La pandémie de Covid-19 est un appel à vivre de nouvelles visions de la communauté, déclare Emmanuel Katongole, prêtre catholique ordonné par l'archidiocèse de Kampala, en Ouganda, qui enseigne à l’université de Notre Dame. En juin, Jake Meador pour sa part a parlé de la politique africaine, de la non-violence chrétienne, des institutions défaillantes et de la façon dont l’Église devrait réagir.
Jake Meador: Venons-en tout de suite à un sujet que vous avez abordé récemment : pourquoi la violence et la corruption continuent-elles de sévir dans tant de pays d’Afrique. Dans votre ouvrage The Sacrifice of Africa (Le sacrifice de l’Afrique), vous affirmez que cela ne tient pas à l’échec de l’État-nation en Afrique, comme beaucoup le supposent, mais plutôt à son succès. Pouvez-vous développer ?
Emmanuel Katongole: J'ai écrit ce livre en partie en réaction aux cycles sans fin de pauvreté, violence et corruption dans de nombreuses régions d’Afrique, dont mon propre pays, l’Ouganda. On entend souvent parler de la nature dysfonctionnelle de la politique en Afrique ; il est question de différentes techniques pour aider l’État-nation à devenir plus rationnel, plus transparent, plus efficace.
Or, toutes ces propositions partent du principe « le léopard peut-il changer ses taches ? ». Cela tient à la nature des États-nations africains – souvent marqués par désordre, violence et pauvreté – parce qu’ils en sont encore à un stade précoce de leur histoire. Avec le temps, nous finirons bien, nous dit-on, par évoluer vers un système plus rationalisé, plus bureaucratique, capable de fournir efficacement des services et promouvoir le bien commun. Or, cela est fallacieux. Pour comprendre pourquoi, faisons un peu d’archéologie, pour ainsi dire : creusons les hypothèses fondamentales qui collent à l’État-nation africain : quand, comment et pourquoi a-t-il vu le jour ? C’est ce que j’essaie de faire dans Le Sacrifice de l’Afrique. Cela m’a fait comprendre que l’État-nation africain est une institution héritière du régime colonial. Ce dernier a été mis en place au profit, non pas des peuples colonisés d’Afrique, mais plutôt des puissances coloniales. En conséquence, toute initiative de « développement », quel qu'il soit servait simplement à assurer le strict minimum nécessaire en vue de préserver le système colonial de domination et d’extraction.
À l'Indépendance, lorsque le pouvoir a finalement été arraché du joug des régimes coloniaux, les élites africaines sont devenues les dirigeants de facto. Cependant, les institutions dont elles ont hérité ont continué à fonctionner avec la même logique de domination et d’extraction. Elles ont continué non seulement à dépendre des puissances coloniales au niveau des systèmes de commerce, mais aussi à servir les intérêts de ces élites. C’est ce que j’appelle « le fantôme du roi Léopold ».
Ainsi, lorsque les gens prétendent que « l’Afrique est dysfonctionnelle », je leur réponds que non, ce n’est pas le cas. Étant donné les postulats de base – ceux de l’État-nation – la politique en Afrique fonctionne comme prévu, en fait.
Meador: Il a fait ce qu’il était censé faire.
Katongole: Exactement. C’est pourquoi il ne s’agit pas seulement de préconiser des mesures pour promouvoir la démocratie ou améliorer le fonctionnement de l’État-nation, mais bien de réinventer la politique d’un nouveau point de vue.
Meador: Votre discussion sur le roman Things Fall Apart de l'écrivain nigérian Chinua Achebe s’attaque à la nécessité d’imaginer un nouveau récit politique plutôt que faire un appel nostalgique à des réalités du passé. Pouvez-vous en parler ?
Katongole: On est tenté de penser : « Ah, si seulement nous pouvions nous réapproprier les traditions précoloniales et construire sur ces fondations ». Pourquoi pas ? Ce pourrait être utile. Mais attention, n’allons pas croire que les traditions précoloniales seraient restées figées et n’attendraient que d’être récupérées. Même si c’était le cas, je ne suis pas sûr de vouloir récupérer un certain nombre d’aspects de l’histoire et de la société précoloniales africaines.
Things Fall Apart est un ouvrage fondamental, qui m’a permis de réfléchir à cette question. Dans le village du personnage principal, Okonkwo, la violence sévissait déjà avant l’arrivée des colons ; beaucoup de gens étaient tués, des femmes maltraitées. Ce n’est pas une société parfaite.
Le livre contient une scène dans laquelle Okonkwo et les chefs traditionnels du village affrontent les colonialistes, et Okonkwo tue l’un des Européens. À mes yeux, cette scène montre deux formes différentes de violence qui sévissent sur le terrain. D’une certaine manière, c’est une illustration de la situation actuelle en Afrique. Certaines formes de brutalités précoloniales se mêlent à de nouvelles formes de violence, donnant naissance à ce que j'appelle une expression unique de la modernité africaine.
Ma préoccupation, c’est comment allons-nous traverser cette période ? Par la simple récupération ou recréation du passé ? Désolé, ce n’est pas ainsi que l’histoire fonctionne.
Le christianisme, je pense, pourrait fournir un moyen d’aller de l’avant. J’en suis convaincu : évidemment, je suis chrétien ! Mais je suis également engagé dans la non-violence, dans la vision d’une paix véritable au cœur de l’histoire chrétienne. Si nous devions concrétiser cette vision, cela pourrait nous permettre de surmonter la violence perpétrée à l’intersection des formes précoloniales, coloniales et néocoloniales de la violence qui prévaut dans l’Afrique moderne.
La violence n'est pas inévitable
Meador: Vous avez beaucoup réfléchi à la question de la violence. Dans la tradition des Lumières, la théorie politique veut que la violence occupe une place centrale. Max Weber, par exemple, dit que l’État est l’entité investie du monopole de la violence ; Thomas Hobbes parle de la vie pré-politique comme étant fondamentalement marquée par la violence – qui doit donc être domptée par un État-nation encore plus violent. Entre autres contributions, le christianisme peut nous rappeler que la violence n’est pas l’état naturel, en fait.
Katongole: J’ai appris du théologien John Milbank que ce qu’on postule au départ finit par créer la réalité même que l’on a imaginée. C’est là tout l’intérêt de l’imagination politique ; ce n’est pas seulement une sorte de fantasme. Ainsi, l’hypothèse que la violence est l’ordre naturel des choses, que c’est toujours ce qui se passe effectivement, tourne assez vite à la prophétie autoréalisatrice : la violence devient une partie essentielle de l’ordre politique. Et alors, tout ce qu'on peut espérer, c’est seulement la contrôler, jamais la surmonter complètement. Milbank démystifie cette hypothèse selon laquelle la violence serait inévitable. Je trouve son argument percutant.
Mais je trouve Milbank également convaincant quand il invite les chrétiens à redécouvrir le pouvoir de l’histoire chrétienne. Le drame de la théologie moderne, déclare Milbank, c’est sa fausse humilité : « Nous sommes certes chrétiens », avons-nous tendance à dire, « mais nous ne sommes après tout qu’une religion parmi d’autres. Nous devons donc compter sur la sociologie et les sciences politiques pour nous fournir les « données factuelles » sur lesquelles nous appuyer, pour ensuite y ajouter la vérité spirituelle, en guise de vernis cosmétique ». Milbank dit que c’est faux. Ce que les chrétiens croient sur la société, sur Dieu, sur les êtres humains créés à l’image de Dieu sont des réalités tangibles. Quand Jésus parle d’aimer son prochain et nous dit que, si l’on a quelque chose contre son prochain, on doit d’abord aller se réconcilier avec lui avant d’apporter son don à l’autel, c’est de la sociologie de base. Ne nous sous-estimons pas en disant : « Bah ! ce n’est qu’un principe spirituel ». Nous devons redonner à la théologie sa place de reine des sciences, afin que la théologie chrétienne devienne la sociologie.
Un temps pour la solidarité
Meador: En début de semaine, vous m’avez envoyé ces mots du cardinal Turkson : « Nous redécouvrons combien le destin de chacun est lié à celui des autres. Nous redécouvrons la valeur de ce qui compte vraiment et l’inutilité de tant d’autres choses que nous considérions autrefois comme importantes ». Beaucoup de gens en ont pris conscience pendant qu’ils cherchaient à donner un sens à cette Covid-19 ; je sais que vous êtes en Ouganda en ce moment – qu’observez-vous à propos de la pandémie ?
Katongole: L’attention accordée ici à la Covid-19 est très impressionnante, tout simplement incroyable ! Tout le monde fait de son mieux pour l’empêcher d’exploser : le pays a été mis en confinement pendant plus de deux mois et tout le monde s’est mobilisé. Or je ne peux pas m’empêcher de penser que si le même leadership et autant d’efforts étaient consacrés aux réalités qui tuent les gens ici au quotidien – paludisme, diarrhée, malnutrition, la pauvreté même – nous serions un pays complètement différent. Pourquoi n’est-ce pas le cas ? D’une certaine manière, c’est parce que des réalités telles que paludisme et malnutrition ont été acceptées comme constitutives de l’Afrique. Et tant que ces fléaux ne tuent « que », ou principalement, des Africains, elles ne reçoivent jamais l’attention qu’elles méritent. L’une des raisons pour lesquelles la Covid-19 a provoqué une telle réaction c’est qu'elle tue aussi des Européens et des Américains. Alors on s’est dit : « Imaginez donc les conséquences pour les Africains ! Pourquoi attendons-nous le feu vert de l’OMS avant d'agir ? » Cela relève de ce problème d’imagination. On le voit aussi dans notre façon de penser l’économie. On attend que le FMI et la Banque mondiale définissent ce dont l’Afrique a besoin.
À propos d’économie, la Covid-19 a révélé une grande vulnérabilité de l’économie du développement en Afrique. J’ai vu une telle pauvreté pendant ces mois de confinement des zones semi-urbaines et des bidonvilles ! Cependant, une grande partie de la politique et de l’économie africaines est centrée sur la ville. C'est comme si rien d’intéressant ne se passe dans les villages, qui sont pauvres et arriérés ; les gens ne deviennent intéressants que lorsqu’ils se déplacent vers la ville, où se concentre le « développement ». Sur le plan économique, la Covid-19 a révélé que la ville est vraiment très fragile et le village devient alors porteur d’avenir.
Le virus n’a pas encore frappé l’Afrique autant qu’il a touché l’Europe et l’Amérique. Je suis chrétien, théologien, et je propose : « Peut-être le moment est-il venu de rappeler des paroles de la Vierge dans le Magnificat : Dieu abat les puissants. Je pense que cette pandémie a révélé les vulnérabilités de la société occidentale en général et de l’Amérique en particulier. Les systèmes qui nous semblaient si bien fonctionner, que nous trouvions si naturels, comme allant de soi, nous ont fait croire qu’une telle catastrophe ne pourrait jamais se produire que là-bas. La Covid-19 a offert un moment de kairos, une occasion unique où Dieu intervient, en lançant une invitation et un défi. L’invitation du moment c'est toujours de faire advenir un nouveau futur.
C’est aussi un avertissement. Les kairos sont des moments toujours liés à la prophétie ; le rôle crucial des prophètes est de toujours montrer les signes des temps. Lorsqu’on a le nez dans le guidon, au travail au quotidien, on finit par passer à côté. Les prophètes invitent également la communauté à se lamenter et à se repentir, car ils ont ensuite une chance de découvrir ceci : l’espoir.
Tant que nous ne sommes pas aspirés par la lamentation, nous ne pouvons pas être aspirés vers l’avenir. J’aime particulièrement Jérémie, qui a recommandé aux dirigeants, prophètes et prêtres de ne pas guérir les blessures du peuple – « mon peuple » – à juste titre. Ils avaient déclaré la « paix, la paix », alors qu’il n'y avait pas de paix. Ils sont passés trop vite à la phase « retour à la normale ». C’est prendre la guérison à la légère.
Pensez aux lamentations de Joël, à la suite de l’invasion des criquets. Prêtres, rois, mères, même les bébés, tout le monde a revêtu un sac. Mais après le deuil, « l’Esprit du Seigneur sera répandu sur tous... les vieillards auront des rêves... les jeunes gens auront des visions » (Joël 2:28). Cela n’arrive que dans un contexte de lamentations. Je pense qu’après la Covid-19, nous avons désespérément besoin de nouvelles visions, de mieux que l’ancien ordre vaguement amélioré. Nous avons besoin de nouvelles visions de la communauté, de la société et, en Amérique, d'un monde post-racial. Cette évolution ne peut apparaître qu’à partir d'une profonde pratique de la lamentation : se tourner vers Dieu, se soucier les uns des autres avec solidarité. Alors, vos jeunes hommes et femmes auront des visions et les vieillards rêveront d’un nouvel avenir.
Nous en avons désespérément besoin. Le vieux monde a fait son temps. Vous ne pouvez pas faire un brin de cosmétique et prétendre que tout ira bien. C’est pourquoi je prends la Covid-19 au sérieux, c’est un moment de kairos.
Ici, en Ouganda, le confinement a coïncidé avec une saison des pluies extraordinairement intense : rivières et lacs en crue, maisons et entreprises ravagées... Cela pointe une zone qui a besoin d’une attention urgente – et nous appelle à prendre soin de la création en ces temps exceptionnels. Pourquoi n’avons-nous pas accordé la même attention à la dégradation de l’environnement qu’à la Covid-19 ? Covid-19 et pluies torrentielles sont liées.
En Amérique, le virus coïncide avec tensions raciales et frustrations. Ne les séparez pas trop vite ! Tant la Covid-19 que le racisme nous appellent tous deux à pratiquer la discipline de la lamentation. Et, si nous nous tournons vers Dieu, il pourrait bien nous révéler de nouvelles visions : un monde où règnent justice et interconnexion, une profonde solidarité, un monde à se partager équitablement. Rien ne se passera tant que nous resterons si pleins de nous-mêmes et si confiants, avec nos fantasmes de peuple invincible, de superpuissance, que nous sommes la crème de la création divine. À ce stade, aucun nouveau rêve ne peut se réaliser. Je pense que c’est là ce que Dieu nous communique en ce moment.
C’est ainsi que convergent tous ces phénomènes. Nous avons besoin de solidarité, et pas seulement de solidarité entre nous, noirs et blancs, riches et pauvres... Nous devons répondre à ce moment de kairos pour en faire un moment crucial sur le chemin d’un nouvel avenir et d’une nouvelle société en train de naître. Dieu est toujours au travail pour construire sa nouvelle création. Ce que nous vivons en ce moment en fait partie. C’est un tournant très important. Mais ce genre d’entreprise ne peut se passer des larmes, du sang et des douleurs.
La vocation de l'Église
Meador: Dans Sacrifice of Africa, vous affirmez que l’Église a un rôle central à jouer pour préserver de la corruption la communauté politique. Toutefois, les scandales d’abus sexuels dans l’Église catholique romaine et dans les églises protestantes, ainsi que le scandaleux ralliement à Trump des évangéliques américains, ont privé les Églises de leur légitimité sociale. L’Église peut-elle nous rassembler et contribuer à rappeler la vérité ?
Katongole: Le défi de l'Afrique relève des institutions ; je me rends compte que c’est également vrai de l’Amérique. Les institutions auxquelles on faisait confiance ont été discréditées quand on en a eu le plus besoin.
L’Église est appelée à être le sel de la terre. Un de mes amis a évoqué cette image : comme il est dans la nature même de la viande de pourrir, la vraie grande question c’est : « Mais où était le sel quand la viande pourrissait ? » Quand on met du sel dans la viande, il disparaît. Il ne sait pas faire autrement. Il n’attire pas l’attention sur lui-même, on a tendance à ne pas le remarquer. En revanche, la viande est préservée, et sa saveur mise en valeur.
Nos institutions sont à un stade de pourrissement avancé, et ne se soucient que de leur propre conservation. Ce qui ne saurait être la préoccupation de l’Église. Les chrétiens doivent être prêts, dans un sens, à disparaître comme ce sel. Nous devons revenir à l’essentiel, c’est-à-dire au cœur du christianisme : c’est une histoire ; une histoire de relation amoureuse avec le monde ; une histoire de salut ; une histoire fabuleuse.
Trop souvent, on a perdu cette ferveur du premier amour. « Nos cœurs ne brûlaient-ils pas en chemin ? » Nos églises ont besoin de se poser un peu cette question. Mais cela exige simplicité et dépouillement, comme nous l’enseigne le Christ. On peut éprouver une joie primordiale à vivre très simplement.
Le pape François utilise l’image de l’hôpital de campagne. L’Église n’existe pas que pour elle-même. C’est un hôpital de campagne au milieu de la bataille, qui sauve des vies. Dans cette bataille souffrent tant de blessés qu’on ne leur demande pas au préalable : « Êtes-vous gay ? Êtes-vous hétéro ? Êtes-vous noir ? Vous êtes du Nebraska ? Vous venez du Texas ? Êtes-vous originaire d’Ouganda ? » La priorité c’est soigner les blessures, ou transporter les blessés à l’hôpital !
Cependant, nous avons cette manie de vouloir savoir exactement qui fait partie du club, qui n’en est pas et qui ira en enfer. Comment en sommes-nous arrivés là ? Donc, je pense que le véritable défi est de savoir comment revisiter la chrétienté. Le pape François affirme que c’est impossible tant qu’on exclut les pauvres, les faibles, les sans-abri, les plus marginalisés... Grâce aux marges en effet, on évite de penser comme des esclaves majoritaires. Je pense que c’est là que les chrétiens peuvent retrouver un peu de notre âme et devenir la lumière – et le sel – des nations.
Meador: Comment d’après vous l’Eucharistie nous aiderait-elle à comprendre le sens de la vie en commun ?
Katongole: L’Eucharistie est le fondement de la mémoire chrétienne et elle nous aidera parce que la mémoire fait partie de l’imagination, de l’imagination chrétienne. Dans l’Eucharistie se rejoignent tous les éléments de l’histoire chrétienne. Elle proclame la bonne nouvelle : la nouvelle création est là ! L’Eucharistie nous amène à nous rappeler le passé, ce que Dieu a prévu et ce qu’il continue de faire. Elle nous incite également à nous souvenir de l’avenir. Elle nous rappelle où nous sommes et le sens de l’histoire. Elle nous situe.
Saint Paul le répète sans cesse : « En Christ, Dieu a réconcilié le monde ». C’est par le Christ que cette réconciliation a lieu : l’Eucharistie nous aide à nous souvenir de sa souffrance, de sa mort et de sa résurrection. Nous nous souvenons de l’institution de la dernière Cène, la veille de sa mort : il a pris le pain, il l’a béni, il l’a rompu et l’a distribué ; Il a pris le vin, l’a béni et l’a donné. Et puis ils ont mangé. C’est ce souvenir qui façonne la vie des chrétiens. C’est le fait de prendre, de rendre grâce, de briser, de donner, de manger, et ensuite d’envoyer : Allez ! Faites cela en mémoire de moi. Allez dans le monde !
C’est à mes yeux la spécificité de l’histoire chrétienne : elle façonne des vies eucharistiques. Nous devons d’abord recevoir, avant même d’essayer d'agir. C’est pourquoi m’énervent tant de discussions sur réconciliation et pardon. Lorsque je parle aux gens du pardon, ils s’intéressent immédiatement à ce qu’ils pourraient faire : « Comment puis-je pardonner ? », demandent-ils. « Quelles sont les étapes ? » J’ai envie de leur dire : « Attendez une minute, l’histoire ne commence pas par là ». Elle commence avec la réconciliation avec Dieu, et avec nous-mêmes, non pas comme producteurs mais comme destinataires de la réconciliation et du pardon de Dieu. Le problème est que bien souvent nous ne pensons jamais qu’il pourrait y avoir quelque chose qui cloche chez nous. Nous pensons que le problème c’est cet autre type. Mais nous avons nous-mêmes eu besoin de ce pardon, et il nous a été donné, comme un cadeau.
Meador: C’est comme Adam dans le jardin, « Cette femme que tu m’as donnée – c’est elle qui a fait le mal ! Pas moi ! Moi, je suis irréprochable ! »
Katongole: Exactement. Et la femme de rétorquer : « C’est le serpent ! Ce n’est pas moi ! » Mais dans l’Eucharistie, on reçoit – en cadeau – tout ce dont on a besoin. Plus la peine de prétendre n’avoir besoin de rien, pas plus de ce pardon que cet amour. Nous devrions peut-être faire de plus en plus ceci : présenter des exemples, des histoires de personnes qui vivent ce pardon, et dire que c’est à cela que doit ressembler l’Église.
Cet entretien, réalisé le 11 juin 2020, a été adapté pour plus de clarté et de concision.
Traduit de l'anglais par Dominique Macabie