Parmi tout ce que nous avons perdu l'année dernière, avec ses innombrables épreuves et déchirements, retenons ce qui peut sembler une abstraction. Il s'agit de la levée d'un tabou autrefois inébranlable. À un moment donné, entre l'assassinat de George Floyd le 25 mai et l'invasion du Capitole américain le 6 janvier, le consensus de notre culture contre la violence politique s'est effondré. Avant 2020, nous vivions dans une société qui (à l'exception de ses marges de gauche et de droite) s'accordait massivement sur le principe d'interdire l'utilisation de la violence à des fins politiques. Aujourd'hui, nous savons que beaucoup de nos concitoyens sont plutôt d'accord avec la violence – du moins tant que ceux qui crèvent les vitres et frappent les policiers sont dans leur camp.
Comme toute généralisation, cette déclaration exige beaucoup de réserves. De toute évidence, le tabou, désormais enfreint, contre la violence politique a toujours été appliqué de manière sélective ; trop souvent, il s'agissait d'une norme imposée à certains mais pas à d'autres, comme le montre l'histoire de Jim Crow. En outre, il n'est pas évident de comprendre pourquoi la violence d'une émeute devrait être condamnée plus sévèrement que d'autres types de violence qui, bien que moins spectaculaires, sont plus meurtrières. Le système carcéral américain, par exemple, par sa négligence délibérée à fournir des soins médicaux, fauche chaque année beaucoup plus de vies que n'importe quelle manifestation de têtes brûlées ; de même que l'industrie de l'avortement. Et c'est sans compter, pour l'instant, avec la question des guerres étrangères ou de la complicité occidentale avec les camps de concentration chinois pour Ouïghours.
Nous ne savons pas non plus si la levée du tabou contre la violence s'avérera temporaire, un symptôme passager de plus de ces mois fébriles de pandémie. Peut-être le consensus contre la violence réapparaîtra-t-il, une fois plus ou moins retrouvé l'ordre de la vie ordinaire.
Peut-être. Pourtant, même lorsque nous aurons pris toutes les dispositions nécessaires, quelque chose d'important semble avoir changé. L'ancien tabou était lié à un ensemble d'idéaux : le désaccord courtois, le respect de l'État de droit, les transferts pacifiques du pouvoir... Il a trouvé son expression dans la religion civile du « Jour de Martin Luther King », et son universalisme irénique « J'ai fait un Rêve (I Have a Dream) ». Sa force émotionnelle est née d'une conviction vague, mais largement partagée que l'arc de l'univers penche franchement vers la justice.
Il est difficile de voir comment cette vieille mythologie, dont l'emprise s'était desserrée bien avant 2020, puisse facilement retrouver sa puissance d'antan. Cela nous sauta aux yeux, par exemple, lors des manifestations de Black Lives Matter l'été dernier. Alors que le centre-ville de Minneapolis était la proie des flammes, des journalistes sympathisants des protestations se sont joints au chœur de ceux qui scandaient la phrase du révérend King selon laquelle les émeutes sont le « langage des sans-voix ». Cependant beaucoup se sont étrangement tus lorsqu'il s'est agi d'afficher la foi sans compromis qu'avait King en la non-violence (qui n'est pas sans rapport avec son christianisme). En fait, la non-violence semblait être devenue un mot grossier parmi certains progressistes ; même lorsqu'ils citaient King, il était clair qu'ils se languissaient de Stokely Carmichael, ou peut-être de Frantz Fanon.
À droite, on s'est beaucoup gaussé du double langage de ces « manifestants pour la plupart pacifiques ». Mais bien sûr, le récent acte de violence politique le plus spectaculaire ne fut pas du fait de la gauche. En 2020, les Proud Boys (Hommes Fiers), les Oath Keepers (Gardiens du Serment) et leurs semblables ont organisé leur propre manifestation « essentiellement pacifique » à Washington DC.
Est-il possible de revenir à un large consensus reconnaissant que la violence est condamnable ? Comme nous sommes un magazine chrétien, il est normal de commencer par balayer devant notre porte, et nous demander quelle culpabilité nous, les chrétiens, devons endosser en matière de violence politique, et quel contre-programme peut proposer le christianisme. Répondre à ces questions dépasse évidemment le cadre de ce bref article. Mais il semble important d'aborder deux points.
Le premier, c'est la montée du soi-disant nationalisme chrétien, qui a joué un rôle important dans la violence politique de ces derniers mois, notamment dans l'attaque du Capitole américain. Ce mouvement combine des prières publiques exhibitionnistes et des bannières « Jésus 2020 » aux forts relents de suprématie blanche, ainsi qu’une propension à la violence, même meurtrière.
Tout cela, bien entendu, n'a rien de chrétien, même si ce mouvement est historiquement profondément enraciné dans la culture chrétienne blanche américaine. La déconnexion se manifeste de la manière la plus flagrante lorsque ces soi-disant nationalistes chrétiens prennent le symbole de la croix – emblème d'un juif exécuté qui a refusé de se défendre – et le transforment en un blason en faveur d'un tribalisme quasi automatique. Difficile d'imaginer posture plus étrangère à la voie du Jésus des évangiles.
Ce qui nous amène au deuxième point : à quoi pourrait ressembler une posture véritablement chrétienne ? On peut commencer par un texte, si familier qu'il peut sembler sans intérêt : les Béatitudes, qui bénissent les artisans de paix, les doux et les miséricordieux.
Parmi ces Béatitudes, la douceur est sans doute la moins populaire. Mais c'est peut-être justement la raison pour laquelle on en a tant besoin aujourd'hui. Peu surprenant qu'une société où la violence politique augmente soit aussi celle qui méprise la douceur. La nôtre en est à un moment où elle affiche fièrement son réalisme du « nous contre eux » ; elle se délecte à faire honte à ses ennemis et savoure la gifle exterminatrice. Cette mentalité s'étend de la gauche à la droite, des théoriciens critiques de la race aux théoconservateurs intégristes. Si ce qui compte c'est la lutte pour le pouvoir brut, alors la coercition est un outil nécessaire.
Quant à la douceur, cette vision du monde est plutôt son contraire. Pourtant, la béatitude se doit de s'appliquer même en temps de conflit, ou alors elle ne s'applique pas du tout. Lorsqu'on le lit dans le contexte du Sermon sur la montagne dans son ensemble, l'appel de Jésus à la douceur ne se limite pas à être aimable dans la vie privée. Il nous invite clairement à faire preuve de douceur dans des situations extrêmes, au point que cette posture semble violer toutes les normes de la plus élémentaire justice : quand quelqu'un vous frappe sur une joue, tendez l'autre joue ; lorsqu'on vous force à faire un kilomètre, portez-vous volontaire pour un second ; lorsque qu'on vous vole votre manteau, donnez aussi votre chemise ; pardonnez non seulement les torts pardonnables, mais aussi les torts réputés impardonnables.
Tant de douceur va au-delà de l'abnégation. Elle est généreuse. (Thomas d'Aquin l'a souligné en liant la vertu de la douceur à la vertu de la magnanimité). Sans cette détermination à céder aux autres, il est impossible de leur accorder le bénéfice du doute, leur accorder une seconde chance, leur faire grâce, bref, les aimer comme soi-même.
« Vous avez entendu qu'il a été dit : ‘Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi’. Mais je vous dis : aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin que vous soyez fils de votre Père qui est aux cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes » (Matt. 5:43–45)
Cet appel à aimer même son ennemi illustre l'approche chrétienne non seulement de la violence politique, mais aussi de la violence en général. Si j'aime mon ennemi, je ne saurais nourrir de la rage contre lui. Si j'aime mon ennemi, je ne peux pas me joindre à une foule prédatrice sur Twitter acharnée à l'anéantir (même si je dois lui exprimer mon désaccord). Si j'aime mon ennemi, je ne peux pas souhaiter le voir blessé ou mort – et certainement pas le tuer.
Alor qu'au cours des siècles les chrétiens ont toujours honoré la non-violence, ils l'ont souvent interprétée comme un idéal surnaturel. Par conséquent, la non-violence est considérée comme une vocation spéciale, qui s'en remet aux autres, les ‘non non-violents’, pour faire le sale boulot : défendre les personnes vulnérables, maintenir la paix publique et protéger contre les méchants les non-violents eux-mêmes.
S'il en était ainsi, la non-violence équivaudrait au pire égoïsme spirituel (comme l'en a accusé Reinhold Niebuhr, entre autres). Mais ce n'est pas le point de vue du Sermon sur la Montagne. Dans cet enseignement phare du christianisme, la non-violence n'est qu'une expression prosaïque, voire évidente, d'un nouveau mode de vie. Une vie devant être entièrement remodelée par la générosité sans limite de l'amour parfait : « Vous devez donc être parfaits, comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5, 48).
Si nous prenons au pied de la lettre l'appel de Jésus à la non-violence, nous nous retrouvons avec toutes sortes de questions pratiques intéressantes : Qu'en est-il du maintien de l'ordre ? Qu'en est-il de l'armée ? Qu'en est-il de la participation au gouvernement ? Certaines de ces questions, mais pas toutes, sont abordées dans les pages qui suivent. Notre but n'est pas ici de proposer un système de règles éthiques sur la non-violence, mais de « mettre en place une nouvelle orthodoxie théorique » comme le dit Eberhard Arnold (page 17). Une telle tentative serait contraire à la générosité même du Sermon sur la Montagne. Ce numéro de La Charrue ne vise donc qu'à explorer ce à quoi pourrait ressembler une vie vécue selon l'amour plutôt que selon la violence.
En 1977, l'archevêque de San Salvador, Oscar Romero, s'est trouvé confronté au gouvernement oligarchique du Salvador pour avoir critiqué la répression sanglante des manifestations populaires. Romero, à son tour, a été accusé de prêcher la violence révolutionnaire. Il l'a nié : « Nous n'avons jamais prêché la violence, sauf la violence de l'amour, qui a laissé le Christ cloué sur une croix. » Il est revenu sur ce thème dans un discours prononcé en 1979 :
La seule violence admise par l'Évangile c'est la violence envers soi-même. Quand le Christ se laisse tuer, cette violence s'appelle « se laisser tuer ». La violence envers soi-même est plus efficace que la violence envers autrui. Il est très facile de tuer, surtout quand on a des armes, mais comme il est difficile de se laisser tuer par amour d'un autre !
Romero se doutait bien de ce qu'il risquait. Sept mois plus tard, il fut abattu par un assassin de droite, pendant qu'il célébrait la messe.
D'un point de vue réaliste, la douceur en vertu de laquelle Romero a vécu et fut assassiné, semble absurde. D'un point de vue utilitariste, le martyre semblera toujours absurde. Les Béatitudes peuvent bien promettre que les doux hériteront de la terre, mais l'histoire humaine semble réfuter massivement l'idée que les doux hériteront de quoi que ce soit.
À moins que soit vrai ce que les Évangiles racontent sur Pâques : qu'une humble victime soit ressuscitée des morts et règne désormais en maître de l'univers. Si c'est vrai, alors la réponse à la violence devient évidente. Elle commence et se termine par la violence de l'amour sacrificiel.