Cette histoire commence par un événement que j’ai d’abord pris pour un fiasco. C’était le 19 mars 2016, le jour de la saint Joseph. Le courriel que j'avais envoyé à des amis des environs de Pittsburgh se présentait comme suit :
Nous vous convions à un dîner-partage... pour échanger sur la façon dont les jeunes catholiques de Pittsburgh peuvent s'adapter efficacement aux défis de la société moderne et laïque. Historiquement, les catholiques ont toujours naturellement formé des communautés de soutien – spirituel, social, financier, etc. –, dans les quartiers, paroisses et diverses associations. Comment former de nos jours des communautés intentionnelles qui manifestent le caractère unique de l'Église catholique tout en s'engageant activement au-delà dans le monde ? Comment nous entraider plus efficacement ?
Lors de cet événement, le problème fut la participation – il y avait trop de monde. Entre le service aux tables, les places assises à trouver et la prise en charge des enfants, les conversations furent réduites à la portion congrue, et nos rares échanges étaient incohérents et mal ciblés. Nous étions évidemment tous désireux d'organiser une vie commune pour faire barrage à l'aliénation du libéralisme laïque, mais nous n'avions même pas trouvé comment en parler.
Au cours des quatre années postérieures à ce repas-partage, certains des invités ont déménagé dans d'autres villes ou d'autres quartiers. Mais plusieurs d'entre nous se sont installés dans le même quartier, Brookline, au sud de Pittsburgh. Sans jamais vraiment nous en donner la peine, nous avons concrétisé ces notions abstraites qui étaient sur la table lors de cette rencontre chaotique.
Personne n'a décidé que Brookline allait accueillir une Communauté avec un grand C. Notre famille fut la deuxième de notre groupe d’amis à déménager dans le quartier, surtout pour la qualité du logement, son accessibilité à pied et son prix abordable. Nous vivions à trois pâtés de maisons de quelques amis, mais ce n'était que la cerise sur le gâteau.
C'est alors qu'une troisième famille d'amis a elle aussi choisi Brookline, et la maison qu'ils ont achetée était à deux pas de la première. C'était tellement pratique ! Nos trois familles pouvaient se rendre à pied chez les autres pour repas, anniversaires ou parties de cartes. Courant 2016, cependant, nous nous sommes rendu compte qu'en réalité sept familles, toutes dans le sud de Pittsburgh ou dans la banlieue voisine, passaient beaucoup de temps ensemble.
Nous avons donc organisé une nouvelle réunion, juste à sept familles. Cette fois-ci, nous avions appris notre leçon et fait garder les enfants par un adolescent pour permettre aux parents de parler tranquillement. Au cours de notre conversation, nous avons reconnu qu'il se passait quelque chose d'organique : proximité, valeurs communes et enfants d'âges similaires, tout nous rapprochait. Nous avons décidé de nous donner les moyens de confirmer et développer ces amitiés, plutôt que de les laisser s'épuiser sous les vents implacables d'aliénation, dislocation et anxiété.
Nous avons monté un groupe de discussion en ligne de façon à rester en contact toute la journée pour offrir ou demander aide et prières, planifier des événements, demander conseil ou simplement nous raconter les dernières atrocités des tout-petits. Il s'agissait explicitement d'accroître et de faciliter les interactions dans le monde réel, mais jamais de les remplacer. Et nous nous sommes engagés à nous donner réciproquement priorité sur notre temps et attention, à donner librement et joyeusement sans calcul, sans attendre de contrepartie, à nous traiter mutuellement – de plus en plus au fil du temps –, comme des membres d'une même famille.
Pour décrire cette démarche, j'ai toujours utilisé dès le début le langage de la « communauté ». Après tout, j'ai tendance à penser en matière de vastes concepts abstraits, et j'avais donc une perspective globale. Cependant, ces amis ont toujours essayé de me ramener les pieds sur terre et j'ai fini par comprendre : ce que nous théorisions et essayions de mettre en pratique n'était pas de créer une société, mais simplement d'entretenir une amitié authentique.
Nous roulions en famille sur une autoroute de Virginie quand nos téléphones ont bipé. Le message nous notifiait un chat de notre groupe, et c'était urgent : l'un des fils de nos amis avait désespérément besoin de prières. Aucun détail, mais il était particulièrement affligeant que le message vienne d'une personne autre que ses parents. De toute évidence en tout cas, ils étaient trop paniqués pour l'envoyer eux-mêmes.
Nous étions impuissants à les soutenir physiquement. Mais on pouvait prier. C'est ce que nous avons fait avec les enfants, sur les petites départementales de Virginie. Et nous nous sentions unis à nos amis, qui priaient aussi, dans leur maison ou peut-être sur d’autres routes.
Ce garçon, avons-nous découvert plus tard, était tombé d'un arbre et s'était ouvert le crâne sur une racine. À quelques millimètres près, le nerf auditif était sectionné, l'artère carotide entaillée. Heureusement, tout s'est bien terminé et il se porte bien.
Aujourd'hui, six des sept familles du groupe vivent à Brookline. Fait remarquable, la septième famille, que l'emploi du papa obligeait à résider en banlieue, a déménagé à l'autre bout de leur ville pour habiter aussi près que possible de notre quartier. Personne n'avait demandé aux familles de déménager ; nous n'avions jamais pris l'engagement spécifique d'habiter à proximité les uns des autres. Mais les avantages en étaient tellement évidents qu'ils ont accéléré le calendrier de construction de leur nouvelle maison et installé leurs pénates à cinq ou dix minutes de nous.
Jadis, Brookline était l'un des quartiers catholiques les plus dynamiques d'une ville composée majoritairement de quartiers catholiques. L'Église de la Résurrection en était la plus grande paroisse, avec la plus grande école du diocèse. À l'heure actuelle, Pew n'a pas fait d'étude sur nous, mais on peut supposer que « relaps catholique » constitue l'identité religieuse la plus commune chez nos voisins.
Il est tentant de dire que nous essayons de restaurer cet héritage, perdu au milieu du siècle. Et j'en ai parfois l'impression, comme lorsque je me penche par la fenêtre de notre minifourgonnette pour discuter avec les garçons d'un de nos amis sur leur vélo. Mais l'amitié ne consiste pas à se conformer à un modèle historique. Il s'agit de se conformer au Christ dans les circonstances que Dieu nous présentent.
Il est inspirant d'en voir d'autres exemples, même si nous ne partageons que modestement leur radicalisme. Ma famille a rendu à deux reprises visite au foyer Bruderhof de Pittsburgh, où vivent pendant leurs années universitaires des étudiants des communautés de New Meadow Run et Spring Valley, et nous sommes impatients de renouveler ces moments plus souvent. Et j'ai eu la chance d'avoir été accueilli par la communauté de Fox Hill, dans la vallée de l'Hudson. Voir des lieux comme ceux-ci, et des gens qui confient leur vie et leur paix intérieure en l'amour du Christ et de leur prochain, tout cela nous remplit de confiance : de nos jours, la communauté chrétienne n'est pas seulement possible, mais essentielle.
Tout simplement parce qu'en fait l'ancien modèle, quelles que soient ses caractéristiques et ses failles, ne nous est plus accessible. Ces vieux quartiers se sont construits sur un substrat de culture chrétienne, érodé depuis longtemps – en partie à cause de l'infidélité des communautés qu'ils abritent. Quoi que nous fassions pour aller de l'avant, à l'heure actuelle et à l'avenir, c'est en comprenant clairement que nous sommes en train de bâtir à partir de zéro ou presque. Nous n'avons pas un projet de récupération, mais voulons poser les premières poutres de l'échafaudage qui étayera une renaissance du témoignage chrétien communautaire dans les décennies et générations à venir.
J'avais un rendez-vous au golf avec deux des pères du quartier. Mais quand j'ai appelé l'un d'eux pour confirmer, j'ai senti à son ton que quelque chose n'allait pas. Son épouse et lui accueillaient les trois garçons d'une autre famille parce que leur mère, enceinte, présentait des symptômes alarmants. Elle passa une échographie en urgence : le bébé était mort-né.
Les parents endeuillés sont revenus chercher leurs autres enfants et ont pleuré avec leurs amis. Nous les avons eus quelques jours plus tard, la veille de l'accouchement du corps sans vie du bébé. Son mari observa que son épouse était devenue une icône vivante de la Pietà. J'ai repensé à l'étreinte que nous avions partagée quand il m'avait parlé pour la première fois de cette grossesse.
La famille a organisé les funérailles d'Angelus (comme ils voulaient l'appeler) ; le funérarium et le cimetière ont offert leurs prestations gratuitement. Tous les enfants en âge de manier une pelle ont jeté de la terre dans la petite tombe. Quand on partage les jeux, on partage aussi la douleur. Partager dans la joie, c'est partager aussi dans la tristesse. Partager dans la vie, c'est aussi partager dans la mort.
Il est généralement admis que le couple marié constitue l'unité fondatrice de la communauté chrétienne, mais c'est incomplet. Bien sûr, c'est l'affaire d'un mari et d'une femme, en coopération avec le Créateur, d'engendrer la prochaine génération. En conséquence, dans l'imaginaire chrétien, le foyer que forment parents et enfants, à l'image de la Sainte Famille, occupe à juste titre une position privilégiée. Mais une focalisation exclusive sur la famille nucléaire risque de réduire à la seule fertilité biologique la vie abondante dont parle Jésus (Jn 10 : 10). L’Évangile va plus loin. Dans l'Église, la fécondité spirituelle de la grâce fait germer et nourrit la présence de Dieu parmi nous, rendant possible une véritable communion interpersonnelle ici-bas.
En d'autres termes, l'amitié est fertile. Non seulement proximité et solidarité engendrent la stabilité matérielle, sociale et spirituelle qui rend possible l'accueil confiant d'un plus grand nombre d'enfants ; mais les relations de charité mutuelle deviennent elles aussi des canaux de la grâce. Et parce qu’une amitié authentique est tant spirituelle que corporelle, elle est aussi sacramentelle. Dans l'Église catholique, on dit des sacrements qu'ils sont des « signes efficaces de grâce », qui font naître les réalités spirituelles dont ils sont porteurs. Certes, donner un repas à une mère post-partum ou enlacer les épaules d’un père en difficulté ou corriger gentiment l'enfant d'une autre famille ne font pas partie des sept sacrements ; ils n'en demeurent pas moins des actes de confiance et de soutien qui communiquent la grâce.
À eux tous, ces actes apparemment anodins forment une matrice qui vibre de vie divine. Ils constituent le fondement d'une vie commune que notre culture laïco-individualiste trouve effrayante à cause dans la vulnérabilité qu’elle impose ; et peu pratique, car elle implique le don de soi.
Et pourtant, à la perspective d'une possible véritable communauté, les gens s'avèrent fascinés, captivés, enchantés. C'est parce que nous, les humains, savons que la vie, si elle est vécue en solitaire ou dans des familles isolées, reste en deçà de son plein potentiel. Quelque part au fond de nos âmes sont gravées les paroles : « Il n'est pas bon pour l'homme d'être seul. »
De toute évidence, l'expérience Brookline est en train de dépasser les limites d’une simple l’amitié. Plusieurs nouvelles familles se sont installées dans le quartier – certaines cherchant à participer à notre petit quelque chose, d'autres s’y retrouvant un peu par hasard –, et nous en avons intégré quelques-unes, arrivées avant nous. Nous espérons attirer des gens à différentes étapes de la vie – plus jeunes, plus âgés, célibataires, sans enfants –, mais personne ne sait vraiment comment s'y prendre, si ce n’est de saisir les occasions que Dieu placera devant nous.
Il est indéniable que le développement d’une communauté est devenu notre affaire. Ne pas s’y lancer reviendrait à frustrer la fécondité de la grâce ; ce serait ignorer la leçon que nous avons apprise il y a quelques années, lorsque nous avons reconnu que quelque chose de spécial se passait et pris l'initiative de faire en sorte que cela continue. La communauté c'est le prolongement organique de l'amitié, mais elle exige, surtout de nos jours, un peu d'intentionnalité pour espérer la catalyser et la nourrir.
Ces premières amitiés demeurent le noyau de fusion fournissant son énergie et gravité à l’ensemble du système. Mais la grâce prolifère. Cela signifie que naîtront de nouvelles amitiés, de nouveaux noyaux vivifiants de sacramentalité qui, avec le temps, formeront un diagramme de Venn incroyablement compliqué, riche d’irruptions du ciel sur terre.
Un soir d'été, plusieurs familles, dont quelques nouvelles venues, ont accepté de se rencontrer à Scoops, un glacier du Boulevard, autour d'une crème glacée. Nous avons récité un chapelet en nous dirigeant vers la rue principale, puis avons encombré le trottoir avec tous nos enfants aux doigts poisseux, et c’est alors que l’une des nouvelles familles a suggéré un plan B : nous retrouver chez eux, à un pâté de maisons seulement.
Nous avons tous gravi une côte comme on en trouve qu’à Pittsburgh – franchir un pâté de maisons ici est souvent plus éreintant que parcourir un kilomètre à Omaha – et nous nous sommes rassemblés sur leur vaste porche. Les enfants couraient partout, et les parents parlaient, parlaient et parlaient encore, en berçant les bébés et en versant des limonades.
Tandis que s’étendait le crépuscule de cette soirée d’août, nous avons tous rassemblé nos enfants (peu disposés à se quitter !) et sommes rentrés à la maison (à pied bien sûr). Un ou deux des nôtres se sont endormis en chemin.
Vous avez sans doute l’impression que j’embellis, mais c’est souvent ainsi que cela se passe, vraiment. Sur le coup, bien sûr, on se soucie surtout de discipline et de la sécurité des enfants, et les vertus de la solidarité peuvent certes paraître un peu abstraites. Mais, presque chaque fois, sur le chemin du retour chez nous ou juste avant de nous endormir, nous nous disons : « Bien contents d’y être allés. C’était une bonne journée. »
Nous savons bien que tout n’ira pas toujours comme sur des roulettes. Les petites bêtises d’enfants virent ensuite aux gros soucis des grands. Et bien sûr, il arrive que les adultes trahissent la confiance. (Pour respecter la vie privée, je n’aborderai pas ici de défis spécifiques). Nous en avons discuté en toute franchise, en nous engageant dans cette qualité de confiance intentionnelle qui rendra possible, Dieu voulant, d’affronter les problèmes graves en toute transparence.
Pour l'instant, cependant, nous nous disons que nous ne méritons pas toutes ces bénédictions de paix et de bon ordre. Pour l’instant, et pour longtemps, prions-nous, nous avons la conviction que c’est une initiative durable.
Parce qu'en vérité, c’est durable, surtout parce que la grâce est infiniment durable.
La peur de la vulnérabilité que faire confiance suscite est considérée comme une réponse réaliste à la vérité chrétienne de la Chute et à notre inexorable péché. Cependant, quand une prudence apparemment de bon aloi nous empêche de nous engager à nous sacrifier mutuellement, cela revient à désespérer du pouvoir salvateur de la grâce – et rend impossible précisément cette solidarité sur laquelle se fondent amitié, communauté, « faire société »... Cela reviendrait non pas à se protéger du péché potentiellement toxique d’autrui, mais de se complaire dans le nôtre.
Si l'exemple de Brookline doit faire tache d’huile et servir de fructueux exemple de communauté chrétienne, ce ne sera jamais un prototype reproductible, ni, Dieu nous en garde, une illustre « communauté modèle ». Il figurera plutôt un lieu où la puissance salvatrice de la grâce a simplement été autorisée à œuvrer comme il se doit ; où des personnes, avec des personnalités, des forces et des faiblesses radicalement différentes, sont capables de vivre ensemble « à la vie à la mort », dans la sécurité de notre identité commune en Christ.
Je conclurai sur la formule épiscopale de David Zubik, évêque de Pittsburgh : « Rien n’est impossible à Dieu. » J’admets que, comparée aux légendaires devises latines traditionnelles, j’avais depuis longtemps conscience de la banalité de celle-ci. Mais j’ai maintenant compris toute sa noblesse. Et peut-être, du moins je l'espère, la communauté Brookline est bien placée pour incarner cette grandeur dans cette ville.
Traduit de l'anglais par Pierre Kehoe