La maison d’édition Plough (charrue)et les communautés Bruderhof célèbrent cette année le centième anniversaire de leur fondation. Toutes deux sont issues de Neuwerk (nouvelle œuvre), mouvement de jeunesse chrétien-socialiste allemand créé après la Première Guerre mondiale, dont Eberhard Arnold, le rédacteur fondateur de Plough, fut une figure de proue. Dans cet extrait, adapté pour sa publication, Vollmer, auteur d’un livre sur Neuwerk en 2016, en raconte l’histoire.
Au printemps 2014, j'ai reçu un appel téléphonique surprenant. Cent ans après le début de la Première Guerre mondiale, une réunion de pasteurs de la conférence des églises protestantes de Hesse et Nassau réfléchissait aux conséquences de la guerre pour leur région. Ils sont tombés sur ma thèse de doctorat. J’ai été étonné : quarante et un ans s’étaient écoulés depuis la rédaction de cette thèse et elle n’avait jamais été publiée. À l’époque, mes directeurs de thèse, Helmut Gollwitzer et Karl Kupisch, m’avaient suggéré d’enquêter sur l’un des groupes les plus intéressants au sein des mouvements de jeunesse qui émergèrent suite au désastre de la Première Guerre mondiale et dont les membres exerçaient une influence significative sur le Mouvement international de réconciliation, le socialisme religieux et l'Église Confessante. Ces recherches faisaient désormais partie de mon lointain passé. Des historiens qui enquêtaient sur des membres individuels ou sur le mouvement dans son ensemble m’avaient parfois demandé l’autorisation d’utiliser ma thèse comme source, mais je ne voulais pas donner ma dernière copie personnelle. Comment une convention de pasteurs à Hesse avait-elle pu même en avoir connaissance ?
Il s’est avéré qu’en 2002, certains membres du groupe dont j’avais recherché les origines étaient retournés dans la maison en Allemagne où leur mouvement avait débuté, après toutes sortes d’odyssées – expulsion par les nationaux-socialistes en 1937 ; escale en Angleterre ; construction de nouvelles colonies au Paraguay et union temporaire avec les Frères huttérites. Ils se trouvaient à nouveau dans la même « villa Sannerz » où tout avait commencé en 1920, lorsque Eberhard Arnold s’y était installé : les premières réunions de la Pentecôte comptaient jusqu’à mille jeunes participants, et c’est là que se déroula le premier établissement communal Bruderhof, ainsi que la création et la diffusion de leur propre magazine progressiste.
Avant ce coup de fil, je n’avais rien entendu dire sur leur retour et leur nouveau départ. Je voulais en faire l’expérience par moi-même et donc, avant d’aller à la convention des pasteurs, j’ai visité cette version revue et corrigée du Bruderhof. J’y ai rencontré de nombreux jeunes. Ils s’y trouvaient par hasard et voulaient faire eux-mêmes l’expérience des racines de leur communauté. J’ai été surpris d’entendre ces invités – issus de nombreux pays – car ils connaissaient par cœur les vieux cantiques du mouvement de jeunesse et les chantaient dans l’allemand original, comme vierges de cent ans d’une histoire européenne compliquée. En fin de compte, le doute n’était plus de mise : nous avions effectivement devant nous la continuation ou la reprise du mouvement Bruderhof, identique à ses débuts, le mouvement Neuwerk, et moi je l’avais autrefois traité comme de l’histoire ancienne. Aujourd’hui, il compte environ trois mille membres dans le monde entier.
Dans l’historiographie conventionnelle de l’Église protestante du siècle dernier, le mouvement Neuwerk est resté en grande partie inconnu, bien que son cercle et ses écrits publiés aient rassemblé des personnalités aussi éminentes que les théologiens Karl Barth et Paul Tillich, le philosophe social Eugen Rosenstock-Huessy, l’économiste Eduard Heimann, l’assistante sociale Gertrud Staewen et le socialiste chrétien Helmut Gollwitzer. Cette relégation dans l'obscurité peut sembler surprenante à première vue, mais le mouvement Newerk partage ce même destin avec un certain nombre de mouvements sociaux progressistes datant de la courte république de Weimar, entre les deux guerres mondiales, dont des organisations du mouvement ouvrier, des syndicats, des mouvements sportifs et de protection de la nature ainsi que des associations de femmes et de nombreux groupes culturels d’une grande créativité. Certains d’entre eux sont tombés dans l’oubli parce qu’ils ont finalement été perçus comme incapables de faire échec à la montée du national-socialisme. D’autres ont été dénoncés comme précurseurs, conscients ou inconscients, de cette sombre époque. C’est le cas de nombreux groupes de mouvements de jeunesse, dont la culture et le mode de vie ont ensuite été presque entièrement récupérés par les associations de jeunesse nazies, qui ont cherché à tirer parti de leur charisme et de leur attrait indéniables aux yeux des jeunes. Pourtant, il vaut la peine de s’y intéresser de plus près, pour éviter de tirer des condamnations historiques trop hâtives. Ce qu’on a pu imaginer et espérer au cours de ces années difficiles de l’entre-deux guerres – les visions d’un monde plus juste dont rêvaient nombre de gens, et les projets de réforme audacieux qui ont alors été élaborés – méritent toujours une attention impartiale.
La principale source d’information sur l’histoire du mouvement Neuwerk réside dans les quinze volumes presque entièrement conservés de la revue Das neue Werk (la nouvelle œuvre), qui a donné son nom au mouvement. Elle paraissait entre 1919 et 1935, et imprima chaque année environ cinq cents pages imprimées en polices de caractères très serrées. Elle témoigne de la conversation animée par laquelle les membres et les protagonistes du mouvement Neuwerk ont tenté de relever les défis de leur époque. Il s’agissait notamment d’analyser les causes de la Première Guerre mondiale, de pousser les mouvements de jeunesse à s’autodéterminer entre les courants nationalistes et communistes, d’explorer les questions du pacifisme et d’un ordre social juste ; ils en appelaient aussi à formuler des règlements communaux, à développer l’instruction des ouvriers non qualifiés, d’écoles progressistes et la formation continue des adultes.
Le magazine comprend également des descriptions précises de la situation sociale des travailleurs et des sans-emploi dans les grandes villes ainsi que des analyses autour des menaces que l'instabilité de la République de Weimar et la crise économique mondiale faisaient peser sur la démocratie. Surtout dans les premières années, la forme linguistique de nombreux articles est remarquable : fraiche, charismatique, enthousiaste, passionnée et polémique.
Rétrospectivement, il me semble que mes premières recherches dans ce domaine m’ont bien préparé à la langue, aux thèmes, aux luttes, aux passions et aux vécus des personnages que j’ai rencontrés dix ans plus tard parmi les premiers membres du Parti Vert au Parlement allemand.
L'avènement du nouveau neuwerk aurait été impensable sans Eberhard Arnold. Il réussit, en peu de temps, à enflammer en faveur de sa cause une telle l’ardeur chez tant de jeunes dans toute l’Allemagne que deux à trois cents d’entre eux répondirent à son invitation à participer à une convention de la Pentecôte en 1920 – l’heure de la naissance du mouvement Neuwerk.
Tous ceux qui ont connu Eberhard Arnold parlent de la force extraordinaire qui rayonnait de lui, de sa foi enthousiaste, qui était celle du Sermon de Jésus sur la montagne, et de sa façon radicale de mener à bien la tâche à laquelle il se savait appelé. H. J. Schoeps, membre juif du mouvement de jeunesse allemand dans les années 1920, le décrit ainsi dans ses mémoires :
Je me souviens d’un homme très grand, d’environ quarante-cinq ans, vêtu de velours côtelé, aux yeux bruns rayonnants, qui vous regardait d’une manière amicale mais aussi provocante. On sentait qu’il n’avait rien d’habituel, à tous égards. Une fois, alors qu’il se tenait devant la Bibliothèque nationale de Berlin, des Berlinois curieux ont formé un véritable cercle autour de lui et se sont contentés de le contempler... J’affirme sans hésiter que des puissances d’un autre monde étaient à l’œuvre ici, et Eberhard Arnold était leur instrument de prédilection. S’il avait vécu quelques siècles plus tôt et avait été catholique, il aurait probablement sa place dans le calendrier des saints.
Avant la Première Guerre mondiale, Eberhard et sa femme Emmy avaient été des figures de proue du mouvement de réveil évangélique en Allemagne. Appelé au service militaire lorsque la guerre a éclaté, il fut démobilisé en raison d’une grave tuberculose et affecté à Berlin, à un poste de rédacteur dans une maison d’édition chrétienne.
La révolution de 1919 confirma la détermination des Arnold ; elle s’était renforcée pendant la guerre, où ils tentaient de combler le fossé entre un christianisme politiquement radical et la tentative mondiale de révolution sociale. À partir de ce moment, ils organisèrent des soirées portes ouvertes dans leur maison de ville à Berlin, fréquentées chaque fois par presque une centaine de jeunes : anarchistes ainsi que membres d’associations de jeunesse chrétiennes, athées et quakers, prolétaires et intellectuels. Tous étaient à la recherche d’un nouveau sens à donner à l’existence humaine et de nouvelles formes de vie qui contribueraient à renforcer la paix et la justice sociale. Ils tenaient des séances de lecture-débats autour de Tolstoï, Dostoïevski et, à plusieurs reprises, du Sermon sur la Montagne.
De 1919 à 1920, Arnold fut de plus en plus fermement convaincu que la nouvelle vision d’un christianisme radical ne pouvait pas rester une simple théorie. Elle l'obligeait à abandonner son existence bourgeoise à Berlin et à rechercher de nouvelles formes originales de vie.
Peu après la conférence de la Pentecôte, le 21 juin 1920, les Arnold reprirent une villa dans le village de Sannerz en Hesse, pour y construire une communauté intentionnelle dans l’esprit du mouvement Neuwerk. Dans une lettre de 1920, Eberhard décrit sa vision de sa nouvelle « installation » :
L'important c’est que notre mouvement religieux et social et nos jeunes, librement mus par le Christ, ressentent le besoin de travailler ensemble et de vivre en communauté. Nous avons besoin d’un centre qui soit à la campagne pour y demeurer, et où offrir aux groupes de randonneurs un bon endroit où se loger. En même temps, notre ambition est de réunir différents groupes de travail pour aboutir à des débats productifs et l’échange mutuel de leurs biens. Nous voulons une communauté de vie, c’est-à-dire prendre nos repas en commun et devenir une communauté de travail, de biens et de foi.
Le magazine et la maison d’édition du mouvement Neuwerk sont les prédécesseurs du magazine et de l’édition de livres de Plough Publishing House. En 1937, la Gestapo dissout de force la communauté et la maison d’édition, mais le « NeuWerk » (nouvelle œuvre) se poursuivit en Angleterre, où en mars 1938 parut le premier numéro de la revue de langue anglaise, The Plough.
Abrégée par Kim Comer d'extraits d'Antje Vollmer, Die Neuwerkbewegung: Zwischen Jugendbewegung und religiösem Sozialismus (Le mouvement Neuwerk : Entre mouvement de jeunesse et socialisme religieux, Herder, en 2016).
Traduit de l'anglais par Dominique Macabie