JE SAVAIS QU'IL Y AURAIT DES QUESTIONS APRÈS LA GUERRE.

« Avez-vous tué quelqu'un ? »

Je m'étais préparé à celle-là ; la plus grave, la plus intimidante.

Cette question allait servir de toile de fond sinistre à presque toutes les conversations sur mon séjour en Irak, surtout pour celles où je sentais que le sujet était méticuleusement évité. J'ai anticipé la question parce qu'elle revenait toujours sur le tapis, quel que soit le sujet abordé.

Je répondais différemment selon la personne qui posait la question et la manière dont elle me la posait. Une arborescence de décision informelle, intuitive et complexe, s'est imposée à mon esprit. Si le jeune qui posait en souriant la question avait les yeux clairs, était installé bien alcoolisé sur le siège à bascule du porche de la maison où une fête battait son plein, je bottais en touche.

« Oh, ne te prends pas la tête avec ça, mec. Laisse-moi juste profiter de la fête. »

Ne vous empressez jamais de nourrir les mêmes fantasmes que ces jeunes civils, amateurs de l'illusion d'un honneur par procuration. Ils n'y gagnent rien en réalité et on se sent sali ensuite. Gardez cette vulgarité pour les frères avec lesquels vous avez servi. Enracinés comme vous l'êtes dans ce vécu partagé, votre humour de corps de garde réaffirme et exalte votre lien.

« Si c’est indiscret, on n’en parlera pas, mais… avez-vous tué quelqu'un ? »

La question est souvent posée par un quidam qui se sent tenu de vous accompagner dans vos expériences. Je crois que ses intentions ne sont que superficiellement magnanimes. Elle n'a aucune idée de ce dont elle parle. Cette thérapie, proposée de manière aussi désinvolte est tout aussi présomptueuse et superficielle que d'essayer, en pleine beuverie, d'imposer le récit d'une bataille.

« Je ne me sens pas être encore prêt à évoquer le sujet... »

David Modell, Martin, de la série « Battle Scarred », explorant les coûts cachés des guerres en Irak et en Afghanistan pour les soldats britanniques. Utilisée avec la permission de l'artiste.

Le seul type de guerrier que comprennent ces fournisseurs de thérapie, c'est le guerrier blessé. Le meilleur moyen de les éconduire c'est d'en rajouter une louche sur l'identité qu'ils vous ont assignée. Leurs suppositions peuvent s'avérer votre échappatoire.
Ensuite, il y a les questions logistiques.
« Où étiez-tu affecté ?
—En Allemagne. Mais en fin de compte j'ai passé plus de temps en Irak.
—As-tu vraiment... tu sais, défoncé des portes et tout ça ? 
—Oui. J'étais dans l'infanterie.
—Combien de temps as-tu servi dans l'Armée ? »
Presque cinq ans. Je m’étais engagé pour quatre, mais j'ai été démobilisé plus tôt.

Facile d'y répondre, aux questions logistiques. Tous les gens du Midwest comprennent que nos conversations sont surtout des bavardages, et que les banalités qui fonctionnent le mieux tournent autour des données logistiques : combien de temps a duré le vol ? Où avez-vous acheté cette chemise ? Quel prix ? Il a plu il y a deux jours. Non, je me trompe, c'était il y a trois jours. Quel âge a votre fils ? Combien d'enfants ? Je ne vous demande pas si vous avez faim, je me demande depuis combien de temps vous avez mangé. On mange dans deux heures. Ce n'est pas seulement un gentil papotage ; cela fait de la langue un lieu de rencontre sympathique et familier où un fait en appelle un autre et où chacun a accès, sur un pied d'égalité, au dénominateur commun de l'expérience vécue. Avec un effet de nivellement social. Peu m'importe vos doctes opinions sur tel auteur obscur ou telle musique ésotérique, je veux juste savoir si vous dormez sur un oreiller dur ou mou. Parce que le monde que nous partageons, les fragments de ce monde qu’on a en commun, sont faits de banalités. Et donc, si le Midwestern Logistical Small Talk (les papotages factuels des ploucs du Midwest) peut se parer d’humilité, il cache aussi habilement un cœur idéaliste qui présume secrètement que nous, toi comme moi, avons un monde à partager. C'est une sorte de communion pragmatique.

Après la guerre, je me suis retrouvé à Brooklyn, où le Midwestern Logistical Small Talk passait pour une preuve de stupidité. Dans son essai « What Was the Hipster ? », Mark Greif décrit le dénominateur social commun qui réunissait les traits superficiellement divers du dernier mouvement de jeunesse (si un changement d'orientation stylistique mérite même le nom de mouvement…) comme un vague savoir ancré dans le consumérisme. Dans le labyrinthe complexe des désirs sophistiqués des consommateurs modernes, le goût sert de substitut à la sagesse. Le goût – avec toute son apesanteur morale et son détachement inédit – n’a pas vraiment de sens si l’on n'est pas en train de monter au sixième sans ascenseur. Il ne peut exister qu'échoué sur les îles de Brooklyn, Silver Lake et Austin. Naufragé de la tradition et déchu de son intimité avec la culture plus large dont il se nourrit.

Aussi sophistiquée ou éloquente que soit son expression, elle doit se formuler au sein d'une matrice étroite de références culturelles familières. Sun Ra. Alan Partridge. Zizek. La HairPin (L'épingle à cheveux). Zadie Smith. Walter Benjamin. Tin Tin. Kraftwerk. Les mêmes livres dans les mêmes piles bien rangées aux mêmes rayons « Littérature » des IKEA. La même musique résonne dans les mêmes appartements minimalistes et élégants, remplis de meubles années 50. Et tout cela n'implique pas qu'il manque le même conformisme abrutissant aux Américains d'autres milieux. Au contraire, une tribu qui se rassemble autour de l'esprit désinvolte de l'avant-garde intellectuelle cherche désespérément une individuation creuse et devient inévitablement anémique sur le plan spirituel. Pire encore, ceux qui en font partie commencent à considérer leur souffrance spirituelle comme une étrange sorte de victoire.

David Modell, Julian

Mon passage de l'Armée à Brooklyn fut pour moi un changement beaucoup plus radical que passer du Missouri à l'Armée. Cette différence fondamentale peut se résumer par la seule question qui m'a été posée à Brooklyn, et nulle part ailleurs. Cette question est devenue pour moi une synecdoque représentant l'abime qui sépare les diverses cultures américaines.
Pourquoi vous êtes-vous engagé dans l'Armée ? 

Presque une accusation.

Pourquoi vous êtes-vous engagé dans l'Armée ?

Ça ne se fait pas, voyons. Je me souviens d'une conversation particulièrement déroutante, où la personne à qui je parlais était quasiment incapable d'entendre ce que je disais :
Pourquoi vous êtes-vous engagé dans l'Armée, vous, un écrivain en herbe ?

Cela me semblait plus judicieux que d'aller chauffer les bancs à l'université de l'Iowa.

Son regard se perdit longuement dans le vide.

Vous y êtes allé, en Iowa ?

. . . Non . . . Je m’suis engagé dans l'Armée, j'vous dis.

Cela ne se fait pas. Mais alors, qui le fait ? La côte Est a l'un des taux d'engagés dans l'Armée les plus bas du pays. Imaginez quel doit être ce taux chez les diplômés des écoles d'art libéral vivant à Brooklyn. Il leur est presque incompréhensible qu'on puisse avoir l'idée saugrenue de s'engager dans l'Armée.

Pourquoi donc s’être engagé dans l'Armée ?

J'ai dévoilé quelques indices de mon appartenance à leur tribu : j'ai regardé le film Solaris et même lu Roadside Picnic. J'étais abonné à la New York Review of Books et pendant le brunch je mentionnais éventuellement The H. D. Book de Robert Duncan. Ces éléments de référence formaient les constellations qui me permettaient de naviguer sur des eaux sociales en fait jamais trop éloignées des rivages familiers de la tribu Brooklynite. À l'intérieur de ces constellations, les variations sur le même thème – votre préférence pour tel ou tel écrivain par exemple – ne se justifiaient que par de petites différences, surtout utiles pour nourrir le narcissisme de chacun.

L'important c'était que, tant que vos opinions se situent à l'intérieur des serre-livres de l'orthodoxie culturelle, vous partagez un point commun fondamental. Vous agissez comme l'un des nôtres… mais pas question pour nous de s'engager dans l'Armée. Alors, pourquoi avoir fait une chose pareille ?

Pourquoi vous être engagé dans l'Armée ?

Dans cette tribu, il est logique de faire une grande école. De passer la plupart des heures conscientes du reste de sa vie dans une salle de classe. De faire du bénévolat à l'étranger pour une ONG laïque. De ne pas travailler du tout parce qu’on préfère dépenser l'argent des parents. Prendre sa retraite à vingt-cinq ans. Écrire et publier ses mémoires à dix-neuf ans. Être trop occupé à méditer et à faire du skateboard pour concevoir de travailler. Être trop occupé à travailler dans une librairie pour méditer ou faire du skateboard. Pour devenir un professionnel de l’organisation de fêtes. Pour suivre des ateliers « Devenez adulte en 10 Leçons ! ». De faire tout ce qu’on veut, sauf servir dans l'Armée.

Vous vous comportez comme nous, mais nous, nous ne nous engageons pas l'Armée. Pourquoi avoir fait une chose pareille ?

Pourquoi me suis-je engagé dans l’Armée ? Je ne savais pas comment répondre à cette question. Du moins, pas à la façon dont ils la posaient à Brooklyn. Bien sûr, on me l'avait déjà posée. D'autres soldats même me l'avaient posée, quand j'étais dans l'Armée ; mais alors la question avait été posée avec le prisme du Midwestern Logistical Small Talk. De leur bouche ne jaillissait aucune flèche critique pour transpercer le cœur même de mon acte. La question n’était pas née d'un malentendu fondamental. Ils ne demandaient pas du tout pourquoi on pouvait s'engager dans l'Armée, mais voulaient savoir quelles circonstances particulières m'avaient amené à m'engager. Plus que toute autre chose, ils avaient envie d'apprendre quelle avait été la vie d’un homme avant l'Armée.

Pourquoi vous êtes-vous engagé ?

Mon père, mon grand-père et son père avant lui ont tous servi.

J'avais besoin d'argent pour les soins de santé de mes enfants.

Et financer leurs études supérieures.

Mon oncle veut que je devienne policier comme lui, et il disait que c'était la meilleure façon de s'y prendre.

David Modell, John

Chacune de ces réponses impliquait un accord fondé (généralement) sur l'honneur de cette démarche. Personne ne s'engage dans l'Armée juste pour l'argent ou par seul dévouement à sa famille. C'est un sacrifice trop lourd et trop complexe. Et quand un jeune vous dit qu'il s'est engagé par goût de l'aventure, ce qu'il veut dire en réalité, c'est qu'il s’est mis en quête de sens – notre vocabulaire populaire étant trop anémique pour supporter le poids d'un désir à la fois si nécessaire et si récurrent. Nous n'avons pas les mots pour décrire notre appétit. Nous avons du mal à exprimer à la fois la violence de notre faim et ce qu'il en coûterait de l'assouvir. De plus, les gens s'engagent pour de nombreuses raisons. Certaines sont inavouables. Et, souvent, celles qu'il est décent d'exprimer entrent en contradiction les unes avec les autres. Quand il s'agit de jurer fidélité à une Armée en guerre sur le terrain par exemple, les motivations ne sont pas nécessairement à percevoir sous un angle manichéen.

J'ai donc essayé de réfléchir à la question que les Brooklynites auraient dû poser s'ils voulaient vraiment comprendre un choix qui leur est si étranger. Une question qui ne suscite pas un vague antagonisme, mais qui pourrait éventuellement nous rapprocher et dont nous pourrions tous deux tirer des enseignements. Quelque chose qui contribuerait à nous comprendre. Un jour, la question s'est imposée à moi.

Est-ce que l'Armée vous manque ?


Traduit de l'anglais pas Dominique Macabie