En 2015, je suis retournée à Mukoma, le village de mon mari assassiné, pour la commémoration annuelle de toutes les victimes du génocide contre les Tutsi. Je savais que le village s'attendrait à entendre mon témoignage, et j'ai soudain senti que c'était le moment et le lieu – vingt et un ans après le génocide, avec le retour d'une atmosphère de paix – d'aborder le thème du pardon.
J'étais confiante, mais au moment de me lever pour m'adresser aux quelque 500 personnes réunies devant moi, j'ai ressenti quelque appréhension. Étaient-ils prêts pour ça ? « Est-ce que l'un d'entre vous a réussi à pardonner ? » ai-je demandé. À mon grand étonnement, au moins une douzaine de mains se sont levées, et j'ai entendu crié : « Oui ! », « J'y suis arrivé ! »
J'ai reconnu la voix de Cancilde. Je savais qu'avaient été tués son mari et cinq de ses sept enfants ; seuls avaient survécu un fils et une fille, car ils n'étaient pas à la maison lors du massacre. Tous les yeux étaient rivés sur cette mère endeuillée, debout devant eux, qui se préparait à prendre la parole. « Le 9 avril 1994, une bande d'Interahamwe a envahi ma maison », a-t-elle commencé. Elle faisait référence aux milices hutues qui ont perpétré le génocide. « Ma famille s'est fait surprendre. »
Un instant elle resta sans voix, mais elle parvint à reprendre . « Un jeune voisin, Emmanuel, a tué mon mari et cinq de nos enfants. Il a été arrêté et emprisonné l'année suivante. Mais il y a trois ans, en 2012, il a été libéré. Avant de rentrer chez lui, Emmanuel a essayé de venir chez moi, de s'humilier. Mais le village avait appris son arrivée et organisé une manifestation, de sorte qu'il lui fut impossible de venir cette nuit-là. Le lendemain matin, cependant, il s'est présenté à ma porte, pour implorer mon pardon. « Depuis ce jour-là, m'a-t-il dit, je suis en permanence écrasé de honte. »
Cancilde dut de nouveau s'interrompre, puis conclut tranquillement : « Mon cœur avait alors été affranchi de la haine, parce que nous, veuves, avions lu l'Évangile ensemble. Son message a préparé mon cœur à pardonner. »
Quatre mois plus tard, lors d'une nouvelle visite à Mukoma, Cancilde est venue me saluer. Un homme marchait avec réticence à ses côtés. « Bienvenue de retour chez nous, Denise, dit Cancilde. Je te présente Emmanuel. »
Emmanuel était adolescent en 1994. Il avait entendu les consignes sans cesse répétées à la radio de massacrer tous les Tutsi ; avait senti l'odeur de fumée des incendies au loin, avait capté l'excitation qui montait autour de lui. Quand les Interahamwe ont fait irruption à Mukoma coiffés de feuilles de bananier, il était mûr pour répondre avec zèle à leur appel aux armes. Il se sentait galvanisé par leur chant d'extermination exaltant : Tuza batsembetsembe tsembe... C'était plus excitant que la frénésie des supporters pendant le match de foot, pensait-il – cette fois, il n'allait pas se priver de passer lui aussi à l'action.
« Si tu ne tues pas, t'est pas un homme ! » C'est ainsi que le chef provoquait ses recrues à suivre son exemple. « Il est temps de s'y mettre. Éradiquez tous ces serpents ! Et, rappelez-vous, les jeunes vipères sont aussi mortelles que les adultes. »
Sur ce, ils ont fondu sur nous, sans cesser de psalmodier leur chant si exaltant. Emmanuel se saisit d'une machette et se lança dans la curée. Puis, pris d'un zèle féroce pour établir publiquement sa virilité, il s'attaqua à la maison de Cancilde.
« Depuis ce jour-là, m'a-t-il dit, je suis en permanence écrasé de honte. »
Lorsque Emmanuel fut arrêté l'année suivante, un nouveau gouvernement avait remplacé l'ancien, et le massacre était déjà une vieille lune. C'est en prison qu'il fut rattrapé par la réalité de cette horreur. Dans ces conditions de promiscuité et de saleté , Emmanuel tentait de survivre, et il était hanté toujours plus chaque année par les visages des enfants qu'il avait tués.
Il était horrifié de ce qu'il avait fait. Qu'est-ce qui l'avait poussé à commettre des actes aussi indicibles ? La torture mentale qu'il subissait était si intense qu'il en était venu à croire que l'enfer ne pouvait pas être pire. En juillet 2000, Emmanuel avoua ses crimes et tenta de faire comprendre la culpabilité qui le submergeait.
Comment espérer que le système judiciaire pourrait traiter près de 130 000 accusations de participation à un génocide, d'autant plus que la plupart des juges et avocats sont morts ou ont fui. C'est ainsi qu'en 2002, le nouveau gouvernement institua les gacacas – prononcez « gachacha » – dans tout le pays. Ces tribunaux étaient inspirés du système traditionnel d'administration de la justice : dans chaque localité, des hommes et des femmes de confiance étaient nommés juges, « inyangamugayo », c'est à-dire « ceux qui haïssent la malhonnêteté ».
Une communauté de villages se réunissait chaque semaine, en plein air, à un endroit central d'une des localités, jusqu'à ce que tous les dossiers de leur région aient été entendus. Les accusés avaient été transportés là depuis leur prison, et toute personne présente pouvait les interroger. Les inyangamugayo examinaient les déclarations des deux parties avant de rendre le verdict. Ils étaient habilités à accorder des peines réduites si l'accusé admettait sa culpabilité et manifestait du remords. Certains condamnés ont été assignés à un placement de jour pour contribuer à la reconstruction de la nation.
Ces procès furent traumatisants pour tout le pays. Entendre les détails des meurtres de leurs proches, après tant d'années, revenait à arracher la croûte des plaies des rescapés, toujours ouvertes. Les tueurs, en uniforme rose, se sentaient humiliés de voir leurs actes étalés ainsi sur la place publique. Et leur honte rejaillissait aussi sur leurs familles.
Mais pour certains, autant pour les victimes que leurs bourreaux, ce processus atroce fut une étape vers la guérison.
Les aveux faits lors des gacaca ont aidé de nombreux survivants à retrouver la dépouille de leurs proches ; en les inhumant, ils ont donc pu leur rendre les derniers hommages. Et aux tueurs contrits, s'humilier a apporté un certain soulagement.
En 2003, Cancilde était terrifiée à l'idée d'affronter le meurtrier de sa famille, mais sa présence aux gacacacas était obligatoire. De plus, malgré son anxiété, elle avait besoin de connaître la vérité sur la façon dont son mari et ses enfants avaient péri. Elle s'est donc astreinte à se rendre, à pieds, jusqu'au lieu de rassemblement désigné, à l'ombre de grands arbres.
Quand ce fut au tour d'Emmanuel de parler, il se leva, se tourna face à la population, mais garda les yeux baissés. Surmontant ses réticences à décrire le pire qu'il ait commis de sa vie, il raconta comment, avec cinq autres militants, ils avaient débarqué dans la maison de Cancilde le premier jour des atrocités à Mukoma.
« Les cinq autres empêchaient la famille de s'échapper et ils me galvanisaient à continuer de frapper, mais c'est bien moi, Emmanuel, qui ai commis ces meurtres », a-t-il avoué. Emmanuel transpirait et tremblait en racontant son crime par le menu. « J'ai été récompensé pour avoir tué cette famille, a-t-il ajouté. En rétribution de mon crime, Les Interahamwe m'ont donné le logement de Cancilde. Je l'ai démonté pour en récupérer les matériaux et me construire une maison, que j'ai occupée jusqu'à mon arrestation en 1995. »
Emmanuel leva les yeux, son regard éperdu parcourut les visages fermés devant lui, et il s'écria : « J'implore la miséricorde du gouvernement, de mon village et de Dieu ! »
En entendant ce qu'il venait de décrire, Cancilde fut secouée de violents sanglots. Néanmoins, l'honnêteté et l'angoisse d'Emmanuel avaient pénétré le fond de sa douleur et touché son cœur. L'image de son visage déformé de honte resta gravée dans son esprit.
Les juges du Gacaca condamnèrent le jeune homme à vingt-cinq ans de prison pour ses crimes. Ayant fait preuve d'un remords sincère, il fut libéré après seulement dix-sept ans. C'est alors qu'il s'est présenté à la porte de Cancilde.
« Oui, je te pardonne », parvint-elle à articuler.
Quand cette mère célibataire est allée ouvrir, elle s'est trouvée face à face avec le meurtrier de son mari et de ses enfants. Les yeux pleins de larmes, Emmanuel la supplia à nouveau avec une grande sincérité de lui pardonner.
« Oui, je te pardonne », parvint-elle à articuler.
Et c'est ainsi qu'en août 2015, je me suis retrouvée sur la route en compagnie de ces deux là. Emmanuel avait toujours gardé les yeux baissés ; ensuite, nos yeux se croisèrent.
« Désormais, Cancilde est comme une mère pour moi, me confia-t-il calmement. Quand j'ai besoin de conseils, je vais la voir. Avant de me marier, j'ai réglé tous les détails avec elle. C'est elle la fonctionnaire locale qui a autorisé mon mariage. »
Cancilde s'empressa d'ajouter, « Emmanuel est celui à qui je demande de l'aide quand ma maison a besoin de réparations. Il vient chaque fois que je le lui demande, pour remplacer une fenêtre ou réparer le toit. Si ma vache ne va pas bien, c'est à lui que je fais appel. Et il sait qu'il est toujours le bienvenu pour partager un repas chez moi. C'est mon fils ! »
Ils se regardèrent et un timide sourire parcourut le visage d'Emmanuel.