Parfois, je pense que ma mère et mon père m’élèvent à distance depuis leur tombe. Il y a quelques semaines, j’ai rêvé que je poussais une voiture familiale pour atteindre le sommet d’une colline escarpée, et ma mère et mon père poussaient eux aussi de chaque côté de la voiture. Dans mon rêve, mes deux parents ont l’âge de l’année de leur mort : mon père a 69 ans et ma mère 84. Nous peinions aussi dur que Sisyphe, et quand la voiture arriva au sommet, nous nous sommes réjouis tous les trois à contempler la vue magnifique d’une belle prairie verdoyante en contrebas.
La date du sixième anniversaire de la mort de ma mère approchait ; je m’étais souvent retrouvé à la pleurer en rêve. Mais cette variante du mythe de Sisyphe était inédite. Si Sisyphe, le méprisable roi de Corinthe, avait trompé la mort à deux reprises, il s'avéra qu’il ne réussit pas à tromper la vie. Son châtiment pour tous ses meurtres et pour avoir provoqué la colère des dieux fut d’être condamné, jour après jour, à pousser un rocher jusqu’en haut d’une colline, pour ensuite le voir constamment débarouler.
Le lendemain de ce rêve, mon oncle de 78 ans, frère cadet de mon père, est sorti de chez lui très tôt le matin, seul et en pleine confusion. Un voisin l’a aperçu et il a alerté ma cousine, sa fille. Soudain – peut-être pas si soudainement que ça – il revivait, semblait-il, la même journée, encore et encore. Le passé et le présent de mon oncle semblaient avoir fusionné. L’avenir était flou, voire même complètement effacé. Un pan entier de l’histoire de notre famille, dont lui seul était le dépositaire n’était plus disponible, ni pour lui ni pour nous.
J’ai grandi au sein d’une famille haïtienne multi-générationnelle, et il ne m’est donc jamais venu à l’esprit de l’appeler une famille « nucléaire ». Malgré toutes les autres significations du terme, qu’il s’agisse des atomes ou de la production d’énergie, ou même de la guerre – appliqué aux familles, il me semblait étriqué. Mes parents et mon oncle étaient d’accord. Les familles, pensaient-ils, se développent comme l’ondoiement de l’eau à la surface d’un étang. De plus, la migration vous oblige à refaire votre famille et à vous recréer vous-même. La famille n’est pas seulement composée de vos parents vivants. Ce sont vos aînés enterrés depuis longtemps et les générations encore à naître, dont les histoires jettent des ponts entre elles et dont les rêves offrent des portes qui ne demandent qu’à s’ouvrir.
L’idée que mes parents communiquent avec moi du lieu si loin où ils demeurent n’a rien de nouveau pour moi. Lorsque ma mère et mon père ont quitté Haïti pour les États-Unis dans les années 1970, autant pour échapper à une dictature brutale que pour raison économique, ils nous ont laissés, mon jeune frère et moi, aux soins d’un autre oncle et de sa femme. De l’âge de quatre à douze ans, mes parents et moi avons communiqué par lettres, par un appel téléphonique hebdomadaire et par des cassettes transportées par des amis et des connaissances entre Brooklyn (New York) et Port-au-Prince. Je faisais partie de la demi-douzaine d’enfants dont ma tante et mon oncle s’occupaient pendant que nos parents travaillaient dans d’autres pays. C'est ce que la famille était censée faire, aider à réaliser des choses impossibles à un homme seul, y compris élever ses enfants. C’est ce que font encore de nombreuses familles : pendant que mères et pères sont incarcérés, ou retenus en centres de détention pour immigrés, ou qu’ils luttent contre les opiacés ou d’autres dépendances, les membres de la famille comblent le vide.
La famille, comme le disait mon oncle, désormais incapable de s’exprimer, c’est ce qui reste quand tous les autres sont partis. C’est celui qui fait le ménage à la fin de la fête ou du repas funéraire. C’est cette personne dont un signe de tête pourrait vous réconforter plus que mille mots entendus d’un autre. Les membres de la famille partagent et portent vos souvenirs avec vous.
Je ressens un sentiment de perte incommensurable quand je pense à la façon dont les membres de la famille disparaissent de l’esprit de mon oncle. Jour après jour, il lui reste de moins en moins de visages sur lesquels projeter les souvenirs de toute une vie. Je ne cesse de me demander s’il rêve, ce qui peuple ses rêves. Ses propres parents ? Ses frères et sœurs décédés ? La maison de son enfance, perdue dans les montagnes du sud d’Haïti ? Ses années passées comme ouvrier, chauffeur de taxi et propriétaire d’une station-service à New York ? Ses cinq fils et filles ? Les versets de la Bible qu’il avait récités toute sa vie ? Ses dernières années où il s’était imaginé grand-père, fier d’une grande couvée de petits-enfants, peut-être même d’arrière-petits-enfants, qui le couvraient de bisous ?
Ses rêves sont peut-être très réels pour lui, comme des films dont il est le réalisateur, mais il a probablement aussi été assailli par hallucinations et terreurs nocturnes. Comme beaucoup de patients atteints de démence, il souffre peut-être aussi du blues du crépuscule, de cette agitation qui s'empare parfois de nous le soir, lorsque des ombres familières prennent des allures fantasmagoriques. Se pourrait-il qu’il souffre aussi de confusion au lever du soleil, poussé par des rêves à sortir dans la rue à l’aube ? Toutefois, parler de « coucher de soleil » et de « lever de soleil » serait lui conférer beaucoup plus de pouvoir qu’il semble en avoir ; il n’a pas celui de Phaéton, lui qui traînait le soleil derrière lui dans le ciel.
Lorsque mes parents sont morts – mon père d’une fibrose pulmonaire et ma mère d’un cancer des ovaires – c’est leur corps qui les a abandonnés. Pendant leurs derniers jours, ils ont tous deux été capables de communiquer et de se libérer de ce qu’ils avaient sur le cœur, comme ils aimaient le dire. Ma mère appelait un proche pour régler un différend, s’expliquer ou s’excuser. Mon père se remémorait sa vie ou prodiguait des conseils, en racontant de longues histoires dont il espérait que mes frères et moi ferions notre miel ; des enseignements à se transmettre au fil des générations.
L’une des histoires de mon père tournait autour du jour où il décida de quitter son pays. Quand mon père était jeune homme en Haïti, il travaillait dans un magasin de chaussures souvent fréquenté par les sbires de la dictature. Ces paramilitaires, les tontons macoutes, débarquaient dans le magasin, s'emparaient des meilleures chaussures sur l’étagère et repartaient, sous les yeux impuissants de mon père et de son patron. Mon père se faisait un nœud à l’estomac chaque fois qu’un de ces hommes entrait dans le magasin, craignant qu’un jour il ne se sente obligé de résister et de se faire abattre. C’est alors qu’il a décidé qu’il devait non seulement quitter son travail au magasin de chaussures, mais aussi quitter Haïti, afin que sa famille puisse avoir une vie plus stable et plus paisible.
L’une des histoires de ma mère portait sur ses regrets. Elle dut nous laisser en Haïti, mon jeune frère et moi, et de ce jour elle se sentit constamment coupable d’être devenue une mère indigne : n’avait-elle pas abandonné ses enfants ? Après quelque temps, cependant, elle finit par sentir qu’elle nous maternait de loin. Chaque fois qu’elle mangeait, me disait-elle, elle se demandait si nous mangions. Chaque fois qu’elle s’apprêtait à aller se coucher, elle se demandait où et comment nous allions dormir. Elle ponctuait ses journées avec les actions quotidiennes qu’elle nous imaginait en train de faire, en les synchronisant autant que possible sur les siennes. La seule chose qui l’a soutenue tout au long de ces huit années où nous fûmes privés les uns des autres ce fut son rêve d’être un jour tous réunis. C'est l’une des raisons pour lesquelles elle et mon père se sont chacun échinés parfois à tenir deux emplois à la fois : ils voulaient rendre notre vie ainsi que celle de nos deux frères nés aux États-Unis beaucoup plus facile que la leur.
Mon oncle ne se souvient peut-être plus de ses débuts difficiles. Il ne se souvient peut-être plus de sa peur de la neige, ni de toutes ces chutes quand son pied glissait sur la glace noire. Il ne se souvient peut-être plus complètement des naissances de ses enfants ou de la mort de sa femme.
Les héritages familiaux, disait mon père, ne sont pas seulement des traditions et des valeurs transmises de génération en génération. Ils concernent également les initiatives que nous prenons ou choisissons de ne pas prendre. Dans le village de montagne où naquirent mon oncle et mon père, un seul acte pouvait marquer ou entacher la réputation de votre famille pendant des générations, vous plaçant dans une hiérarchie qui, si elle n’est imposée que par commérages ou honte, pouvait en tout cas décider du sort de sa progéniture. Je ne suis pas sûr que cela soit encore vrai, mais mon père a conservé cette notion jusqu’à sa mort, en partie parce qu’elle lui avait été enseignée par son père, qui l’avait lui-même apprise du sien. C’est pourquoi ils durent quitter le village ancestral et « se rendre à la capitale », disait mon père. Bien que ni lui ni ses frères et sœurs n’aient commis d’actes honteux, ils avaient envie de repartir à zéro dans un nouvel endroit où le fardeau générationnel pesait moins lourd. Ils voyaient leur nouveau départ comme un redémarrage, sans rien effacer du passé cependant.
Notre famille a essuyé de nombreuses pertes en tout genre. Mais elle en est venue à vivre ses moments les plus douloureux comme autant d’occasions de rendre grâce et de faire son deuil. Voici l’un de mes souvenirs les plus déchirants avec mon oncle : je l’ai vu peu après le décès de sa femme, morte en couches à la naissance de sa plus jeune fille. Il en avait le cœur brisé, mais semblait aussi soulagé de voir que cette tragédie le bénissait en même temps d’une belle petite fille.
Quand il fut enfin autorisé à ramener sa fille à la maison, mes parents et moi sommes allés leur rendre visite. Ma petite cousine était recroquevillée dans son berceau, suçant intensément son index et son majeur comme si elle tétait. Mes parents et moi l’avons regardée avec étonnement. Elle avait l’air si fragile que nous avions peur de la prendre dans nos bras.
Mon oncle m’a dit : « Prends-la », comme s’il avait lu dans mes pensées. « Elle ne va pas se casser. Elle a la vie en elle ».
Il m’a dit cela en créole haïtien : « Li gen la vi nan li », et ses paroles avait aussi un sens spirituel. Il y a de la vie en elle, et gardons-nous de la prendre à la légère, comme acquise et toute naturelle. Mon oncle aurait aussi pu dire : « Elle a fait un long chemin pour être ici. Elle revient de très loin et elle a réussi à nous rejoindre ».
J’ai pris ma petite cousine dans mes bras et l’ai serrée contre moi. Elle ne cessait de papillonner des yeux, à sourire ou rire à gorge déployée. Mon oncle avait raison. Il y avait beaucoup de vie, et d’esprit, en elle. Elle s’était trouvée à ce carrefour intangible où elle est entrée dans ce monde alors que sa mère en sortait brusquement. Elle portait à la fois une abondance de joie et aussi de douleur.
Les héritages familiaux, disait mon père, concernent les actions que nous prenons ou choisissons de ne pas prendre. Les héritages familiaux ne concernent pas seulement les traditions transmises de génération en génération.
Les femmes qui meurent en couches sont appelées des guerrières mortes au combat. On pense également qu’en fin de journée ces femmes voyagent avec le soleil, en se reposant au coucher du soleil. Le lever du soleil de ma petite cousine était rempli d’histoires de batailles et de triomphes. Bien que sa présence suggère aussi une absence, elle représentait autant ce que nous avions gagné que ce que nous avions perdu. Et mon oncle avait été là pour assister à tout cela.
Ce sort-là, en tenant sa fille dans ses bras, mon oncle nous a dit qu’il avait l’impression d’être entré dans les mâchoires de l’enfer et qu’il l’en avait arrachée. Et il se déclarait également prêt à recommencer autant de fois que nécessaire.
C’est peut-être ce que mes parents essayaient de me dire dans ce rêve, la nuit avant que mon oncle ne sorte de sa maison ce matin-là, à l'aube. Mes parents me rappelaient peut-être eux aussi, comme mon oncle, qu’ils seraient toujours avec moi, même quand corps et esprits sont passés en un lieu hors de notre portée. De nos jours, je n’ai d'autre choix que de m’accrocher de toutes mes forces à tous ces bien-aimés. Après tout, c’est bien à cela que servent les familles.
Traduit de l'anglais par Dominique Macabie