrirez que quand on pardonne, on est toujours gagnant. On n’y perd rien. Parce que ce n’est pas un signe de faiblesse que d’aimer quelqu’un qui vous a fait mal. C’est un signe de force.
Il cite Robert F. Kennedy pour montrer que « parmi les victimes de la violence, il y a des Noirs et il y a des Blancs, il y a des riches et il y a des pauvres, des jeunes et des vieux, célèbres ou anonymes. Ce sont, par-dessus tout, des êtres humains que d’autres êtres humains ont aimés, des personnes dont d’autres avaient besoin. » Et à chaque intervention, Steven trouve le moyen de citer Martin Luther King – un homme dont il tire une inspiration sans limite.
Quand j’étais un tout jeune enfant, Luther King s’est rendu dans notre ville, dans l’État de New York. Ma mère alla l’écouter et fut très impressionnée par ce qu’elle avait entendu. J’espère que ses paroles vous inspireront, vous aussi. Luther King disait qu’il y a du bon au fond des pires d’entre nous, et du mauvais au fond des meilleurs, et que quand nous comprendrons cela, nous aimerons et nous pardonnerons mieux. Il disait aussi : « Le pardon n’est pas un acte que l’on pose de temps à autre, c’est un état d’esprit permanent. » En d’autres termes, c’est quelque chose à quoi il faut travailler. De même qu’il faut s’occuper de sa forme physique et mentale, il faut s’occuper de son cœur. Le pardon n’est pas une décision que l’on prend une seule fois. Le pardon doit se vivre – chaque jour.[2]
Si l’histoire de Steven illustre le long combat intérieur qui suit toute décision de pardonner, celle de Saira Sher, une petite fille de neuf ans, nous montre que ce combat ne peut être gagné sans un premier pas déterminant.
Saira avait trois ans quand elle fut renversée par une voiture alors qu’elle traversait la rue avec sa mère, à Troy, une ville de l’État de New York. Suivirent des mois d’opérations chirurgicales, de convalescence et de rééducation, mais elle ne se remit jamais complètement.
Saira est aujourd’hui confinée à son fauteuil roulant, incapable de marcher ni d’utiliser ses bras ou ses mains (elle écrit en tenant un stylo entre les dents). Elle n’en est pas moins une petite fille pleine d’audace qui rêve de devenir chanteuse principale dans son propre groupe de rock et de fonder un foyer pour enfants handicapés. « Je suis prisonnière de mon corps mais mon esprit est libre, écrit-elle récemment dans le journal de son école. J’en fais probablement plus que les autres qui peuvent marcher. En somme, ce n’est pas si terrible d’être paralysée. »
Mais parlez à sa grand-mère, Alice Calonga, qui est aussi celle qui s’occupe le plus de Saira, et vous aurez un autre point de vue :
Saira est une source d’inspiration. Elle n’éprouve aucune animosité. Elle est très positive et ne s’attarde pas sur ce qui lui est arrivé ni ne s’apitoie sur son sort. Pour ce qui la concerne, elle est une enfant comme les autres. Si jeune, elle a déjà donné autour d’elle le centuple de ce qui lui a été enlevé. Mais tout cela n’efface quand même pas ce qu’on lui a fait.
Je n’oublierai jamais les quelques jours qui ont suivi l’accident. Nous étions aux urgences pédiatriques de l’hôpital d’Albany. Il y avait là beaucoup de parents avec leurs enfants, et aussi deux jeunes hommes – que je remarquai parce qu’ils étaient toujours là, à me regarder. L’un d’eux s’approcha enfin et me demanda si j’étais de la famille de la petite fille qui avait été renversée par la voiture. Je répondis que oui. Il me demanda ensuite si j’étais sa grand-mère. « Oui », lui dis-je.
Je lui demandai alors qui il était, et il me dit que c’était lui qui avait renversé Saira. J’étais stupéfiée. Puis il me demanda si je pouvais lui pardonner. J’essayai de me mettre, un bref instant, dans la peau de cet étranger et pensai comme je serais moi-même anéantie à sa place. Je sus immédiatement que je devais lui pardonner. C’est ce que je fis, puis je lui ouvris les bras.
À ce même instant, ma fille sortit de la salle des soins d’urgence. Elle fut horrifiée de me voir en train de parler avec ce jeune homme et se mit en colère contre moi.
Elle m’expliqua ce qui s’était vraiment passé, comment le conducteur impatient avait voulu doubler la voiture devant lui, arrêtée à un feu rouge ; il les avait alors heurtées, elle et sa fille. Puis, tentant de prendre la fuite, il avait accéléré et avait renversé Saira, lui brisant les cervicales et lui écrasant la moelle épinière.
D’abord, je n’en crus pas mes oreilles. « Personne ne ferait ça ! » dis-je. Mais je découvris bientôt que ma fille n’avait rien exagéré. J’étais horrifiée, je me sentais comme violée – cet homme m’avait volé un pardon qu’il ne méritait absolument pas.
Malgré tout cela – et malgré la fureur de sa fille, qui lui dit qu’elle n’avait pas le droit de donner son pardon à qui que ce soit pour ce qui s’était passé –, Alice est sûre qu’elle a bien fait.
Malgré la colère de ceux qui me reprochent d’avoir pardonné, je sais au fond de moi que je l’ai fait pour les bonnes raisons, même si je l’ai fait instinctivement. Je peux dire honnêtement que si je ne n’avais pas pardonné à ce moment-là, peut-être n’aurais-je jamais pu le faire. Il me paraît clair que le jeune homme ne méritait pas ce pardon. Mais si j’avais été à sa place, et si j’avais agi comme lui, je sais que j’aurais quand même voulu qu’on me pardonne. C’est ce que j’avais à l’esprit au moment où j’ai pardonné.
Depuis, j’ai appris beaucoup de choses sur ce conducteur. Il continue de défier la loi et de provoquer des dégâts physiques à autrui sans manifester le moindre remords. J’ai su récemment qu’il avait trente-sept infractions sur son permis ! Quand il a renversé Saira, il en avait déjà dix-neuf. Dieu sait ce qu’il a fait depuis.
Alice dit qu’elle lutte chaque jour pour ne pas reprendre ce pardon initial. Mais elle sait aussi que ce combat l’a rendue plus forte.
Il m’a fallu beaucoup de temps pour me remettre du sentiment d’avoir été trompée. Beaucoup de temps… Mais je suis remise. Je ne pense pas que le conducteur devienne jamais digne de ce pardon. Il n’empêche que mes fardeaux me sont plus légers maintenant que lorsque j’avais aussi ma colère à porter. Je peux ainsi vivre une vie meilleure et consacrer mon énergie à quelqu’un qui le mérite – quelqu’un comme Saira.
Parce que leur propre expérience illustre la force du pardon, des personnes comme Steven et Alice sont des modèles exemplaires pour ceux qui cherchent à pardonner. Mais au bout du compte, ils ne sont que cela : des modèles. Si leur témoignage doit être utile au-delà de leur simple valeur édifiante, il nous faut trouver le point de convergence entre leur vie et la nôtre.
Il est évident que le chemin qui mène à la guérison et à l’unité intérieure est différent pour chacun. Chaque personne avance à son propre rythme, et différentes routes mènent au même but. Certains puisent en eux la force de pardonner, d’autres la trouvent grâce à l’aide de ceux qui les entourent. Certains ne peuvent pardonner que lorsqu’ils prennent conscience de leurs propres manquements et se tournent vers une force qui les transcende. D’autres encore n’arrivent jamais à pardonner complètement.
Terrence, avec qui je corresponds, est détenu à la prison municipale. Il a trente-sept ans et a passé dix-neuf ans en prison ou dans des établissements pénitentiaires divers. Enfants, Terrence et ses frères ont été retirés de force à leurs parents violents et ballottés de foyer d’accueil en foyer d’accueil. Pendant vingt ans.
Dans l’un de ces foyers, Terrence fut sévèrement battu par la femme qui en avait la charge. Dans un autre, il fut maintes et maintes fois violé par des garçons plus âgés, eux aussi accueillis. Dans un autre encore, il fut agressé sexuellement par le prêtre qui dirigeait le foyer. Terrence s’enfuyait – et se faisait rattraper. Suivaient alors de longues journées enfermé seul dans une pièce, son caleçon pour unique vêtement, et où la nourriture lui était passée par une ouverture dans la porte.
Terrence a tant abusé de la drogue et de l’alcool qu’il se souvient mal de certaines périodes de sa jeunesse. Il a fait tant de tentatives de suicide qu’il est incapable d’en donner le nombre exact. Et pourtant, il désire profondément pardonner à ceux qui ont fait de sa vie cet enfer, se pardonner à lui-même pour les « choix stupides » qu’il reconnaît avoir faits, et être pardonné pour les infractions (cambriolages et conduite en état d’ivresse) qu’il a lui-même commises et qui l’ont conduit en prison.
Je peux vous raconter chacun de mes péchés, et je les regrette tous profondément – même ceux dont je n’ai pas pleinement conscience. Croyez-moi, mon cœur est bon. Je donnerais tout ce que j’ai si quelqu’un me le demandait. C’est peut-être incohérent, mais j’aime les autres et je me hais moi-même. Je souffre de voir quelqu’un souffrir, et en même temps, j’ai fait souffrir chaque personne que j’ai aimée. Est-ce que je mets mon cœur là où il ne faut pas, ou bien suis-je complètement cinglé ?
Pour être tout à fait franc, beaucoup de mes problèmes viennent de ce que je n’arrive pas à lâcher mes rancunes. Il y a tant de colère accumulée en moi, tant de haine et d’amertume, que je n’arrive pas à aimer vraiment. Rien ne semble pouvoir faire taire les démons dans ma tête ni apaiser la souffrance inexpliquée qui m’habite jour après jour.
Quand je suis avec d’autres personnes, je peux faire semblant – je plaisante, je ris… Mais quand, une fois seul, je dessoule, alors tous ces sentiments – la solitude, l’abandon, la vengeance, l’envie de suicide – remontent à la surface et me submergent. J’ai été suivi par un psychiatre, j’ai fait des séjours dans des centres de cure et de réinsertion, j’ai essayé tous les médicaments sur le marché, mais rien ne marche pour moi. Rien.
J’ai si souvent supplié Jésus de se révéler à moi – et il l’a fait en partie, sans quoi je ne serais pas en train de vous écrire cette lettre. Mais comment me débarrasser de toute cette saloperie qui prend tant de place dans ma tête ? Je me sens incapable de prendre la décision de cesser de haïr…
Je sais bien que mon enfance, c’est du passé, mais j’en veux encore à mes parents pour ce qu’ils nous ont fait, à moi et à mes frères, quand nous étions petits. Parfois, allongé sur mon lit la nuit, je rêve du coup de poing en pleine figure que je leur donnerais si je les revoyais. Je sais que la Bible nous dit : « Tu honoreras ton père et ta mère », mais je ne peux pas. J’essaie, pourtant. Vraiment, j’essaie, mais je suis incapable de lâcher ma colère. Je suis si abîmé par mon enfance. La dernière fois que j’ai vu mon frère aîné, il était en train de mourir du Sida. Un autre de mes frères vit dans un hôpital psychiatrique depuis maintenant quarante ans. Un autre encore vit quelque part au nord d’ici… il cogne comme un fou sur ses enfants exactement comme papa cognait sur nous. Plusieurs fois, je l’ai signalé à l’agence de protection de l’enfance…
Je prie pour pouvoir pardonner. Je prie pour les autres. Je prie pour que Dieu m’aide à devenir celui qu’il veut que je sois. Je prie pour accepter tout ce qu’on peut me faire au cours de la journée. Je prie pour accepter ce que je suis.
Il faut que j’apprenne à me débarrasser de ma colère, parce qu’elle est en train de me tuer. L’une de mes plus grandes peurs, c’est de mourir en prison. J’ai peur que mon âme y reste alors prisonnière.
Je veux sincèrement pardonner à ceux que je déteste – y compris à mes parents – même si des pensées noires envahissent constamment mon esprit et qu’il me faut prier tous les jours pour qu’elles me soient enlevées. Et je vois aussi combien j’ai moi-même besoin d’être pardonné. Je veux tant changer mes mauvaises habitudes et devenir quelqu’un de bien.
J’ai lu dans la Bible comment Jésus touchait les gens et transformait ainsi leur vie. Ils n’avaient qu’à s’approcher de lui, toucher son vêtement et ils étaient guéris. Je sais que je ne suis qu’un grain de poussière parmi des millions, mais je voudrais tant connaître moi-même cette guérison. Ou peut-être est-ce trop demander ?
Terrence ne verra peut-être jamais face à face les personnes qui ont besoin de son pardon ; peut-être ne trouvera-t-il jamais la paix par rapport aux souffrances qu’il a endurées à cause d’elles. Et même s’il les rencontrait, peut-être ne parviendrait-il pas à être suffisamment maître de lui-même pour formuler le pardon qu’il souhaite donner. Dans une situation comme la sienne, où domine la peur d’être mal compris ou piétiné, il peut être trop douloureux de révéler ses sentiments les plus profonds.
En fin de compte, cependant, ce ne sont pas les paroles qui comptent. Pour Terrence comme pour nous tous, c’est ce qui se passe tout au fond de nous qui compte vraiment – c’est là que se produit le changement qui permet à notre vie de prendre le cap que nous voulons vraiment et ce, malgré tous les sentiments contradictoires qui menacent de nous faire trébucher.
Julie était la fierté de son père, Bud Welch. Elle est morte à l’âge de vingt-trois ans. Aujourd’hui encore, Bud ne peut pas dire qu’il a pardonné à l’homme qui l’a tuée, mais il refuse de laisser la colère et le désespoir dominer sa vie et s’efforce plutôt de garder vivant le souvenir de sa fille en faisant partager aux autres la joie qu’il avait en elle.
J’ai grandi dans une ferme de production laitière, le troisième de huit enfants. Depuis trente-quatre ans, je suis gérant d’une station service à Oklahoma. Je menais une vie très simple – jusqu’au 19 avril 1995, jour où Julie et cent soixante-sept autres personnes furent tuées dans l’attentat à la bombe qui détruisit l’immeuble Murrah, un bâtiment administratif du centre ville. Jusqu’à ce jour, j’avais une fille, c’était ma petite et je l’adorais.
Ses débuts dans la vie n’avaient pas été faciles. Née prématurée, elle avait survécu et était devenue une jeune femme solide, pleine de santé. Elle avait obtenu depuis peu un diplôme d’espagnol à l’université de Marquette et venait de trouver un poste de traductrice dans les bureaux administratifs de la Sécurité sociale. Au moment de sa mort, elle fréquentait un lieutenant de l’armée de l’air. Je sus le lendemain de l’explosion qu’ils avaient décidé d’annoncer leurs fiançailles deux semaines plus tard.
Toute ma vie, j’ai été opposé à la peine de mort. Des amis me disaient que si quelqu’un tuait un membre de ma famille, je verrais les choses différemment. « Et si Julie était violée et assassinée ? » Je répondais toujours que je ne changerais pas d’avis. Jusqu’au 19 avril.
Pendant les quatre ou cinq semaines qui ont suivi l’explosion, j’ai été tellement submergé par la colère, le chagrin, la haine et le désir de vengeance que j’ai compris pourquoi on fait porter aux personnes accusées de crimes violents un gilet pare-balles au cours de leurs déplacements. C’est pour les protéger de personnes comme moi, qui chercheraient à les tuer.
À la fin de l’année 1995, j’étais très mal en point. Je buvais beaucoup et fumais trois paquets de cigarettes par jour. Intérieurement, j’étais figé, bloqué au 19 avril, incapable de recommencer à vivre. Mais je savais qu’il fallait que je fasse quelque chose. Un jour, je décidai de me rendre sur le lieu de l’attentat.
C’était une froide après-midi de janvier. Je me tenais debout, regardant les gens marcher le long de la chaîne qui entourait l’emplacement où s’élevait autrefois le bâtiment Murrah. Je pensais à la peine de mort. Comme j’aurais voulu voir mourir Timothy McVeigh, ainsi que tout autre responsable de l’attentat ! Mais je commençais en même temps à me demander si vraiment je me sentirais mieux une fois ces hommes exécutés. Chaque fois que je m’interrogeais, j’avais la même réponse : non. Rien de positif ne pourrait naître de leur mort. Cela ne me ramènerait pas Julie. Et c’étaient la haine et l’esprit de vengeance qui me faisaient souhaiter leur mort – ces mêmes sentiments qui étaient à l’origine de la mort de Julie et de cent soixante-sept autres personnes…
Une fois qu’il eut pris conscience de cela, Bud retourna à son ancienne conviction, selon laquelle on a tort d’exécuter les criminels. Il est devenu l’un des principaux opposants qui militent contre la peine de mort. On lui demande souvent de venir s’exprimer dans des églises, sur les campus universitaires, aux cours de réunions municipales ou de rassemblements d’opposants à la peine capitale. Il est infatigable. Mais ce qui dans tout cela a eu le plus de sens, c’est sa rencontre avec le père de Timothy.
Quelqu’un comme Bill McVeigh est tout autant une victime que moi – peut-être plus. Je ne peux imaginer la souffrance que lui et sa famille ont connue. J’ai perdu une fille ; si Timothy est exécuté, il aura perdu un fils. J’ai moi-même un fils, et s’il était reconnu coupable de la mort de cent soixante-huit personnes, je ne sais comment je le vivrais. Bill, lui, devra vivre avec cette réalité jusqu’à la fin de ses jours.
J’ai vu Bill McVeigh pour la première fois à la télévision quelques semaines après l’attentat. Il s’occupait de son parterre de fleurs et leva un bref instant les yeux vers la caméra. Et j’ai lu dans ces yeux la profonde, si profonde souffrance d’un père. J’ai su reconnaître cette douleur, parce que je la vivais moi-même. Je sus alors qu’un jour, il me faudrait lui dire face à face que sa souffrance me touchait vraiment.
Alors je l’ai fait. Le jour de notre rencontre, il était à nouveau dans son jardin. Nous passâmes d’abord à peu près une heure à simplement faire connaissance tout en arrachant des mauvaises herbes. Puis nous sommes entrés dans sa maison, pour rencontrer sa fille de vingt-quatre ans, Jennifer. Dans la cuisine, je remarquai quelques photos accrochées au mur. La plus grande était une photo de Timothy. Sans cesse, mon regard se tournait vers cette image. Je savais qu’on me regardait, et je dis : « Dites donc, quel beau gosse ! » Bill m’avait dit dehors qu’il avait beaucoup de mal à extérioriser ses émotions – il ne pouvait pas pleurer. Mais après ma remarque sur son fils, il dit : « c’est la photo de Tim le dernier jour de lycée », et une grosse larme roula sur sa joue.
Nous parlâmes encore pendant une heure et demie. Au moment de partir, je serrai la main de Bill puis tendis la main à Jennifer. Elle ne la prit pas – mais elle mit ses bras autour de mon cou. Je ne sais qui se mit à pleurer en premier, mais nous pleurions tous les deux. Je dis enfin : « Petite, nous sommes ensemble dans cette galère pour le restant de nos jours. Et nous pouvons choisir de faire de notre mieux. Je ne veux pas que ton frère meure, et je ferai tout mon possible pour qu’il vive. » Jamais je ne me suis senti plus près de Dieu qu’à cet instant. Et j’eus l’impression qu’un poids énorme était ôté de mes épaules.
Malgré cela, Bud dit qu’il n’a aucun désir de rencontrer l’homme qui a tué sa fille. Il lui arrive même parfois de se demander s’il lui a vraiment pardonné.
Parfois, je ne crois pas lui avoir pardonné. Un jour, je m’adressais aux étudiants de l’université d’État de l’Oklahoma. L’évêque de Tulsa était présent. J’expliquais mon combat intérieur et comment je ne sentais pas que j’avais pardonné, quand l’évêque intervint : « Mais je crois que vous lui avez pardonné », dit-il. Puis il cita un verset de la Bible – ce qui n’est pas vraiment mon truc, mais en tant qu’évêque, je suppose que c’est bien son rôle. Je crois qu’il essayait de me convaincre que j’avais, de fait, pardonné à Timothy. Et peut-être l’ai-je fait.
J’ai encore des moments de rage intérieure. Je me revois un jour, regardant autour de moi alors que je traversais le campus d’un lycée en Californie juste avant de m’adresser à ses élèves. L’endroit me rappelait le lycée de Julie. Et cette rage monta soudain en moi. J’étais là, sur le point de parler de mon opposition à la peine de mort devant un auditorium plein de lycéens et je me disais : « Ce salaud ne mérite pas de vivre. »
Je sais au fond de moi que je ne souhaite pas que Timothy soit exécuté[3] parce que si un jour il n’est plus là, il sera trop tard pour moi pour faire le choix du pardon. Tant qu’il est vivant, je ne peux ignorer mes émotions et mes sentiments. Mais il m’arrive de régresser, même quand je suis sûr que je veux pardonner. C’est sûrement pour ça que l’expression « faire son deuil » me hérisse. Je suis las de l’entendre. La première fois que quelqu’un m’a parlé de « faire mon deuil », c’était le lendemain de l’enterrement de Julie – j’étais alors en plein cauchemar. Et dans un sens, j’y suis encore. Comment pourrais-je vraiment mettre tout ça derrière moi ? J’ai été amputé d’une partie de mon cœur.
Bud a été une source d’inspiration pour moi dès notre première rencontre, et quand je le revois, je sens en lui une résolution chaque fois plus grande de tirer de cette tragédie quelque chose de positif. C’est le chagrin qui l’a poussé à rencontrer la famille du meurtrier de Julie, mais c’est l’amour de la vie qui habitait sa fille qui lui donne la force d’avancer aujourd’hui. Et s’il n’a pas encore atteint toute la plénitude de guérison qu’il cherche, son chemin – comme tout chemin de pardon – est un chemin d’espoir :
C’est un combat, mais un combat auquel je ne veux pas me dérober. De toute façon, le pardon n’est pas quelque chose que l’on décide comme ça, un matin au réveil. Il faut chercher à résoudre notre colère et notre haine, aussi longtemps qu’elles nous habitent – et essayer de vivre chaque jour un peu mieux que le jour précédent.
[1] Code de la Police de la ville de New York signifiant qu’un policier a besoin de secours immédiats.
[2] Steven McDonald est décédé le 10 janvier 2017 à l’âge de 59 ans.
[3] Malgré les protestations de Bud Welch, Timothy McVeigh a été exécuté par injection létale le 11 juin 2001 à la prison de Terre Haute, dans l’Indiana.