Il peut être infiniment plus grave de refuser de pardonner que de commettre un meurtre : le meurtre peut être commis dans un moment d’égarement, sous l’influence d’une soudaine impulsion, alors que le refus de pardonner est une fermeture du cœur froide et délibérée. (George MacDonald)
Quand, en vacances dans le Montana, sa fille de sept ans fut kidnappée alors qu’elle se trouvait dans la tente, Marietta Jaeger fut d’abord submergée par la rage :
J’étais dévorée par la haine, consumée par le désir de vengeance. « Même si Suzie devait nous être rendue saine et sauve à cet instant même, je pourrais tuer cet homme », ai-je dit à mon mari. Et ce n’était pas là des paroles en l’air – je les ressentais dans chaque fibre de mon être.
Même si sa réaction était légitime, Marietta se rendit bientôt compte qu’aucune colère ne lui rendrait sa fille. Elle ne se sentait pas prête, cependant, à pardonner au ravisseur. Pardonner, pensait-elle, serait trahir sa fille. Et pourtant, au fond d’elle-même, elle sentait qu’il n’y avait que par le pardon qu’elle arriverait à faire face à cette épreuve.
C’est ce sentiment de la nécessité du pardon – et son profond désespoir – qui la conduisit à prier non seulement pour que sa fille lui soit rendue saine et sauve mais aussi pour son ravisseur. Au fil des semaines, puis des mois, sa prière se fit plus aisée et plus fervente. Il lui fallait absolument retrouver la personne qui lui avait arraché son enfant bien-aimée ; elle ressentait même le désir étrange de lui parler face à face.
Puis un soir, exactement un an après l’enlèvement, à la minute près, le téléphone sonna. C’était le ravisseur. Marietta eut peur – la voix était suffisante et goguenarde – mais elle fut surprise d’éprouver aussi un sentiment sincère de compassion pour son interlocuteur. Elle remarqua que, à mesure qu’elle se calmait, l’homme se calmait lui aussi. Ils parlèrent pendant plus d’une heure.
Marietta put heureusement enregistrer leur conversation. Il fallut ensuite plusieurs mois au FBI pour retrouver le ravisseur et l’arrêter. Ce n’est qu’à ce moment que Marietta sut que sa fille ne reviendrait jamais. Parmi les affaires personnelles du ravisseur, la police avait retrouvé la colonne vertébrale d’un enfant.
Légalement, l’homme était passible de la peine de mort. Mais Marietta ne souhaitait pas la vengeance. « J’en étais alors arrivée à comprendre que la vraie justice ne réside pas dans la punition mais dans la réparation et la réhabilitation », écrit-elle. Elle demanda à ce que le meurtrier de sa fille reçoive, au lieu de la peine de mort, une peine de prison à vie associée à un suivi psychiatrique. Le jeune homme tourmenté se suicida peu de temps après, mais jamais Marietta ne regretta de lui avoir proposé son aide. Ses efforts en faveur de la paix ne s’arrêtèrent pas là. Elle est aujourd’hui membre d’une association qui travaille à la réconciliation entre meurtriers et familles de victimes.
Kelly, une amie de longue date, était fiancée depuis plus d’un an. Dix jours avant leur mariage, son fiancé la quitta brusquement. Elle ne le revit jamais. Leur relation avait connu quelques périodes de doute mais, profondément amoureuse et très enthousiaste, elle était persuadée que tout s’arrangerait. Elle avait enfin obtenu son diplôme d’infirmière et sa robe de mariée était presque prête. Puis tout s’effondra :
Mon fiancé m’avoua qu’il n’avait pas été honnête envers moi – certaines choses de son passé étaient encore un obstacle à notre mariage. Et plutôt que de les affronter, il préférait prendre la fuite. J’étais effondrée. J’en pleurai pendant des jours et des jours, et j’en eus le cœur brisé pendant des années. Je m’en voulais à moi-même pour son manque d’honnêteté – et je devins amère.
Trente ans plus tard, Kelly est toujours célibataire mais elle n’est plus amère. Bien qu’elle ne soit pas en mesure de le lui dire, elle a réellement et sincèrement pardonné à son fiancé. Et s’il lui est encore parfois douloureux de penser au mariage qui n’a jamais eu lieu et à l’amour perdu, elle a trouvé un épanouissement d’une autre sorte en se mettant au service des autres – les vieillards, les malades, les femmes enceintes et les enfants handicapés. Heureuse et pleine de vie, elle n’a pas le temps de s’apitoyer sur elle-même, et peu de ses amis – peut-être même aucun – connaissent son histoire.
Parce que je suis célibataire, je peux faire des choses qu’une mère et épouse très occupée ne pourrait faire. Je peux donner de moi-même quand et où on a besoin de moi. Et j’ai pu aimer et choyer plus d’enfants que je n’aurais pu le faire dans d’autres circonstances. Mais avant d’en arriver là, il m’a fallu cesser de me concentrer sur moi-même et sur ce que j’avais perdu. Il m’a fallu d’abord pardonner.
Quand Julie découvrit que son mari, Mike, faisait subir à leur fille des attouchements, elle fut plongée dans un état de choc et de violente colère. Après avoir confronté son mari et avoir pris des mesures pour s’assurer qu’il ne recommencerait pas, elle prit la décision de ne pas le quitter. D’une part, elle voulait le croire quand il lui disait que jamais cela ne se reproduirait ; d’autre part, elle ne supportait pas l’idée de lui demander de partir. Malgré cela, la famille fut brisée.
J’étais effondrée, au bord du désespoir. Mike m’était devenu comme un étranger, et je ne supportais plus de vivre auprès de lui cet enfer qu’était devenue notre vie. Nous sommes restés ensemble un an, tentant de reconstruire notre relation, ou nous efforçant tout au moins de préserver ce qu’il en restait. Mais ce fut en vain.
J’ai finalement quitté Mike et suis retournée avec les enfants dans ma ville natale. Je me sentais blessée, outrée, rejetée, humiliée, pleine de colère, de haine et de désespoir – même cette longue énumération ne peut exprimer ce que j’éprouvais. Dans mon cœur, une bataille faisait rage. Une partie de moi-même voulait pardonner à Mike, mais une autre voulait la vengeance, surtout quand il divorça et se remaria. Chaque fois que je repensais à sa nouvelle femme, ma colère se réveillait.
Là était mon combat : tout au fond de moi-même, je sentais qu’il fallait que je pardonne, et je le désirais sincèrement. Mais comment devais-je manifester ce pardon – d’autant plus que Mike ne manifestait que peu de remords ?
Je ne voulais en aucune façon minimiser ce qu’il avait fait et je lui avais fait savoir, en le quittant, que jamais je ne permettrais que nos enfants fassent des séjours chez lui. À part accepter que notre mariage était terminé pour de bon et accepter le divorce, je ne voyais pas ce que je pouvais faire d’autre.
Ce fut un combat intérieur difficile – et il n’est pas fini, d’autant plus que je vois sur nos enfants les dégâts de ses abus et de notre divorce. Mais j’ai découvert aussi qu’on ne pardonne pas en une fois – le pardon doit être réaffirmé, encore et toujours. Il m’arrive de douter d’avoir réellement pardonné à Mike, et ce doute est aussi un combat. Mais je sais, en dernière analyse, que le mal qu’il m’a fait ne peut pas me détruire.
Anne Coleman, dont j’ai raconté l’histoire au premier chapitre, est parvenue à la même conclusion après le meurtre de sa fille Frances et le suicide, directement lié à ce drame, de son fils. Cette double tragédie fit s’effondrer toute apparence de vie « normale » pour leur mère, mais elle était décidée à rester debout, à ne pas s’avouer vaincue. Aujourd’hui, au lieu de s’occuper de ses propres blessures, elle soigne celles des autres : elle accompagne bénévolement les condamnés à mort de l’État de Delaware.
C’est après sa rencontre avec Barbara Lewis, dont le fils avait été condamné à mort, qu’Anne s’engagea auprès des prisonniers. Après être allées ensemble rendre visite au fils de Barbara, elles se mirent à aller voir d’autres condamnés.
C’est ainsi que je rencontrai Billy. Billy n’avait jamais eu de visite, il se sentait complètement seul. Je pleure quand je pense à la façon dont il a été pendu, comment ils l’ont fait attendre dans le vent, debout sous la potence, pendant au moins quinze minutes pendant qu’on attendait les témoins. Après son exécution, j’ai cru que je ne pourrais continuer.
Puis j’ai fait la connaissance d’un petit garçon, Marcus. Son père est lui aussi dans le couloir de la mort. Marcus ne connaît pas sa mère et a perdu ses deux sœurs. La nuit, il fait des cauchemars parce qu’il sait qu’il va perdre aussi son père…
Je sais que ma haine d’un autre ne ramènera pas ma fille. De toutes les façons, je ne sais même pas si je retrouverai jamais son meurtrier. Mais il faut bien trouver une source de guérison, et je l’ai trouvée en aidant les Barbara et les Marcus de ce monde. L’aide que je leur ai apportée a soigné mes propres blessures bien au-delà de ce que je pouvais imaginer.
Le 20 avril 1999, deux lycéens abattent douze de leurs camarades et un professeur avant de se donner la mort. Cassie, la fille de Brad et Misty Bernall, fait partie des victimes. Comme Anne Coleman, les Bernall ne parviendront peut-être jamais à accepter complètement la mort de leur fille – et en un sens, c’est bien naturel, parce que tout parent veut garder vivante la mémoire de son enfant. Ils ne sont pas encore prêts à dire « je pardonne » du fond de leur cœur, mais plutôt que de chercher vengeance, « nous travaillons pour arriver à pardonner », dit Misty.
Brad et Misty peinent à accepter le fait qu’on aurait pu empêcher les assassins de leur fille de commettre leur terrible forfait si des parents, des représentants chargés de faire respecter la loi et le personnel d’encadrement de l’école étaient intervenus plus tôt. Cependant, alors que beaucoup de familles de victimes de fusillades à travers le pays ont fait appel à un avocat, engagé des poursuites et s’enlisent dans des disputes amères pour déterminer qui est responsable de la mort de leur enfant, les Bernall ont su résister à la tentation de rejoindre la mêlée. Dans un livre[i] qu’elle a écrit six mois après la mort de sa fille, Misty témoigne :
La colère est un sentiment destructeur. Elle ronge peu à peu votre paix intérieure, et ne vous apporte rien d’autre que plus de souffrances. En outre, quand on est occupé à nourrir sa colère, il est plus difficile de se laisser consoler par les autres. Je ne dis pas que je n’ai pas en moi les graines de la colère, mais je ne laisserai personne les arroser.
Et puis, il y a la question de la vengeance. Il est normal, à mon sens, de vouloir rendre les coups, en intentant un procès ou par quelque autre moyen. Mais pour ce qui est des assassins de Cassie, nous n’avons jamais envisagé de porter plainte contre leurs parents. Même si nous avions engagé un procès et si nous l’avions gagné, nous savons bien qu’aucune somme d’argent ne nous aurait rendu notre fille.
Le point final d’une histoire n’est pas toujours celui qu’on aurait souhaité. Il arrive que les meurtriers se suicident, ou bien, comme pour la fille d’Anne Coleman, qu’on ne les retrouve jamais. Un fiancé (ou même un époux ou une épouse) peut partir brusquement et ne plus jamais donner de nouvelles. Marietta, elle, voulait tendre la main à l’homme qui avait kidnappé sa fille mais s’est rendu compte qu’il était trop torturé pour qu’on puisse l’aider. Et puis, il y a les personnes comme Julie, qui a eu le courage de faire face à celui à qui elle voulait pardonner mais qui s’est aperçue que celui-ci n’avait pas le moindre remords pour ce qu’il avait fait.
Dans de tels cas, la blessure infligée est comme une plaie douloureuse et béante qui se refermera plus difficilement, et celui qui la reçoit en sera affecté pour le restant de ses jours.
Quant à ceux qui exigent à tout prix qu’on leur demande pardon, il arrive qu’ils s’aperçoivent qu’on ne leur demandera jamais. Et ceux qui brûlent, année après année, du désir que justice soit faite sont souvent déçus au bout du compte. L’amertume est de l’énergie gaspillée. Mais son contraire, le pardon, n’est jamais perdu : l’amour d’un cœur qui pardonne peut combler le plus grand des vides et guérir la plus profonde des plaies.
[i] Édition française : Cassie, du satanisme au choix de Dieu, Éditions Nouvelle Cité, 2007.