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Le bon lecteur
par Karen Swallow Prior et Pawel Kuczynski
lundi, le 12 avril 2021
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Qu’est-ce que lire de façon vertueuse, c’est-à-dire inspirée par la volonté du plus grand bien ? Cela veut d’abord dire lire attentivement, prêtant attention à la fois au fond et à la forme, dans une interprétation juste et perspicace du texte. De fait, le simple fait de lire a, en soi, quelque chose qui tend à la vertu. L’application requise pour une lecture attentive (la lecture d’une œuvre littéraire, par exemple, et non le fait de parcourir un mode d’emploi ou de survoler un journal) demande de la patience. L’aptitude à interpréter et à évaluer demande de la prudence. Même la simple décision de prendre le temps de lire demande, dans notre monde où nous sommes constamment sollicités de toutes parts, une certaine forme de tempérance.
Si, comme moi-même, vous avez suffisamment d’années à votre actif pour avoir connu la vie – et la lecture – avant Internet, peut-être trouvez-vous que votre capacité d’attention a baissé et que votre aptitude à vous asseoir et à lire pendant une heure (ou plus) est aujourd’hui réduite à néant. Les effets sur notre cerveau du monde numérique – décousu, fragmentaire, addictif – et des sollicitations de ses dispositifs clignotants et bipants sont prouvés. Ainsi Nicholas Carr écrit-il dans son ouvrage Internet rend-il bête ? que « l’esprit linéaire est en passe d’être remplacé par une autre forme d’intellect, qui a besoin d’absorber et de distribuer l’information par bribes, courtes, disjointes, et souvent répétitives. Et plus cela va vite, mieux c’est ».
Notre cerveau fonctionne d’une certaine manière quand il est formé à lire selon un mode logique et linéaire. Son fonctionnement est modifié quand il saute en permanence de tweet en tweet, d’image en image et d’un écran à un autre. Comme l’admettent certains leaders de l’industrie, les concepteurs numériques savent comment amplifier certains effets sur le cerveau et intègrent délibérément des qualités addictives aux programmes afin d’accrocher toujours davantage leurs utilisateurs. Que vous ayez le sentiment d’avoir perdu votre aptitude à bien lire ou que vous ne l’ayez jamais eue, ne perdez pas courage. Les qualités requises pour bien lire n’ont rien de mystérieux. Bien lire est simple – non pas facile, peut-être, mais simple. Il suffit de temps et d’attention.
Bien lire commence par une bonne compréhension des mots sur la page. Moi qui enseigne la littérature depuis trente ans, j’ai remarqué que bien des lecteurs sont conditionnés pour sauter si rapidement à l’interprétation et à l’évaluation qu’ils passent complètement à côté de l’étape fondamentale et essentielle qu’est la compréhension du véritable sens des mots. Cette habitude de l’esprit se traduit parfois dans le langage du corps. Lorsque je demande à mes élèves de décrire ou de redire une phrase ou un passage, leur réponse est souvent de porter leur regard vers le haut, à la recherche d’une pensée ou d’une idée, plutôt que de regarder les mots sur la page sous leurs yeux où se trouve la réponse. Prêter attention aux mots demande de l’application – un exercice qui s’améliore avec la pratique.
La pratique est importante pour acquérir la maîtrise, mais le plaisir l’est aussi pour rendre la pratique plus aisée. Lisez donc quelque chose qui vous fait plaisir. Si un livre est si rebutant que vous l’évitez, laissez-le et attelez-vous à une lecture qui vous fait plaisir. La vie est trop courte et les livres trop nombreux pour ne pas mettre en pratique ce principe. Qui plus est, l’on ne peut bien lire sans plaisir de lire.
Mais il est tout aussi vrai que les plus grands plaisirs naissent de l’effort et de l’application. Un livre qui ne demande guère plus de votre part que regarder un feuilleton télévisé vous apportera peut-être la même distraction, mais il est peu probable qu’il vous apporte des récompenses intellectuelles, esthétiques ou spirituelles qui perdureront après la fin de sa lecture. C’est pourquoi, lorsque vous cherchez des livres que vous aurez plaisir à lire, visez ceux qui sollicitent quelque chose en vous : des livres avec des phrases si magnifiquement tournées qu’on a envie de les relire, avec des mots familiers utilisés dans un contexte nouveau, des mots nouveaux si évocateurs que vous en chercherez le sens exact dans un dictionnaire, et des images et des idées si frappantes qu’elles vous reviennent spontanément en mémoire pendant longtemps.
Et puis, lisez lentement. De même qu’un bon repas doit être savouré, ainsi en est-il des bons livres : il faut s’en délecter, et non les parcourir à la hâte. Certes, il y a des lectures qui demandent à être faites rapidement, mais l’habitude de lire en diagonale est à l’esprit ce qu’un régime constant de fast-food est au corps. Non seulement la lecture rapide est-elle inférieure à la lecture profonde, mais elle a peut-être davantage de retombées négatives que de bénéfices. Un critique nous met en garde, affirmant que la lecture rapide n’est qu’une façon « de se leurrer, en se persuadant que l’on est en train d’apprendre quelque chose ». Lorsque vous lisez vite, vous n’utilisez pas votre sens critique et vous n’établissez pas de liens. Pis encore, « la lecture rapide produit deux choses qui ne vont pourtant pas ensemble : des connaissances superficielles et la suffisance ». Ne vous découragez pas si vous lisez lentement. Il faut du temps pour s’imprégner d’un texte. Les lecteurs les plus lents sont souvent les meilleurs lecteurs, ceux qui recueillent d’une œuvre tout son sens et que la littérature touche le plus profondément. Richard Baxter, homme d’église puritain du XVIIe siècle, eut ces mots : « Ce n’est pas la lecture de nombreux livres qui fait un homme sage et bon, mais la bonne lecture de quelques livres, s’il peut être sûr que ce sont les meilleurs. »
Lisez avec un stylo, un crayon ou un surligneur, en annotant le livre ou en écrivant sur une feuille séparée. L’idée selon laquelle il ne faut pas écrire dans les livres est un reliquat malheureux de l’école primaire, une billevesée née d’une mauvaise compréhension de ce qui fait la valeur d’un livre. La vraie valeur d’un livre, ce sont ses mots et ses idées – non pas la blancheur de ses pages.
Cet article est extrait du livre On Reading Well: Finding the Good Life Through Great Books (Brazos, Baker Publishing Group, 2018).
L’artiste polonais Paweł Kuczyński a étudié à l’Académie des Beaux-Arts de Poznan. C’est aujourd’hui un dessinateur satirique de renommée internationale. Vous pouvez voir d’autres de ses œuvres sur plough.com/surrealtimes.