Suite à l'assassinat de George Floyd par la police de Minneapolis et le mouvement international qu'il a suscité, Peter Mommsen de La Charrue a parlé au révérend Eugene F. Rivers III et à Jacqueline C. Rivers (PhD) sur la race, la solidarité et la manière dont l'Église devrait réagir.
La Charrue: Vous travaillez tous les deux depuis des décennies à la tête d’églises chrétiennes dans le quartier de Dorchester à Boston. Quelles réflexions vous inspirent les semaines qui ont suivi l’assassinat de George Floyd le 25 mai 2020 ?
Jacqueline Rivers: J’ai surtout réfléchi à ce que devrait être la réponse de l’Église ; cela me tient grandement à cœur parce que le rôle de l’Église est resté ambigu. J’ai l’impression que les jeunes protestataires, dont beaucoup ne sont pas du tout croyants, se comptent par centaines de milliers, parce que nous, l’Église, n’en avons pas fait assez pour promouvoir la justice raciale. Dieu a donc placé cette responsabilité sur les épaules des non-croyants.
Eugene Rivers: Il est important que l’Église pense de manière plus créative et prête beaucoup plus attention à l’histoire. Je suis assez âgé pour avoir vu les émeutes de la nuit qui a suivi l’assassinat de Martin Luther King, le 4 avril 1968. La rage de la jeunesse avait déjà pris de l’ampleur, car le théâtre de la lutte se propageait au-delà des états du Sud profond pour atteindre des villes comme Los Angeles, où les premières grandes émeutes éclatèrent. Le mouvement actuel s’est amplifié depuis la mort de Trayvon Martin. Juste avant celui de George Floyd, nous avions eu les décès d’Ahmaud Arbery et de Breonna Taylor.
Comment tant de non-croyants ont-ils pu faire preuve d’un tel niveau de solidarité entre Noirs et Blancs ?
Et l’Église, qu’elle soit noire ou blanche, n’a pas mesuré toute l’ampleur de la crise. Nous devons nous regarder dans le miroir et nous demander : « Où étions-nous ? Comment tant de non-croyants ont-ils pu faire preuve d’un tel niveau de solidarité entre Noirs et Blancs ? »
La Charrue: Pourquoi le mouvement a-t-il pris une telle ampleur cette fois-ci ?
Jacqueline Rivers: Derek Chauvin a appuyé son genou sur le cou de George Floyd, apparemment pendant huit minutes et quarante-six secondes – un homme est mort à un mètre de son visage. Je pense que cette c’est cette indifférence glaçante qui a alimenté l’indignation.
Eugene Rivers: Ce qui n’a pas aidé, c’est la corruption de la conversation nationale sur la race dans les grands médias. Par exemple, le New York Times s’est de plus en plus éloigné du reportage classique pour se tourner vers ce journalisme subjectif et autoréférentiel à la 1619, qui n’a plus que faire de complexité ou d’ambiguïté. Cependant, la mort choquante de George Floyd rend cette approche bien dérisoire.
La société se polarise de plus en plus. L’Église doit donc dire, « Réfléchissons, ne nous laissons pas emporter par rhétorique et émotions. Les revendications relatives à la justice sont légitimes. Mais nous devons y répondre avec audace, dans un cadre d’amour agapè. »
Jacqueline Rivers: Il est crucial que le changement qui naîtra de ce mouvement ne reste pas seulement superficiel et symbolique, mais bien structurel. Bien sûr, nombre des réformes proposées sont manifestement bonnes : changement des stratégies du maintien de l’ordre, suppression des étranglements, démilitarisation des forces de l’ordre. Mais qu’en est-il de points plus fondamentaux comme la modification des pratiques d’embauche dans la police ? Il y a un problème de surpolice : un délit mineur qui passerait inaperçu dans un quartier blanc est, dans un quartier noir, aussitôt vigoureusement réprimé.
Eugene Rivers: Les journaux de Boston rapportent que plus de cinq cents policiers de la ville gagnent plus de 200 000 dollars par an, en grande partie à cause d’un système qui permet de gonfler le nombre d’heures supplémentaires. Cela crée une incitation perverse : une arrestation signifie une séance de tribunal, et donc des heures supplémentaires pour témoigner.
Jacqueline Rivers: C’est pourquoi, dans certaines villes où existent ces incitations perverses, le slogan « définancement de la police » serait peut-être valable ; réaffectons les dépenses là où elles sont utiles plutôt que nuisibles. En revanche, dans d’autres régions du pays, le problème est inverse. Là-bas, nous devrons peut-être payer la police plus généreusement afin d’attirer des agents de meilleure qualité, d’offrir une meilleure formation et de parvenir à une plus grande responsabilisation.
La Charrue: Depuis plus de deux décennies, vous participez tous deux à la promotion de la police de proximité. Qu’avez-vous appris ?
Jacqueline Rivers: Depuis 1998, nous travaillons avec des militants de la communauté et les forces de l’ordre, locales et fédérales, qui se réunissent chaque semaine le mercredi matin pour discuter des problématiques du quartier. Mercredi dernier, nous avons eu une conférence téléphonique pour faire le point sur les tensions actuelles, et beaucoup voulaient faire passer ce message : nous avons de bons flics. Dans les quartiers noirs pauvres, les gens réclament une police. Ils reconnaissent que tous les policiers ne sont pas des Derek Chauvin – et que, même si certaines structures de la police doivent être changées, il y a beaucoup de policiers qui œuvrent pour le bien des gens.
La Charrue: La réponse n’est donc pas d’abolir la police, comme le réclament certains ?
Jacqueline Rivers: Absolument pas. En fait, une autre réalité existe, dont peu de gens veulent parler. Aussi horribles que soient les actions de Derek Chauvin, le nombre de jeunes hommes noirs qui meurent aux mains de policiers ne représente qu’une infime partie du nombre de ceux qui meurent sous les coups d’autres jeunes hommes noirs. Nous ne sommes pas souvent disposés à aborder cette question ; il est tellement plus difficile d’y répondre ! Je peux dénoncer le flic blanc raciste quand il s’agit de Derek Chauvin. Que faire quand c’est mon fils, ou mon neveu, ou le petit garçon qui a grandi à côté de moi, qui est le meurtrier ?
Il y a un racisme structurel qui sous-tend cela aussi. Désespoir face au chômage, manque d’accès à une éducation de qualité et, pire encore, ségrégation résidentielle. Il est important de savoir si nous pouvons ou non vivre aux côtés des Blancs ? C’est impossible tant que les services urbains, la qualité de l’éducation, etc. sont meilleurs là où vivent les blancs et pires là où vivent les noirs. Cela contribue donc à une sorte de nihilisme. Comment étendre le changement structurel au-delà du maintien de l’ordre et s’attaquer à certains de ces problèmes sous-jacents plus vastes ?
La Charrue: Vous avez fait remarquer que les chrétiens sont trop souvent restés à la marge du mouvement actuel. À l'avenir, quelles réponses l'Église devrait-elle apporter à ces problèmes ?
Jacqueline Rivers: L’Église peut donner de l’espoir. D’un point de vue purement séculier, il est décourageant de constater qu’en dépit de réalisations concrètes telles que la loi sur les Droits civils et la loi sur le Droit de vote, le mouvement des Droits civils des années 1960 n’a pas effacé la suprématie blanche.
Or, nous sommes une Église et savons donc qu’à long terme, c’est Dieu qui dirige ; il est la source de la justice et de la droiture, et l'Église perdurera. Donc, si nous acceptons notre manteau [nos responsabilités, comme Élisée, NdT], nous pouvons nous atteler au travail à long terme, au-delà de la période où le mouvement d’aujourd’hui s’essouffle. Que ce mouvement dure cinq ans ou dix ans, nous, en tant qu’Église, pouvons être la partie permanente de la solution.
Pour ce faire, l’Église doit vraiment appréhender en profondeur ce qui se passe, étudier les problèmes dans toute leur complexité... Il faut par conséquent persévérer, se documenter et ne pas se contenter de sauter sur la première personne noire venue en disant : « Expliquez-moi tout ça ! ».
Et sortons de notre ségrégation raciale dans l’Église ! Voyons vraiment comment nous pouvons travailler ensemble. Vous savez, Peter, j’aime la question que vous avez posée lors d’une conversation précédente : « Et si les blancs allaient dans les églises noires ? » Je pense qu’on attend de l’intégration que les Noirs fréquentent les églises blanches. Dans quelle mesure serait-il radical de voir les Blancs aller dans des églises noires – sans y prendre le pouvoir ? Trop souvent, c’est en effet ce qu’on peut redouter.
L’Église doit rester fidèle à elle-même. À un moment donné, je dois affronter l’organisation BlackLivesMatter et son programme antichrétien en matière de sexualité et de genre.
Eugene Rivers: L’Église doit rester fidèle à elle-même. Les chrétiens doivent être solidaires des manifestants, mais sans compromettre nos croyances fondamentales. À un moment donné, par exemple, je dois affronter l’organisation BlackLivesMatter et son programme antichrétien en matière de sexualité et de genre. Parce qu’avec leur rejet de l’idée même d'identités masculine et féminine ils fomentent en fait une guerre civile dans la communauté noire.
La Charrue: Comment les chrétiens peuvent-ils être solidaires sans nous aligner sur des orientations avec lesquelles nous ne sommes pas d'accord ?
Jacqueline Rivers: Il est important de déclarer à propos de quoi on est pour – quand je suis allée à la marche de protestation ici à Boston, tout le monde brandissait un panneau. Je pourrais porter une pancarte qui exprime une déclaration chrétienne, un écriteau qui parle du Dieu de justice. Il n’est pas forcément facile de dire clairement ce à quoi on s’oppose dans une telle situation, mais vous pouvez faire une déclaration forte quant à ce qui motive votre action. La marche à laquelle j’ai participé était coparrainée par BlackLivesMatter avec un autre groupe ; et ils ont commencé par ce qui à mes oreilles ressemblait fichtrement à une prière très chrétienne. Tous ceux qui disent « Black Lives Matter » ne soutiennent pas automatiquement les points du manifeste de l’organisation qui sont contraires à notre foi.
Dans la mesure où la culture dominante évolue vers une position antiraciste, il est bien sûr très tentant de suivre le mouvement. Nous devons demander aux jeunes manifestants blancs : « Êtes-vous vraiment prêt à assumer ce qui se passera quand viendra le temps de choisir dans quel quartier vivre, quel type d’école où envoyer vos enfants ? Quelles décisions prendrez-vous alors ? »
Trop souvent, je pense que les décisions reflètent un intérêt personnel ou familial limité, mais ce n’est pas le genre de décisions qui entraînent un changement structurel.
C’est pourquoi je trouve important de commencer ce processus en se documentant et en faisant des recherches approfondies – pour comprendre réellement la nature et l’histoire de la suprématie blanche, apprendre à apprécier la difficulté de résoudre des problèmes structurels tels que la ségrégation résidentielle. C’est seulement ainsi que nous pourrons commencer à œuvrer en faveur d’un changement à long terme.
La Charrue: Eugène, vous avez écrit pour La Charrue comment les mouvements pour la justice raciale sont affaiblis lorsqu’ils ignorent la nature spirituelle de la lutte. Quel rapport, en l’occurrence ?
Eugene Rivers: Les chrétiens doivent dénoncer les véritables racines de la suprématie blanche. Ce n’est pas seulement l’oppression et l’injustice, c’est le mal à l’état pur. Nos bons chrétiens, remplis de l’esprit, ne sont pas vraiment prêts à comprendre la profondeur du mal ainsi que le sadisme associé à cette colère.
Jacqueline Rivers: Il y a des « principautés et des puissances » à l’œuvre dans le racisme blanc, pour reprendre les mots de l’apôtre Paul (Éph. 6:12). Regardez l’inquiétante persistance de la suprématie blanche : elle est passée de l’esclavage à l’incarcération de masse en passant par Jim Crow. En fait, la faire disparaître me semble dépasser nos capacités humaines – nous devons aborder cette bataille par la prière. Ça, c’est à la portée de l’Église et cela restera impossible pour ces jeunes blancs radicaux. Ils ne comprennent pas la véritable nature du problème. Ils ne reconnaissent pas que la seule réponse durable est de rechercher la puissance de Dieu et de compter sur lui pour intervenir.
Outre la prière, la question de l’unité est également importante. Si nous portons dans nos cœurs les mêmes inclinations racistes héritées de la suprématie blanche, nous ne pouvons pas vraiment être unis dans la puissance de l’Esprit pour y résister. Il est donc important pour nous de travailler en faveur de l’unité entre les églises blanches et noires. Cela signifie que les églises blanches doivent répondre aux questions qui tiennent au cœur des églises noires. « Travaillez-vous sur les questions relatives aux grossesses involontaires des adolescentes ? Réfléchissez-vous à l’éducation publique ? » Mais peut-être en êtes-vous encore réduits à vous battre pour la simple survie de votre église noire dans un quartier en pleine phase d’embourgeoisement.
Eugene Rivers: Je pense que l’Église doit se saisir d’une opportunité unique et singulière dans l’histoire. Et Dieu est bon pour nous ; il nous offre ces moments de kairos où, si nous nous humilions et prions, il guérira la terre. Il est bien certain qu’Il le fera, mais nous devons être prêts à prier, à chercher le visage de Dieu, à nous humilier.
Jacqueline Rivers: Et à nous détourner de nos habitudes malfaisantes. Nous devons affronter l’histoire de l'Église blanche et notre complicité avec la suprématie blanche. Depuis la période de l’esclavage, l’une des composantes de l’Église n’a rien fait pour promouvoir la justice raciale. Parmi les plus puissants partisans de l’esclavage figuraient des membres du clergé blanc qui défendaient cette institution cruelle en s’appuyant sur les Écritures. En fait, les églises baptiste, méthodiste et presbytérienne se sont toutes retrouvées en situation de schisme parce que les congrégations du Sud étaient si attachées à l’esclavage. Le XXe siècle a connu quelques efforts de réconciliation, mais de nombreuses églises blanches, en particulier dans le Sud, ne se sont pas opposées à l’injustice raciale comme elles auraient dû. Récemment, on a signalé que des chrétiens noirs avaient quitté des églises en raison de leur soutien aux politiques racistes. Nous devons regarder cela en face.
Nous devons prier. Nous devons nous repentir. Ensuite, nous devons faire éclater la vérité.
Eugene Rivers: Nous devons prier. Nous devons nous repentir. Ensuite, nous devons faire éclater la vérité. Les Églises doivent prendre plus clairement conscience que la prière d’intercession est une ressource politique indispensable à la lutte. Le pasteur Martin Luther King Jr, pendant les périodes les plus intenses des campagnes non violentes de Birmingham et Selma, lorsqu’il était face à une police violente, s’agenouillait et priait pour ses ennemis.
Nous mesurons toutes les répercussions néfastes de la suprématie blanche tant dans les cœurs et les esprits que dans les institutions. Mais, plus important encore, nous savons que Dieu nous a donné le pouvoir de combattre et, en fin de compte, de vaincre toutes les principautés et puissances par l’intermédiaire de son Fils, notre Sauveur.
Cela implique de prier comme les chrétiens du Nouveau Testament, afin que la puissance du Saint-Esprit puisse être déversée comme elle le fut à la Pentecôte. Nous devons discerner les principautés et les puissances contre lesquelles lutter ; nous devons prier contre elles et enseigner à les combattre. C’est là qu’intervient l’audace, n’est-ce pas ? Il faut une audace extraordinaire pour dire : « La suprématie blanche est un esprit démoniaque. Sa source est le mal à l’état pur. Mais l’esprit de Dieu en Jésus-Christ est le plus fort. »”
Cet article est une version abrégée d'un entretien avec Peter Mommsen le 19 juin 2020.
Traduit de l'anglais par Dominique Macabie