Il n’est pas bon de vouloir supprimer toute souffrance, pas plus qu’il n’est bon de la supporter stoïquement. La souffrance peut être utilisée pour le bien. Ce ne sont pas les circonstances extérieures qui font le bonheur ou le malheur d’une vie, mais la façon dont nous les vivons intérieurement. (Eberhard Arnold)
En général, quand nous parlons de « pardon », nous pensons au désir de cesser d’en vouloir à quelqu’un qui nous a fait du tort. Parfois, cependant, il peut y avoir blessure sans qu’il y ait responsabilité humaine et il nous est impossible d’imputer notre souffrance à qui que ce soit.
Pour ceux qui ne croient pas en Dieu, une telle blessure peut provoquer un sentiment diffus d’irritation envers la vie et les mauvais coups qu’elle nous réserve parfois. Pour ceux qui croient, elle entraîne souvent une réaction de colère contre Dieu. Frustrés de ne pouvoir mettre précisément le doigt sur la raison de notre souffrance, que nous vivons souvent comme injustifiée et non méritée, nous nous révoltons et accusons Dieu. « Comment un Dieu de miséricorde peut-il permettre ça ? » Au fil du temps, ce sentiment de frustration peut se transformer en ressentiment, voire en rage.
En un sens, il est plus facile (même pour celui qui ne croit pas vraiment en une puissance supérieure) d’accuser Dieu que d’envisager la possibilité qu’il n’y ait personne à incriminer. Quand bien même elle n’a pas de cible évidente, la colère est une étape légitime dans le processus d’intégration de nos souffrances. Elle doit être exprimée et entendue si nous voulons la dépasser et trouver l’apaisement.
Il n’empêche qu’il est stérile de persister dans sa colère contre Dieu. Nous pouvons le tenir responsable du mal qui nous arrive, mais il ne peut pas vraiment nous demander pardon. La seule chose à faire face aux circonstances que nous ne pouvons changer alors que nous le voudrions, c’est de les accepter avec grâce. Ce faisant, nous nous apercevrons peut-être que le plus grand obstacle est parfois l’occasion d’un changement intérieur positif.
Quand il m’arrive d’être tenté d’en vouloir à Dieu, je me rappelle une période de grande frustration que j’ai traversée il y a quelques années et les leçons que j’en ai tirées. Tout a commencé au retour d’un court séjour de pêche au nord de New York – échappatoire salutaire de quelques jours aux pressions de mon travail – quand je remarquai que je perdais la voix. Je l’ignorai d’abord, pensant que les choses s’arrangeraient en quelques jours, mais elles ne firent qu’empirer. Mon médecin m’orienta vers un spécialiste qui diagnostiqua une paralysie d’une corde vocale.
Le spécialiste me rassura : j’allais retrouver la voix, me promit-il. Mais les semaines puis les mois passèrent sans qu’il y ait d’amélioration. Le traitement consistait à mettre mes cordes vocales au repos complet – je n’avais même pas le droit de chuchoter. Malgré ma frustration, je me tenais strictement à ces consignes mais ne remarquais aucun progrès. Je me demandais si je reparlerais un jour.
Pour aggraver les choses, ma congrégation fut, à cette même époque, prise dans une dispute opposant plusieurs membres de longue date. Nous enchaînions réunion sur réunion et comme j’étais pasteur principal, on me demandait souvent mon avis. Tout ce que je pouvais faire, c’était noter en silence les choses les plus importantes que j’avais à dire.
Quand on perd une faculté comme la parole – ou toute autre capacité que nous tenons pour acquise –, on peut choisir de l’apprécier avec un regard neuf, comme le cadeau qu’elle est réellement, mais personnellement, j’étais trop inquiet et trop perturbé pour parvenir à cela. Et pour être tout à fait franc, j’étais aussi en colère. Si Dieu voulait me mettre à l’épreuve, le moment ne pouvait être plus mal choisi.
Ce n’est qu’avec le temps que je pus voir cette épreuve sous un angle différent, en prenant peu à peu conscience de ce qu’elle m’apportait : l’occasion d’aborder la vie avec plus de souplesse, de me prendre moins au sérieux et de tirer le meilleur parti d’une situation difficile. Trois mois plus tard, je commençai à retrouver la voix. Aujourd’hui, sept ans plus tard, tout est rentré dans l’ordre, mais je n’oublierai jamais ces douze semaines.
Combien plus grande fut l’épreuve qu’Andréa, une jeune femme qui fréquente l’église dont je suis le pasteur, dut apprendre à accepter : Andréa fit trois fausses couches avant de mettre au monde un enfant bien portant. Contrairement à mon histoire, celle d’Andréa ne parle pas à proprement parler de colère contre Dieu, ni de « pardon » à Dieu. Le défi fut pour elle d’accepter la perte de ses enfants sans se laisser envahir par la crainte que Dieu cherchait à la punir. Mais son histoire, par les efforts qu’elle fit pour dépasser ses émotions et trouver la paix, illustre un thème semblable.
Six mois seulement après notre mariage, Neil et moi découvrîmes à notre plus grande joie que j’étais enceinte. Un soir, cependant, peu avant Noël, je ressentis de violentes douleurs qui allèrent en s’aggravant. Notre médecin m’ayant conseillé de me rendre à l’hôpital, une voisine, qui était infirmière, vint auprès de moi en attendant de partir. Elle confirma mes pires craintes : j’allais probablement perdre mon enfant. Ma souffrance psychique fut au moins aussi vive que ma douleur physique. Pourquoi, mon Dieu ? Pourquoi moi ? Pourquoi rappelles-tu ce tout petit être si tôt ? Qu’ai-je donc fait de mal ?
Pour me sauver la vie, il fallut m’opérer. Le bébé n’avait pu être sauvé. Suivirent des semaines de convalescence. Comme ce Noël fut différent de ce que j’avais imaginé !
Notre perte nous causa un chagrin immense, et nous nous sentions seuls avec notre souffrance. Quand un membre de notre famille nous lança : « Courage ! Vous aurez peut-être plus de chance une prochaine fois ! » je reçus ces mots en pleine figure comme une gifle. De la chance ? Nous qui venions de perdre un bébé, une vraie personne, un enfant !
Quelqu’un nous envoya une carte qui disait : « Le Seigneur donne, le Seigneur reprend, béni soit le nom du Seigneur. » J’en fus profondément contrariée. Comment pouvais-je remercier Dieu pour cette expérience atroce et si douloureuse ? Je ne pouvais pas. Et je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il s’agissait là d’un châtiment divin, même si je n’en voyais pas la raison.
Notre pasteur me réconforta : Dieu est un Dieu d’amour, pas de châtiment, me rassura-t-il, et il est là pour soulager nos souffrances. Je m’accrochai à ses paroles comme quelqu’un qui se noie s’agrippe à la perche qu’on lui tend. Le soutien et l’amour de mon mari me semblaient être le reflet visible de l’amour dont me parlait notre pasteur, et notre souffrance tissa au sein de notre couple des liens d’une force nouvelle. « Le soir, les pleurs, mais au matin viendra la joie » : ces mots en particulier me réconfortaient, même quand je ne sentais pas cette joie venir et qu’il me semblait que l’aube ne se lèverait jamais.
Peu à peu, avec le temps et l’aide de ceux qui m’entouraient de leur soutien et de leur affection, je pus voir comment cette expérience si douloureuse m’avait permis d’entrevoir l’amour de Dieu, qui n’est pas indifférent à la souffrance des hommes et qui était, j’en suis sûre à présent, tout près de moi dans mon chagrin. Dieu se fit plus proche, et je commençai à avoir confiance en son amour.
Mais quelques mois plus tard, alors que j’attendais un second enfant, espérant de toutes mes forces que tout se passerait bien cette fois-ci, la même chose se reproduisit : douleurs intenses, transport d’urgence à l’hôpital, et nouvelle opération pour me sauver la vie. Je perdais à nouveau un petit être précieux au tout début de son existence. Mon cœur était comme lacéré. J’écrivis les mots suivants dans mon journal : « Je ne comprends pas pourquoi ; peut-être ne comprendrai-je jamais. J’ai besoin de la confiance de la foi – Aide-moi ! »
Neil m’apporta un soutien constant. Il avait perdu sa sœur d’un cancer quelques années auparavant et les mots qu’il avait écrits alors m’étaient d’un grand réconfort : « Nous ne sommes séparés de Dieu que par une distance physique, et cette distance n’est peut-être pas si grande. » Je m’y accrochais de toutes mes forces.
Les semaines passèrent et peu à peu, ma souffrance se fit moins vive, même si elle ne disparut jamais complètement. Un an plus tard environ, je perdais un troisième enfant avant terme. Une fois de plus, je vécus une grande souffrance mais, cette fois-ci, sans le désespoir de mes pourquoi.
Aujourd’hui, Andréa est la mère d’une magnifique petite fille de six ans. Même si la pensée de ses trois premières grossesses fait monter en elle un flot d’émotions, elle n’est pas amère. De ses souffrances, elle peut même voir deux fruits positifs : un plus grand amour pour son mari – dont elle dit : « il était à mes côtés quand j’ai traversé l’enfer » – et une infinie reconnaissance pour son unique enfant.
Comme Andréa, Jon et Gretchen Rhoads, un jeune couple d’une communauté voisine, avaient attendu avec impatience leur premier enfant. Alan naquit après une grossesse en apparence normale et tout semblait aller bien. À son retour de l’hôpital, cependant, ses parents remarquèrent quelque chose d’anormal. Quelque chose n’allait vraiment pas. Alan se nourrissait peu, ses muscles n’avaient pas de tonus, il restait étendu, presque totalement immobile, et sa respiration faisait parfois d’étranges gargouillis.
Alan fut rapidement hospitalisé, mais ce n’est que lorsqu’il eut trois mois qu’on put y voir plus clair : il ne marcherait et ne parlerait probablement jamais ; il semblait aveugle ; son cerveau ainsi que ses oreilles, son estomac et ses hanches présentaient de graves anomalies.
Jon et Gretchen étaient effondrés. Ils se doutaient depuis longtemps que quelque chose n’allait pas, mais ils ne s’attendaient pas à ce que ce soit si grave. Ils se mirent d’abord à s’accuser eux-mêmes – puis à accuser Dieu : pourquoi eux ?
Jon dit qu’il était en colère, mais sans savoir vraiment contre qui. Contre lui-même ? Gretchen ? Les médecins d’Alan ? Dieu ? Dieu, peut-être. Oui, Dieu. Mais il ne pouvait expliquer pourquoi. Il refusa, malgré tout, de laisser l’amertume s’installer en lui, et conclut plutôt : « Ou bien Dieu ne nous aime pas, ou bien c’est ainsi qu’Alan devait être. Nous ne saurons peut-être jamais pourquoi, mais si nous éprouvons de la colère à cause des handicaps de notre enfant, nous tuons en nous toute joie que nous pourrions avoir en lui. »
Quant à accepter, Jon et Gretchen avouent tous deux qu’il est plus facile de parler d’acceptation que de la vivre. Il y eut bien des fois où, incapables de supporter un visiteur de plus et ses paroles de compassion vides de sens, ils auraient voulu prendre la fuite.
Certains jours apportent des progrès et un nouvel espoir, mais d’autres apportent des régressions et de nouvelles épreuves. Au cours de sa première année, Alan a subi une trachéotomie, une appendicectomie et de nombreuses autres opérations. Encore combien de souffrances devra-t-il supporter ?
Dans un monde où l’on propose si facilement le diagnostic prénatal et où l’avortement est la réponse aux bébés qui ne sont pas parfaits, les parents d’Alan refusent de considérer leur enfant comme un fardeau. Alors qu’Alan n’avait pas encore un an, Gretchen écrivait :
Il a beaucoup de choses à nous dire, et nous ne sommes pas prêts à le laisser partir.
À travers un enchevêtrement de tubes, il tend sa petite main pour toucher ma joue. Penchée sur lui, je le prends doucement dans mes bras. Ses paupières se soulèvent légèrement et il me sourit dans un demi-sommeil… À onze mois, Alan a été hospitalisé cinq fois. Quant aux hospitalisations de jour, il y a bien longtemps que nous ne les comptons plus. Chaque visite à l’hôpital nous laisse plus lourds de questions et plus vides de réponses ; plus de larmes et moins de certitudes. Pourtant, blotti contre moi, Alan regarde autour de lui avec curiosité et un sourire se dessine sur son visage – ce sourire est un baume pour mon cœur meurtri.
Combien de souffrances supplémentaires Alan pourra-t-il supporter ? Quelles nouvelles épreuves nous attendent ? Sa trachéotomie nous a ôté les petites aventures dans lesquelles nous nous réjouissions de nous lancer avec lui : les biberons, la découverte d’aliments solides. Nous ne l’entendrons plus gazouiller de joie, ni crier pour manifester son mécontentement.
S’il survit, le médecin nous dit qu’un jour peut-être, Alan n’aura plus besoin de tous ces tubes. S’il survit. Ces mots me déchirent le cœur, mais son sourire nourrit mon espoir. Il m’apprend à accepter – chaque jour.
En fin de compte, c’est cette acceptation dont parle Gretchen qui nous permet de « pardonner » à Dieu. Sans elle, il ne nous reste que notre révolte contre notre sort et notre lutte contre toute croix que nous estimons injuste d’avoir à porter. Mais avec elle, nous acquérons l’aptitude à voir nos épreuves en relation avec la souffrance des autres, et la force de les supporter.