Quand j'étais petit garçon, j'avais deux réponses à la question « Que veux-tu faire quand tu seras grand ? » « Prédicateur, répondais-je, ou policier ». Parfois, je disais, « je serai les deux ». Ces deux aspirations ont sous-tendu ma vie pendant peut-être une décennie.
Aucune de ces deux professions n'est une tradition familiale, et je n'ai pas eu d'idoles d'enfance spécifiques pour m'inciter à des carrières aussi disparates. Si je devais deviner pourquoi ces deux métiers m'ont attiré, ce serait probablement en raison de mon sens de la justice. Un pasteur peut vous aider à gérer votre colère, mais un prédicateur se bat contre les péchés sociaux ; et un flic, eh bien, un flic attrape les méchants.
Issu d’une famille évangélique américaine, je passais de temps en temps ces tests d'inventaire de nos « dons spirituels », étranges mélanges de psychologie pop et d'exégèse biblique, inspirés par la lettre de Saint Paul à l'église de Corinthe. Les résultats étaient généralement cohérents : d'après eux, j'avais le don de prophétie. Enfant, je pensais que prophétiser c’était prédire l'avenir, ou s'opposer à l'Antéchrist de la fin des temps. Mais les prophètes de l'Ancien Testament ne faisaient pas beaucoup de prédictions. Ils s'exprimaient plutôt contre les péchés sociaux, les péchés politiques, les péchés de l'empire, les maux d'un régime qui tourne le dos à Dieu, exploite les pauvres et les marginaux et abuse d'eux ; un État qui perpétue l'injustice. Plus je lisais l'Ancien Testament, plus ma perspective changeait. Un prédicateur prophétique défend les innocents avec une indignation enflammée, et un flic, eh bien, un flic ça attrape les méchants.
Vers mes 15 ans, ces aspirations se sont évanouies. Désormais, je voulais être cinéaste ; j'adorais l'idée de transformer la culture par le biais de récits qui rivaliseraient avec les meilleurs d'Hollywood. Quoi qu'il en soit, l'idée d'une carrière dans les forces de l'ordre s'était heurtée à ma propre intériorité, en particulier au sentiment persistant que je ne pourrais jamais faire un métier qui m'obligerait à porter une arme. Parfois, il faut bien qu’un flic tue le méchant, raisonnai-je. Et je savais que je ne pourrais jamais le faire.
Les événements de Ferguson furent le moment où tout ce que je me racontais sur la justice s'est effondré. En 2014, l'officier Darren Wilson tira sur Michael Brown et le toucha létalement. Il était âgé de 18 ans. Ensuite, les fonctionnaires municipaux ont abandonné pendant quatre heures son corps dans la rue. Après Ferguson je ne pouvais plus ignorer ce que je commençais à peine à comprendre : quand ils voient des Noirs comme moi, un grand nombre de flics dans tout le pays perçoivent des démons. Plus tard, j'ai lu le rapport du ministère de la Justice qui documentait minutieusement comment la ville de Ferguson utilisait les méthodes agressives de sa police et la loi sur la confiscation civile pour maximiser sans vergogne les profits engrangés par sa municipalité. Et je me suis plongé dans l'histoire des brutalités policières et de la montée de l'État carcéral, bref un nouveau régime à la Jim Crow. En première année d'université, j'ai travaillé avec le Professeur Anthony Bradley sur son livre, écrit pour mettre fin à la surcriminalisation et à l'incarcération de masse. Mais avant toutes ces études, avant d'intégrer mes intuitions à un cadre conceptuel, c'est le corps sans vie de Michael Brown, abandonné en pleine rue, qui m'a transpercé le cœur.
Œuvrer pour la paix est intrinsèquement lié à la solidarité avec tout citoyen dont le régime le cloue à une croix.
Après Ferguson, ma relation à l'évangélisme s'est également effilochée, et avec elle les derniers vestiges de mes velléités de prédicateur. Le discours sur le maintien de l'ordre en Amérique a tracé une ligne de démarcation séparant ceux qui célèbrent ce qu'ils appellent la défense de l'État de droit de ceux qui comprennent la souffrance de mon peuple. « Jésus n'est pas mort pour assurer la protection de votre pavillon de banlieue », argumentais-je sans cesse avec des Évangéliques blancs qui m'opposaient le Livre de Romains pour justifier la violence de l'État. J'ai donc révisé mes catégories mentales : un pasteur proclame « une année d'abondance » pour les chrétiens blancs de la classe moyenne, les chouchous de Dieu ; un prophète n'est qu'un « Noir en colère » de plus, et on lui fait sentir qu'il n'est pas le bienvenu même dans sa ville natale ; et un flic, eh bien, un flic c'est un employé de l'État formé pour tuer en toute impunité.
Entre le monde et moi
En 2015, le livre de Ta-Nehisi Coates, « Between the World and Me », m'a frappé au cœur, avec la force d'un ouragan. Dans ces pages, j'ai découvert la colère politique : non pas l'habituel fallacieux outrage du populisme performatif, mais une rage concentrée, sans compromis et fière d'elle-même. J'y ai trouvé le manifeste que le corps est le lieu où se croisent les forces du monde et toutes les aspirations que nous pouvons nourrir. « Between the World and Me » est écrit comme la lettre d'un père à son fils, une lettre expliquant ce que signifie vivre dans un monde où votre corps même est perçu comme une menace, où l'apparence physique de votre peau, de vos yeux, de vos cheveux est une incitation à la violence.
Les mots de Coates m'ont marqué au fer rouge : « En fait, toute notre phraséologie – relations raciales, fracture raciale, justice raciale, profilage racial, privilège blanc, et même suprématie blanche – sert à masquer le fait que le racisme est une expérience viscérale ; qu'il écrase les cerveaux, obstrue les voies respiratoires, déchire les muscles, arrache les organes, brise les os et casse les dents ». Coates recommande à son fils, et à tous ses lecteurs, de ne jamais « perdre cela de vue ».
La vision du monde de Coates ne laisse aucune place à la religion, et surtout pas à un Vieil Homme assis sur un nuage, qui promet une justice toujours ajournée. La promesse d'une paix dans un au-delà pittoresque n'est qu'une piètre consolation pour ceux qui endurent des humiliations injustes, ici et maintenant. « Votre corps est tout ce que vous avez », dit Coates à son fils, « alors veillez à bien le conserver ». La suite de ce premier livre est un ouvrage intitulé « We Were Eight Years in Power » ; Coates estime que la puissance, en particulier le Black Power, est tout ce qui protège les corps – le sien, celui de son fils et le mien – de la force dévastatrice d'un monde social hostile à des gens comme nous.
Coates n'est pas le premier Noir à rejeter la religion et sa métaphysique de l'espoir considérée comme une réponse inadéquate à la violence des Blancs. Cette tradition a alimenté certains des travaux les plus importants en matière de Droits civils, comme la manière dont les Black Panthers ont pu nourrir, habiller et éduquer les leurs dans des communautés autodéterminées.
Mais Coates se trompe sur la religion. Il passe à côté de la solidarité profonde inscrite au cœur de l'Évangile, de la réalité qui change le monde : lorsque nous disons « corps, brisé pour vous », nous parlons littéralement d'un corps brisé, et ce corps littéralement brisé est donné pour lui, pour vous et pour moi. Jésus a interposé son corps entre nos corps et le monde. Il est le lien entre la souffrance et la grâce, entre l'oppression et le dépouillement radical de soi. La table à laquelle il nous offre son corps est un lieu d'égalitarisme où race et position sociale n'ont ni poids ni sens. C'est aussi un lieu de solidarité indéfectible, car c'est là que nous sommes unis à la croix du Christ, que nous sommes capables de porter nos croix et de participer ainsi dans notre propre chair la souffrance rédemptrice du Christ, comme l'écrit Paul aux Colossiens.
La Paix, mais pas la Tranquillité
« Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu ».
Que signifie le fait que le Christ, le Prince de la paix qui « porte le poids du gouvernement sur ses épaules », nous invite à participer à l'œuvre de paix ? Que signifie le fait que le Christ, le Fils unique de Dieu, associe l'établissement de la paix au partage d'une filiation ?
Je crois que nous ne pouvons pas comprendre pleinement ces enseignements sans voir que le Christ crucifié est le Christ exécuté injustement par un régime politique oppressif. Lorsque nous confessons dans le Credo qu'il a été crucifié « sous Ponce Pilate », il est important de dire « sous » et non « par ». Le Christ ne fut pas simplement tué par des hommes injustes ; il fut tué sous la sanction de l'autorité politique, conséquence directe d'un processus explicitement politique, avec procédure judiciaire et condamnation. Cela signifie qu'aucune activité de rétablissement de la paix, quelle qu'elle soit, ne saurait se résumer au simple maintien de « l'État de droit », quel que soit le régime détenteur du pouvoir politique. La voie du rétablissement de la paix est tout à fait différente de celle qui mène à la simple bonne citoyenneté ou à la préservation d'une politique. En effet, si le rétablissement de la paix implique d'imiter le Prince de Paix qui porte le gouvernement sur son épaule comme des cicatrices de sa flagellation et d’une croix de bois, il est clair que le rétablissement de la paix est intrinsèquement lié à la solidarité avec celui dont le régime le cloue sur une croix. La justice de la croix du Christ est une justice de réconciliation, un chemin vers la paix en faveur de ceux qui en ont été dépossédés.
Certains prédicateurs affirment que chercher à mettre fin aux injustices ici et maintenant trahit l'intégrité du message du Christ. Toutefois, c’est confondre l'idée, vraie, que le royaume du Christ n'est pas de ce monde – qu'il n'est attaché à aucun régime terrestre – avec l'idée que Dieu serait indifférent aux injustices de notre monde actuel. Dieu n'était pas indifférent au sang d'Abel qui criait à lui depuis la terre ; Dieu n'était pas indifférent aux maris dénoncés par Malachie parce qu’ils avaient trahi leurs vœux de mariage ; et Jésus n'était certainement pas indifférent aux changeurs du temple qui exploitaient les braves gens.
Le but fondamental des prophètes de Dieu c'est donc de faire la paix en nous appelant à la repentance, celle qui conduit à la réconciliation, et en plaidant simultanément en faveur des conditions matérielles et sociales qui rendent possibles la paix. Et je pense que si les prophètes se heurtent si systématiquement aux autorités civiles, c'est précisément parce que le travail d’engendrement de la paix exige la confrontation avec les forces qui nuisent à la paix, par l'exploitation et la violence. La paix n'est pas la même chose que le silence.
Lecture de Baldwin
Le grand humaniste noir James Baldwin préfigure certains des thèmes du livre de Coates ; il en a même couché quelques-uns dans une lettre adressée à un parent. Publié en 1962, le déchirant « A Letter to My Nephew » de Baldwin a pour toile de fond la profonde injustice raciale qu'il subissait et qui dès sa jeunesse conduisit à son expatriation.
La lettre de Baldwin commence avec la description du genre de relation intime qu'il avait avec son frère, le père de son neveu. « Je ne sais si vous avez connu quelqu'un de très longue date ; si vous avez aimé quelqu'un depuis si longtemps – dès votre naissance, pendant votre enfance, et toute votre vie d'adulte, écrit Baldwin. Ce faisant, « on aquiert une étrange perspective sur le temps, la douleur et les efforts humains ». Ce contexte est important, car il renforce l'autorité de Baldwin quand il s'exprime sur la vie de son neveu – comme il le dit lui-même, « je sais dans quelles conditions tu es né, car j'étais là ».
Baldwin et Coates comprennent tous deux qu'aimer les personnes qui souffrent de la cruauté d'autrui façonne votre vision du monde et votre relation aux autres. Baldwin écrit : « Je sais ce que le monde a fait à mon frère et à que, s'il lui a survécu, ce fut de justesse. Je sais – ce qui est bien pire, et c'est le crime dont j'accuse mon pays et mes compatriotes et que ni moi, ni le temps, ni l'histoire ne leur pardonnerons jamais – qu'ils ont détruit et détruisent encore des centaines de milliers de vies, même si certains ne le savent pas et que d'autres ne veulent pas le savoir. »
C'est là le grand obstacle à tout rétablissement de la paix : ces subtils mécanismes de défense qui nous servent à préserver notre ignorance. Ainsi, le travail de rétablissement de la paix est toujours prophétique ; il nous demande de se conscientiser et d'agir. Tout au long de l'Écriture, la parole prophétique appelle le peuple de Dieu à reconnaître ses fautes collectives et individuelles et à s'en repentir. C'est la condition préalable à l'action concrète requise pour établir une relation juste avec Dieu et le prochain, entre dirigeant et gouverné et au sein de la famille – pour commencer à faire advenir la justice sociale.
Mais comment y parvenir ? Comment adopter une posture juste face à un monde qui nous malmène, face à des gens qui nous rabaissent et nous dévalorisent, face au type de violence viscérale qui aboutit à un corps sans vie, abandonné pendant quatre heures, une journée d'août, sur le bitume d'une rue publique. Ici, la lettre de Baldwin nous lance un nouveau défi. Tout d'abord, il inculque à son neveu le devoir d'assumer cette tâche : accepter ceux qui l'oppriment dans une ignorance délibérée et une fausse innocence. Il écrit : « Vous devez les accepter et les accepter avec amour, car ces personnes innocentes n'ont pas d'autre espoir. Elles sont en effet toujours piégées dans une histoire qu'elles ne comprennent pas et tant qu'ils ne l'auront pas comprise, ils ne pourront pas en être libérés »Voici le grand obstacle à tout rétablissement de la paix : les subtils mécanismes de défense que nous utilisons pour préserver notre ignorance volontaire.
Néanmoins, il ne suffit pas d'accepter. Pour le bien de tous, oppresseurs comme opprimés, ce n'est pas suffisant. Baldwin ajoute un devoir encore plus pesant. Il écrit : « nous devons – dans l’amour – forcer nos frères à se voir tels qu'ils sont, à cesser de fuir la réalité et à s’atteler à la changer ». C’est un défi tout aussi redoutable que celui de Coates, mais il est ancré dans un amour beaucoup plus vaste. L'amour du pacificateur est un amour vigoureux, qui n'accepte pas les injustices du statu quo, qui ne permet pas à l'ignorance délibérée des oppresseurs d'étouffer la parole prophétique, pas plus que la réconciliation et la paix qui nous sont offertes à tous par la croix du Christ.
J'essaie toujours d'apprendre l'amour de Baldwin, je m’efforce toujours de trouver comment réconcilier souffrance profonde avec acceptation, je m’acharne toujours à trouver comment porter la croix de la solidarité de manière à assurer la paix. Je ne pense pas que la plupart des gens soient racistes, ni que la plupart des flics soient des tueurs, et je n’estime pas que les erreurs judiciaires commises par notre nation soient le signe avant-coureur d'un désespoir irrémédiable. Je respecte la puissance, dont je connais l’efficacité, mais je ne crois pas que la puissance soit tout ce que nous ayons ni qu'elle soit une force plus grande dans le monde que l'amour.
Je suis maintenant en troisième cycle, j'étudie la politique publique. Je rêve toujours de contribuer à rendre le monde meilleur. Peut-être était-ce le fil conducteur de mes aspirations d'enfant, dont la justice est une pièce essentielle. Peut-être que, d'une manière détournée, il a toujours été question d'amour. Je laisse le dernier mot à Baldwin : « Nous n'avons pas encore cessé de trembler, mais si nous ne nous étions pas aimés, aucun de nous n'aurait survécu. Maintenant, vous devez survivre parce que nous vous aimons et au nom de vos enfants et des enfants de vos enfants. »
Toutes les œuvres sont d'Alfred Conteh. Utilisées avec la permission de l'artiste.
Traduit de l'anglais par Dominique Macabie.