Dans les actes des apôtres tse trouve un passage qui a planté une graine dans mon cœur d'adolescent et y est restée, dormante, pendant toute ma vingtaine, alors que je tournais le dos à l'église traditionnelle. Il y est resté, je suppose, parce qu'il contient des versets dans lesquels peuvent trouver une cause commune les athées les plus politiquement radicaux et les plus fervents des chrétiens : le partage de ce que l'on possède. « Personne ne se prétendait propriétaire de ses biens, mais tous partageaient ce qu'ils avaient… Personne n’était dans le besoin. » Ça ressemblait étrangement à ce que j'avais entendu dire sur la vision fondatrice du socialisme: « chacun donnait selon ses moyens, et chacun recevait selon ses besoins. » Cela avait été également une référence pendant toute ma jeunesse.
À n’importe quelle étape de ma vie de foi, j'avais toujours été politiquement radical. Avec l'imbécile certitude de la jeunesse, je me targuais d’être socialiste et communaliste, en réaction à la politique de la Première ministre Margaret Thatcher.
J'avais six ans quand elle fut élue, et dix-huit quand elle démissionna. J'avais donc passé mes années de formation à affûter mes arguments contre tous ceux, parents, enseignants et camarades de classe qui croyaient, comme Thatcher, que le capitalisme allait pouvoir, mieux que la charité, résoudre le problème de l'inégalité. Après la grève des mineurs et la guerre des Malouines, j'ajoutai « pacifiste » à ma liste de ronflantes étiquettes.
Ma famille avait un grand sens de l'hospitalité, ce qui influença aussi mes opinions politiques. Mes parents accueillaient chez nous des amis en rupture conjugale ou en dépression. Un lit d'appoint était toujours prêt pour eux, ainsi qu'une place à table. Ces places ont été suffisamment souvent occupées pour que je comprenne qu'un mariage solide et une famille en bonne santé pouvaient servir d'âtre autour duquel de nombreuses personnes exclues ou brisées pouvaient trouver la chaleur d'un foyer.
Je n’ai pas dit que je passais beaucoup de temps dans ma famille. Dès l'âge de huit ans, je me suis retrouvé dans ce que j'appelle encore aujourd'hui un système odieux : les public schools anglaises [coûteuses écoles privées, où les enfants vivent en internat. La discipline y est sévère et le niveau scolaire élevé, NdT]. Ces écoles ont été fondées pour fournir une éducation montcellienne aux plus défavorisés (d'où l'adjectif « public »), mais, au fil des siècles, elles devinrent des bastions que se réservaient les plus riches. Quand j'étais interne, je détestais l'élitisme de mon école, et la maison de mes parents me manquait. La plupart de mes souvenirs d'enfance n'ont pas pour cadre un milieu familial, mais une succession de dortoirs, avec comme responsable de l'un d'entre eux un (très gentil) surveillant pour soixante-dix garçons.
Ce n'était pas sinistre, mais mes années d'adolescence me furent pénibles.
Ce fut une sorte de deuil au ralenti du foyer familial que j'avais quitté. À l'école, le christianisme se voulait militant et patriote, ponctué de prières pour les soldats et la reine, prononcées sous les drapeaux militaires pendus dans la chapelle. Mon antipathie pour l'école prit l’ampleur d’une aversion pour les Évangiles, si facilement déformés.
Par contre, l'école m'a donné un très haut niveau de tolérance et une grande fascination pour la vie communautaire. (Les élèves des public schools sont réputés supporter mieux que tout autre casernes et prisons). J'y ai reçu une éducation exceptionnelle. De plus, il est presque impossible de ne pas sortir de l'école publique avec une confiance en soi confinant à la témérité. Comme on peut s'y attendre, la vie semble plus facile. On vous y instille le sentiment qu’on va pouvoir changer le monde.
Ce n'est que lorsque j'ai déménagé en Italie, à l'âge de vingt-cinq ans, que j'ai réalisé à quel point j'étais viscéralement protestant. Je me suis entendu défendre une tradition chrétienne dont j'ignorais qu'elle me tînt tant à cœur. Je me livrais sans le moindre tact à des joutes oratoires avec des catholiques fervents qui m’interrogeaient sur mes convictions religieuses. J'ai commencé à fréquenter une église vaudoise. De confession proto-réformée, elle s'inspirait de Pierre Valdo, radical du XIIe siècle. Les Vaudois avaient été persécutés siècle après siècle en Italie, souvent pour le crime étrange de se promener une Bible à la main. Ces persécutions sont sans doute la raison pour laquelle l'église cultivait résolument l'humilité, et des valeurs à rebrousse-poil de la culture ambiante. Plutôt que de se passionner pour l’armée ou la royauté, ils parlaient surtout de Jésus, particulièrement du passage où il lave les pieds des disciples.
J'arrivais à vivre de l'écriture, et de mes recherches afin de publier un livre sur la vie communautaire. Pour documenter ce livre, « Rêves d'Utopie », ma femme, Francesca, et moi rendions visite à diverses communautés. Jusqu'au jour où nous avons découvert la communauté de Pilsdon dans le Dorset, en Angleterre. Pilsdon fut fondée en 1958 par Percy Smith, prêtre anglican qui croyait en « la loi du plus faible ». Dans un grand manoir élisabéthain, entouré de champs, de forêts, et traversé par un ruisseau, il rassemblait exclus ou déshérités. C'est là, enfin, que j'ai vu à quoi pouvaient un peu ressembler ces versets des Actes des apôtres : « ils partageaient tous leurs repas et ensemble ils travaillaient la terre ». Cela avait des airs de monastère laïque, centré sur le travail manuel – ils élevaient moutons, porcs, vaches et volailles – et ponctué des prières régulières dans l'église médiévale de la communauté. Dans cette communauté se côtoyaient ex-détenus, soldats souffrant de SSPT (choc post-traumatique), toxicomanes et ex-SDF. Tout ce petit monde vivait aux côtés de familles dévouées et de leurs enfants. En continuant nos recherches, nous avons découvert d'autres petites communautés organisées de façon similaire.
Devenu administrateur de Pilsdon pendant quelques années, j'ai commencé à apprécier quel travail acharné – gérer les finances, rédiger nos documents, payer les honoraires d’avocats –, était nécessaire pour entretenir cet enchantement communautariste. Pilsdon avait atteint sa cinquantième année d'existence et se trouvait dans cette phase délicate de sa vie, où il s'agissait de s’en tenir au radicalisme de ses premières années tout en officialisant ses structures, règles et politiques. Plus on connaît la vie en communauté, plus on la trouve admirable et plus il s'avère difficile d'y vivre. Les listes d'attente s'allongent et on a tôt fait de comprendre pourquoi : hormis ces communautés chrétiennes dispersées, très peu d'endroits existent pour accueillir qui est tombé au travers des mailles du filet de la sécurité sociale et répondre à ses besoins, tant matériels que spirituels.
Nous avions très envie d’émuler le modèle de Pilsdon. Il était devenu clair que Pilsdon réalisait quelque chose d'exceptionnel et charitable, qu'elle était authentiquement inspirée par l'Église primitive. La nécessité d'autres endroits de ce genre nous semblait incontestable.
Nous étions aussi motivés par de subtiles raisons personnelles. Je suis écrivain : toute la journée, je travaille donc en solitaire et pratique le doute cartésien. Je trouvais donc séduisante l'idée de combiner écriture et activité sociable et caritative. À cette époque-là, les thèmes de l'appartenance et de la communication intentionnelle provoquaient l'engouement. Par vanité peut-être, j'avais envie de prouver que Francesca et moi ne nous payions pas de mots mais en étions vraiment capables.
Nous eûmes la chance de trouver en Angleterre, dans le Somerset, une carrière abandonnée, terre en friche devenue forêt de feuillus. La maison du propriétaire de l'ancienne carrière se trouvait sur le bord du terrain, et nous fûmes séduits par la sonorité de son nom : Rock House, ça en jette. La forme en bol de la carrière lui conférait une atmosphère étrangement renfermée et protectrice. Nous avons baptisé notre microcommunauté de Windsor Hill Wood. Notre mission était la même qu’à Pilsdon : créer un foyer familial pour offrir un abri aux gens en crise. Comme Pilsdon, nous n'avions qu'un nombre restreint de règles : pas d'alcool, pas de drogue et pas de violence non plus, qu'elle soit verbale ou physique.
Nous avons commencé très petits, avec seulement quelques poulets et pas plus d’un ou deux invités. Mais notre réputation eut tôt fait de se répandre auprès de cabinets médicaux, cliniques de santé mentale et Églises avoisinantes. Ces institutions nous envoyaient de plus en plus de gens : adolescents atteints de psychose ou de troubles de l'alimentation ; personnes endeuillées ou aux prises avec une dépendance ; victimes de violence sexuelle, etc. Nous n'avions reçu aucune formation professionnelle pour traiter ces problèmes qui se posaient à nous, mais étions entourés par des médecins et thérapeutes qui nous aidaient à créer un endroit sûr où les principaux remèdes se résumaient à l'amour, l'écoute et le divertissement.
Au fil des ans, notre centre prit de l'ampleur. Nous avons planté des centaines d'arbres, élevé porcs et moutons, installé des ruches, cultivé des légumes, creusé un étang, fondé une école forestière, et construit un nombre incalculable de meubles rustiques – chaises, bancs, tables, lits... Nous partagions tous nos repas et mettions en commun nos ressources financières. Nous avons construit une petite chapelle où nous priions deux fois par jour. Les invités restaient, en moyenne, entre six et douze mois, mais d'autres n'y passaient qu'un week-end ou alors quelques années. Nous ne l'appelions pas une communauté, juste un foyer familial étendu. J'ai raconté notre expérience dans un livre : A Place of Refuge (Un lieu de refuge), que les critiques taxent le plus souvent d' « honnête ». Comme le savent tous ceux qui ont connu la vie communautaire, ceux de l'extérieur ont tendance à voir en rose ce qu'implique une telle vie : ils en sont superficiellement enchantés, mais souvent ne se sont pas accrochés assez longtemps pour avoir connu la phase du désenchantement et l'avoir surmontée. C'était donc un livre qui essayait d'expliquer à quel point il est difficile, atroce même, de vivre en communauté.
Nous avons dirigé cette communauté pendant huit ans, avec seulement un congé sabbatique vers la fin, lorsque ma mère était mourante. La semaine où nos administrateurs nous ont conseillés de fermer pendant ce congé sabbatique, quelqu'un a fait don de 20 000 £ à notre bourse commune. Drôle de timing, c'est le moins qu'on puisse dire. Quand j'ai timidement répondu que nous étions malheureusement contraints de prendre un congé sabbatique à cause de l'imminence de notre deuil, il m'a simplement été répondu que nous saurions quoi faire de cet argent. Nous avions toujours voulu repartir vivre en Italie, et après toutes ces années d'une vie si intense, nous souffrions de « fatigue compassionnelle », au point d'en devenir claustrophobes. En accord avec nos administrateurs, nous avons décidé de recruter une nouvelle famille pour reprendre le flambeau. Nous avons trouvé un couple courageux qui avait deux jeunes fils. Ils étaient parfaitement qualifiés pour cette tâche.
Cela fait deux ans que nous avons passés les rênes du Windsor Hill Wood. Pour nous, ce fut une période de deuil et d'affliction, mais qui nous a offert assez de temps et d'espace pour réfléchir à ce que nous avons appris sur le partage – et sur le passage totémique dans les Actes. Rétrospectivement, le partage de nos ressources financières était le plus facile. Je n'ai jamais été trop attaché aux biens matériels et nous avons découvert ceci : plus on permettait aux gens de se servir jusqu’à casser nos meubles et outils, plus on en recevait d'autres, donnés par des bienfaiteurs. Nous avons reçu panneaux solaires, tapis, fauteuils et nourriture. Plus nous donnions, plus nous recevions.
Il était plus difficile de partager échecs et faiblesses. Nos invités m'irritaient à l'occasion, mais le plus souvent c'est de moi que j'étais déçu – à cause de mes accès de colère, de vanité ou d'avidité. Nous vivions dans une grande promiscuité (une douzaine de personnes partageaient deux salles de bains et deux toilettes sèches ; nous partagions tous nos repas et faisions ensemble les mêmes tâches, jour après jour). Il n'y avait donc nulle part où cacher nos faiblesses humaines. Heureusement, j'ai eu la chance de connaître des mentors engagés, qui nous ont guidés au travers de ces déceptions, ainsi que, pour ne citer qu'eux, les écrits de Dietrich Bonhoeffer, Simone Weil... Nous avons surmonté tout cela en apprenant à nous pardonner les uns les autres, et à nous-mêmes.
Le plus difficile à partager, cependant, c'est la raison pour laquelle nous étions là pour commencer. Pour moi, c'était encore en vertu des versets des Actes des apôtres : nous essayions de revivre l'expérience des premiers chrétiens, qui annoncèrent qu'ils étaient disciples de Jésus parce qu'ils s'aimaient les uns les autres. Non seulement partageaient-ils tous leurs biens, mais ils n'avaient « qu'un seul cœur et un seul esprit ». Ces versets m'ont toujours inquiété. Seulement une minorité de nos invités suivaient Jésus. Notre chapelle au fil des ans était souvent le théâtre d'une lutte acharnée entre différentes religions et une absence de foi, tout simplement. Nous n'avons jamais eu un seul cœur et un seul esprit.
Je n'étais même pas sûr de connaître le sens de l'unité. Les quelques chrétiens qui vécurent avec nous étaient quakers, catholiques, méthodistes, et toutes les nuances possibles entre eux. Beaucoup de nos invités avaient plusieurs dizaines d'années de plus que moi ; choisir une pratique liturgique spécifique pour la leur imposer me mettait mal à l'aise. Et l’on peut dire sans risque de se tromper qu'ils n'ont pas apprécié les quelques fois où j'ai essayé. J'avais aussi des réticences parce que j'étais quelque peu préoccupé par l'homogénéité qu'implique le fait d'être « un seul cœur et un seul esprit » : nous avions rendu visite à beaucoup de communautés dans lesquelles tous les membres souscrivaient aux mêmes croyances. Quelques-uns de nos invités se décrivaient comme des « survivants » de ces communautés, où ils s'étaient sentis exclus, voire même des boucs émissaires, à cause de différences intellectuelles ou spirituelles. À Windsor Hill Wood, nous avons préféré une nébuleuse inclusivité plutôt que d'imposer l'uniformité. C'est cela, ai-je compris, l'un des plus grands défis du communautarisme : créer l'unité tout en respectant la diversité.
Après avoir quitté Windsor Hill Wood en 2017, nous sommes de nouveau retournés nous installer en Italie. Devenir de nouveau une famille nucléaire, porte d'entrée verrouillée et table dressée pour cinq seulement nous semblait égoïste, mais tellement confortable ! Pendant deux ans, nous nous sommes efforcés de nous concentrer sur nos enfants et les acclimater au pays et à la langue maternelle de leur mère.
Certes, nous ne vivons pas, pour l'instant, en communauté ; mais l'appel des Actes des apôtres ne m'a jamais quitté. Et l'Italie paraissait un bon endroit pour poursuivre une vision communaliste. Activisme catholique, Église vaudoise, foyer d'une famille élargie et Parti Communiste historiquement significatif : il suffit d'ouvrir ses yeux pour trouver des alternatives au matérialisme : sanctuaires, refuges, centres de rééducation et communes, entre autres.
J'ai toujours été convaincu qu'il n'y a guère d'intérêt à se réunir le dimanche matin si cela ne découle pas organiquement du partage des activités pendant le reste de la semaine. Et c'est là que le bât blesse : au XXIe siècle, la vie est si frénétique, les gens si isolés, qu'apparemment tout le monde a une infinité d'obligations et d'engagements, qui les empêchent de prendre le temps de réfléchir plus profondément et de communiquer avec autrui. Mon expérience m'a appris que lorsqu'une congrégation ne se réunit qu'une fois par semaine, les préoccupations secondaires (quels hymnes chanter, à quelle heure commencer le culte...) deviennent centrales. Les gens s'énervent mutuellement autour de détails d'une importance bien relative et en viennent à se convaincre que tout partage ultérieur n'a guère d'intérêt.
C'est une tâche difficile, mais je n'ai toujours pas réussi à convaincre les gens qu'il est indispensable de partager beaucoup plus. Mettre ses biens en commun, c'est gratifiant, passionnant même, tant sur le plan politique que spirituel. Qui n'a pas envie de vaincre son avidité, qu'on soit religieux ou non ? Plus nous serons en mesure de témoigner de la gentillesse, plus éloquente sera notre invitation.
Francesca et moi essayons de discerner notre vocation. Nous savons qu'il reste de nombreux besoins à combler et que nos moyens sont bien limités. Mais je trouve toujours inspirant ce passage des Actes des apôtres, et je suis attiré par tous ceux qui aspirent à s'en inspirer. Je continuerai de tendre, avec prudence, à cette unité qu'il exalte, mais j'ai aussi appris qu'un partage harmonieux ne peut exister que si la grâce de Dieu est « puissamment active »
Traduit de l'anglais par Dominique Macabie.