La nourriture est l'une des grandes passions de notre époque. Qu'il s'agisse de se donner du prestige, de contribuer à la santé ou au plaisir, ce qui est sur la table occupe dans la culture d'aujourd'hui la place privilégiée que l'art occupait à la Renaissance. Bocuse est notre Leonard de Vinci, Ducasse notre Raphaël, Pierre Gagnaire notre Caravage. L'écriture culinaire, un genre qui importait fort peu il y a deux décennies, fait beaucoup désormais pour consolider le chiffre d'affaire des entreprises médiatiques.
Ce n'est pas nécessairement mauvais. On peut sourire de l'idée de considérer la nourriture comme un art, mais il est bon que l'on redécouvre l'artisanat familial qui consiste à produire, préparer et servir des aliments. Le mouvement « de la ferme à la table » a suscité une attention renouvelée pour la santé des fermes et du monde naturel. De grands écrivains culinaires ont appris à ceux qui ont de l'argent à apprécier les dîners locaux et la cuisine traditionnelle des immigrants – et peut-être même à connaître un chauffeur de camion ou un immigrant en cours de route.
Malgré tout, il y a quelque chose de mensonger dans l'obsession de notre culture pour la nourriture, alimentée par l'Instagram. L'intimité promise – grâce aux manières traditionnelles de manger et de vivre, grâce à l'expertise du boucher et du boulanger, grâce à la terre et au terroir – est une contrefaçon. Le sentiment d'enracinement suggéré n'est qu'un produit habilement commercialisé. Le même capitalisme de consommation qui a poussé la ferme familiale à la quasi-extinction et qui provoque l'exode massif des jeunes des zones rurales s'empresse d'adopter des slogans régionalistes et ceux du commerce équitable. Au cours des prochaines décennies, la plupart des familles agricoles seront probablement remplacées par des conglomérats agricoles dotés de parcs de tracteurs sans conducteur. Déjà, le bilan est tragique : le taux élevé de suicides chez les agriculteurs indiens suscite à juste titre l'indignation, et même aux États-Unis, les agriculteurs mettent fin à leurs jours à un rythme deux fois plus élevé que les anciens combattants.
Chaque repas, s'il est partagé généreusement et dans une hospitalité radicale, est déjà maintenant un avant-goût de la fête à venir.
Ce numéro de La Charrue retrace les liens entre la ferme et l'alimentation, entre l'humus et l'humain. Selon le premier livre de la Bible, prendre soin de la terre était la première mission de l'humanité : « Le Seigneur Dieu planta un jardin en Éden, à l'orient ; et il y plaça l'être humain qu'il avait formé » (Gen. 2:8). Le désir de se salir les mains en produisant sa propre nourriture ne vient donc pas seulement du romantisme moderne, il fait partie intégrante de la nature humaine. Pour le meilleur et pour le pire, la nourriture – la manière dont elle est cultivée et dont elle est partagée – fait de nous ce que nous sommes.
« Je vais m'asseoir à la table d'accueil », proclame un spiritual afro-américain chanté autrefois par des esclaves. Ce chant fait référence à la scène finale de la Bible, aux noces de l'Agneau décrites dans l'Apocalypse, auxquelles toute race, toute tribu et toute langue sont invitées. Pour ceux qui ont composé ce chant, la table d'accueil devait sembler bien lointaine. Mais c'était aussi une promesse – le gage divin qu'ils connaitraient un jour la liberté et l'abondance librement partagée, une terre nouvelle et une humanité restaurée.
Quand on parle d'aliments, le symbole est la substance. Chaque repas, s'il est partagé généreusement et dans une hospitalité radicale, est déjà maintenant un avant-goût de la fête à venir.
Traduit de l'anglais par Marie-Noëlle von der Recke