En août 1934, Eberhard Arnold, fondateur des Bruderhof huttériens modernes, avait parlé longuement de l’exhortation de Paul en Romains 13 : “Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures.” Il ressentait de plus en plus fortement que l’on vivait dans les temps de la fin et que l’État était la bête qui monte de l’abîme dont parlait l’Apocalypse. Il avait commencé par un survol de la situation politique en Europe, et notamment des États fascistes en Autriche avec Dollfuss, en Italie avec Mussolini et en Allemagne avec Hitler.

“Il n’y eut jamais, dans aucune monarchie absolue, autant de centralisation que dans cet état fasciste aujourd’hui. Tout comme le monarque était censé représenter la totalité de l’État, le centralisme d’aujourd’hui résume tout l’État à une seule personne, à savoir les dictateurs Mussolini, Hitler et Dollfuss. Cela rappelle la Rome impériale. Mais aucun empereur n’a jamais réclamé une idolâtrie et une déification de sa propre personne comparable aux dictateurs d’aujourd’hui. Pour Néron et d’autres empereurs, on avait érigé de petits autels d’encens par-ci, par-là, où l’on devait offrir de petites boules d’encens pour apporter ainsi son soutien religieux à la puissance impériale unifiée, au génie de l’empereur, plutôt qu’à l’empereur en personne …

Mais en dehors de ces petits autels, ni Néron, ni aucun autre empereur romain n’a poussé les choses au point où l’on devait crier à tout coin de rue : “Heil Néron !”. Le dictateur d’aujourd’hui est à tel point dénué de tout sens religieux ou surnaturel qu’il ne croit même pas au génie du dictateur, mais seulement à la petite personne du dictateur. Ainsi, l’idolâtrie d’aujourd’hui est devenue grossière et vulgaire. On adore la grosse voix, les cheveux et le nez du dictateur. C’est l’être humain dont on a fait une idole. Le résultat est que l’autorité est vidée de tout génie. Ce que dit le dictateur doit être fait. La pensée est interdite. Celui qui pense est pendu.

On devrait pleurer jour et nuit sur le fascisme moderne. La liberté de la pensée est interdite. La justice objective est abolie. Goebbels dit : “Si nous avons raison, il est logique de conclure que, de ce fait, personne d’autre ne peut avoir raison. Pour nous, il n’y a aucune autre justice que celle qui sert nos intérêts.” Ainsi, il n’y a plus de justice. C’est l’imbécilité qui règne. Au vingtième siècle, c’est épouvantable. Qui peut encore croire au progrès ?

Je ne crois pas qu’une telle conception matérialiste ait jamais été dominante parmi les Indiens d’Amérique ou parmi les peuples germaniques primitifs d’Europe. Là, le chef ou le duc devait respecter les décisions d’une assemblée législative. Cela était lié à une conception légale de l’ordre du corps politique. Mais aujourd’hui, ce sont l’égotisme national et l’auto affirmation de la clique dictatoriale actuelle qui contrôlent la loi et la justice et toute pensée.

Quelle puissance s’oppose à cette force ? Que fait la monarchie parlementaire d’Angleterre ? Que font les autres nations aux traditions spirituelles fortes ? Que font les Églises ? Que font les grandes philosophies et les grands mouvements spirituels ? Quel en est le résultat pour les Églises et les mouvements spirituels en Allemagne ? Le Pape signe un concordat après l’autre avec Hitler. Les assauts contre le palais de l’évêque, l’assassinat de deux des prêtres catholiques les plus en vue, l’arrestation de prêtres et leur déportation en camp de concentration, rien de tout cela n’empêche le Pape de traiter avec Hitler de manière raisonnable, et cela à répétition. Les Protestants sont conduits par un clerc [Ludwig Müller, évêque national luthérien] armé d’une ignorance sans précédent depuis des milliers d’années. […] Il semble qu’une église après l’autre succombe à une violence brutale et à une séduction indigne.

Il est intéressant de noter que les Synodes de l’Église confessante ont publié ce slogan : “Ne vous séparez pas de l’Église !” Mais cela paralyse toute énergie. Car lorsque l’église sera devenue impie on ne pourra dire autre chose que : “Nous protestons, mais nous restons dans l’église.” Lorsque l’église est conduite par des démons et marquée par l’idolâtrie, l’on ne pourra dire autre chose que : “Nous protestons, mais nous restons dans l’église.” Même les groupes critiques à l’intérieur des Églises catholique et protestante rendent hommage à l’état actuel. Eux aussi offrent leurs “Heil Hitler !”. Eux aussi sont prêts à prendre une part active dans les fonctions gouvernementales. Alors à quoi cela sert-il que, de l’intérieur de la hiérarchie ecclésiastique, ils protestent contre des incidents isolés qui mènent à la suppression de la liberté de parole, à des meurtres cruels et à toutes sortes d’autres horreurs, tandis qu’ils soutiennent l’application générale de ce système inique ?

La raison derrière cette attitude de faiblesse est simple. Cela découle du fait que l’Église réformée a toujours refusé d’adopter l’attitude claire des premiers chrétiens vis-à-vis de l’État et de la société. C’est la rétribution de son péché historique parce que, durant la Guerre des paysans, elle s’est jointe aux autorités princières dans leur crime contre le mouvement populaire des anabaptistes, tout comme en Angleterre, après Oliver Cromwell, la Chrétienté s’est vendue à l’État. La cause se trouve encore dans une erreur de compréhension des paroles de Paul en Romains 13 : “Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures.” Les grandes Églises se sont toujours servies des versets 1 à 5 pour défendre leurs intérêts dans l’État :

Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures; car il n’y a pas d’autorité qui ne vienne de Dieu, et les autorités qui existent ont été instituées par Dieu. C’est pourquoi celui qui s’oppose à l’autorité résiste à l’ordre de Dieu, et ceux qui résistent attireront une condamnation sur eux-mêmes. Les gouvernants ne sont pas à craindre quand on fait le bien, mais quand on fait le mal. Veux-tu ne pas craindre l’autorité ? Fais le bien, et tu auras son approbation, car elle est au service de Dieu pour ton bien. Mais si tu fais le mal, sois dans la crainte; car ce n’est pas en vain qu’elle porte l’épée, étant au service de Dieu pour (montrer) sa vengeance et sa colère à celui qui pratique le mal. Il est donc nécessaire d’être soumis, non seulement à cause de cette colère, mais encore par motif de conscience.

Ils se servent des versets 6 et 7 qui disent que, par conséquence, le chrétien doit payer l’impôt :

C’est aussi pour cela que vous payez les impôts. Car (ceux qui gouvernent) sont au service de Dieu pour cette fonction précise. Rendez à chacun ce qui lui est dû : la taxe à qui vous devez la taxe, l’impôt à qui vous devez l’impôt, la crainte à qui vous devez la crainte, l’honneur à qui vous devez l’honneur.

Cependant, cela est suivi par la réponse de l’apôtre Paul au travail du gouvernement. Cette réponse est l’amour (aux versets 8 à 10) :

Ne devez rien à personne, si ce n’est de vous aimer les uns les autres; car celui qui aime les autres a accompli la loi. En effet (les commandements): Tu ne commettras pas d’adultère, tu ne commettras pas de meurtre, tu ne commettras pas de vol, tu ne rendras pas de faux témoignage, tu ne convoiteras pas, et tout autre commandement se résument dans cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. L’amour ne fait pas de mal au prochain : l’amour est donc l’accomplissement de la loi.

Il n’existe pas d’État sans police ni épée. Ainsi, Dieu possède en l’État un ordre de colère par l’épée. Dieu a ordonné cela dans le monde non-chrétien pour que le mal ne prenne pas le dessus. Les violeurs et les meurtriers ne sont pas libres de tuer toutes les petites filles. Voici l’ordre de Dieu pour l’enfer. Il y a un ordre de Dieu même en enfer, un ordre qui concerne le mal et l’injustice et que nous ne devrions pas oublier. En ce qui concerne le mal, cet ordre est relatif : aussi longtemps que le mal existe. Voilà pourquoi l’État et la police représentent l’ordre de Dieu dans un monde mauvais, et non dans un monde où règne le bien. Dans le monde mauvais règne la relativité divine. Nous ne pouvons pas nous mettre à prêcher en plein Londres : “À bas la police !” Nous ne critiquons pas la nécessité du maintien de l’ordre par les autorités publiques dans ce monde mauvais. Nous aurions tort.

Mais voici l’absolutisme de Dieu dans l’amour (versets 8 à 10). Dans la sphère absolue de l’amour, on ne prend pas une part active dans la force de l’État. Dans la sphère absolue de Dieu il n’y a ni ordre policier ni ordre militaire. Il y a donc deux régions. L’une est celle du mal et de la puissance politique. L’autre est celle de l’amour et du Saint-Esprit, sans part active dans la puissance de l’État … Le monde de la lumière pure et de l’amour pur n’a aucune part dans la violence.

Hitler est un seigneur de l’enfer, ordonné par Dieu. Le pharaon était un instrument de Dieu. Il était un instrument de la colère de Dieu … Dieu n’a pas totalement abandonné les êtres humains. Il leur a donné un ordre relatif. S’il devait les abandonner totalement, ils ne respireraient plus ne fut-ce qu’un instant. Ils n’auraient plus rien à manger non plus. Voilà pourquoi Dieu permet que son soleil brille et que sa pluie tombe sur les bons comme sur les mauvais. Il n’y a pas d’être humain en qui ne reste plus rien de Dieu. Même dans une prostituée il reste encore une trace de Dieu … Même dans un bordel l’ordre de Dieu subsiste, et même dans une armée. Mais cet ordre est celui de l’enfer.

Laissez-moi ajouter quelque chose sur l’origine diabolique de l’État, telle que Jean la décrit en Apocalypse 13 : “Le dragon lui donna sa puissance, son trône et un grand pouvoir.” Cela veut dire que le dragon donne à l’État sa puissance. “Ils se prosternèrent devant le dragon.” Les hommes adorent la bête en Hitler et disent : “Qui est semblable à Hitler ? Qui peut s’opposer à Hitler et à la SA ? Qui peut se mesurer à lui ?” “Ils se prosternèrent devant la bête, en disant : Qui est semblable à la bête et qui peut la combattre ?” (Apocalypse 13.4) Cela ne s’applique pas seulement à Hitler. Cela s’applique tout autant à l’État parlementaire britannique. Regardez à ce qui se passe en Inde, en Irlande et en Palestine1 !

Il lui fut donné une gueule qui proférait des paroles arrogantes et des blasphèmes. Et il lui fut donné le pouvoir d’agir pendant quarante-deux mois. Elle ouvrit sa gueule en blasphèmes contre Dieu, pour blasphémer contre son nom, son tabernacle et ceux qui l’habitent dans le ciel (Apocalypse 13.5,6).

C’est pour cette raison qu’il a été donné à toutes les grandes puissances de blasphémer contre Dieu.

Et tous les habitants de la terre se prosterneront devant elle, ceux dont le nom n’a pas été inscrit sur le livre de vie de l’Agneau immolé dès la fondation du monde. (verset 8) Si quelqu’un est (destiné) à la captivité, il ira en captivité; si quelqu’un tue par l’épée, il faut qu’il soit tué par l’épée. C’est ici la persévérance et la foi des saints (Verset 10).

Les chrétiens n’ont aucune part active en ceci. Vous ne pouvez pas servir deux maîtres. Celui qui tue par l’épée doit être tué par l’épée. L’Église sainte est tuée par l’épée, mais sa confiance est en Dieu sans chercher à se venger. “C’est ici la persévérance et la foi des saints.” Supporter patiemment. L’Agneau est égorgé, mais c’est l’État qui égorge.

Cependant, la chose la plus terrifiante est exprimée dans les versets 11 à 17 :

Puis je vis monter de la terre une autre bête. Elle avait deux cornes semblables à celles d’un agneau, et elle parlait comme un dragon. Elle exerce tout le pouvoir de la première bête en sa présence, et elle fait que la terre et ses habitants se prosternent devant la première bête, dont la blessure mortelle a été guérie. Elle opère de grands signes jusqu’à faire descendre le feu du ciel sur la terre, à la vue des hommes. Elle séduit les habitants de la terre par les signes qu’il lui fut donné d’opérer devant la bête, en disant aux habitants de la terre de faire une image de la bête qui a été blessée par l’épée et qui a survécu. Il lui fut donné d’animer l’image de la bête, afin que l’image de la bête parle et fasse mettre à mort tous ceux qui ne se prosterneraient pas devant l’image de la bête. Elle fait que tous, les petits et les grands, les riches et les pauvres, les hommes libres et les esclaves, reçoivent une marque sur la main droite ou sur le front, et que nul ne puisse acheter ni vendre, sans avoir la marque, le nom de la bête ou le chiffre de son nom.

La deuxième bête est l’Église institutionnelle. Elle représente l’Église mondiale, tant protestante que catholique ! La révolution est la blessure permanente de la première bête, l’État. Mais elle ne meurt par aucune révolution, car il est dans la nature même de l’État de constamment tomber et d’être guéri. Mais c’est l’Église mondiale qui “fait que la terre et ses habitants se prosternent devant la première bête”. Ludwig Müller fait cela tous les jours. Il dit que les gens devraient mettre des images d’Hitler en chaque pièce de leurs maisons et les poser sur les autels de leurs églises. Le verset 15 ajoute : “Il lui fut donné d’animer l’image de la bête”. Hitler reçoit un genre d’esprit par l’Église. “… et fasse mettre à mort tous ceux qui ne se prosterneraient pas devant l’image de la bête.” Celui qui refuse de dire “Heil Hitler !” est tué. En plus (versets 16 à 18), tout le monde, les petits et les grands, les riches et les pauvres, les hommes libres et les esclaves, tous acceptent la marque sur la main droite ou sur le front : l’homme libre et l’esclave, le capitaliste et le prolétaire. Les prolétaires comme les capitalistes acceptent une marque : sur leur front, le svastika qui orne leur casquette militaire; sur leur main droite, le svastika sur leur bras droit – et ailleurs, où ce n’est pas le svastika, c’est l’équivalent des autres nations.

Le pire est la conséquence économique. Tout le monde devient un numéro. Personne ne peut plus vendre ou acheter sans le numéro. Et c’est l’Église mondiale qui est à blâmer. Finalement, tout mène à une chose : l’État tout entier conduit à la déification de l’homme, de son pouvoir et de sa puissance ! Contribuer à cela constitue le grand péché de l’Église. Car cela contribue à idolâtrer l’homme.

Cependant, dans ce même chapitre 13 de sa lettre aux Romains, Paul donne une deuxième réponse à la question du gouvernement : la réponse de l’avenir de Dieu (versets 11 à 14).

D’autant que vous savez en quel temps nous sommes : c’est l’heure de vous réveiller enfin du sommeil, car maintenant le salut est plus près de nous que lorsque nous avons cru. La nuit est avancée, le Jour approche. Dépouillons-nous donc des œuvres des ténèbres, et revêtons les armes de la lumière. Marchons honnêtement, comme en plein jour, sans excès de table ni de boisson, sans luxure ni dérèglement, sans discorde ni jalousie. Mais revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ, et ne vous mettez pas en souci de la chair pour en satisfaire les convoitises.

Le royaume de Dieu approche : le jour arrive ! Les armes qui tuent, voilà les œuvres des ténèbres. La haine et l’impudicité appartiennent aux ténèbres au même titre que la guerre. La conclusion de tout ceci ? Vivons comme le Christ !

Extrait du livre On n'apprendra plus la guerre : Vers un pacifisme chrétien par Egbert Egberts. Source originelle : Eberhard Arnold, “Christians and the State,” The Plough, Spring 1940. Cité de Emmy Barth, An Embassy Besieged, The story of a Christian community in Nazi Germany, © 2016 by Plough Publishing House.

Note

1. La Palestine juive d’avant la Seconde Guerre mondiale, et non la Palestine d’aujourd’hui ! (NdT)